« Le bien-être des populations a tous les avantages. Même financiers et économiques »
Selon le Belge Jan-Emmanuel De Neve, directeur du centre de recherche sur le bien-être à l’université d’Oxford, il est urgent que les Etats se questionnent sur la satisfaction de leurs populations. La seule croissance économique n’en est plus le moteur : il faut penser autrement le bien-être mondial.
Depuis 2012, l’ONU et l’OCDE mesurent systématiquement le bien-être des gens. Pourquoi cet indice s’est-il soudain révélé nécessaire ?
A partir de 2012, l’ONU a demandé à chaque Etat membre de jauger le bien-être de sa population, en complément des mesures plus traditionnelles comme celle du produit intérieur brut (PIB). A la même époque, l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) a incité les instituts nationaux de statistiques à faire de même. Pour deux raisons : la population et les responsables politiques en ressentaient le besoin, et le contexte scientifique permettait enfin de le faire. Le bien-être n’est pas une idée neuve : les philosophes se penchent sur la question au moins depuis l’époque d’Aristote ! Ce qui est neuf, c’est que le développement économique ne se traduit plus par un surcroît de bien-être pour les pays dits développés. La recette traditionnelle, qui consiste à tout miser sur la croissance, ne marche plus. Côté scientifique, les psychologues, dans les années 1990, puis les économistes, dans les années 2000, ont commencé à se pencher sur la question du bien-être et sur sa mesure. Lorsqu’ils se sont mis d’accord sur l’instrument scientifique de mesure à utiliser, la science du bien-être a basculé du philosophique à l’empirique, du qualitatif au quantitatif. Puis les données, indispensables, sont arrivées, entre autres grâce aux instituts de statistiques des Etats, à l’ONU et à l’OCDE et à des acteurs privés comme la société de sondage Gallup. Cette conjonction d’éléments a permis d’enfin informer les politiques sur les mesures à prendre pour augmenter la satisfaction des populations.
Des gens mieux dans leur peau s’engagent davantage dans leur travail.
Les recherches sur le bien-être indiquent que plus une population est satisfaite de sa vie, plus sa productivité augmente. Les économistes du bonheur, dont vous êtes, ne risquent-ils pas d’être accusés de vouloir surtout rendre l’économie plus performante ?
Nos recherches ont déjà prouvé qu’il y a des raisons objectives pour travailler au bien-être des populations. Lorsque des citoyens sont satisfaits de leur vie, cela a un impact sur la santé publique et sur leur comportement parce qu’ils sont alors plus sociables, qu’ils font plus de bénévolat et qu’ils procèdent à plus de donations. On observe aussi que des gens mieux dans leur peau s’engagent davantage dans leur travail. Ils y sont plus performants et les entreprises les retiennent, du coup, plus longtemps. Nous disposons de suffisamment de données pour prouver ce lien de cause à effet au niveau des individus et de petits groupes de personnes, mais pas encore à l’échelle d’une société ni sur une durée suffisamment longue. Le but n’est pas d’instrumentaliser le bien-être, mais il y a aussi des avantages financiers à miser sur le bien-être. En Grande- Bretagne, il a été démontré que si le gouvernement consacrait plus d’argent à la prise en charge des problèmes de santé mentale – qui touchent environ 5 à 6 % des gens dans chaque pays -, l’impact positif de cette mesure couvrirait deux fois le coût de l’investissement de départ. Un milliard de livres ont ainsi été ajoutées au budget dévolu à ce poste. Et, du fait des effets induits, la mise de départ a effectivement été recouvrée.
Votre méthodologie consiste à demander aux gens ce qui est constitutif de leur bonheur plutôt que de leur proposer des ingrédients de satisfaction à évaluer. Pourquoi ?
Parce que c’est la méthode la moins paternaliste, la plus démocratique et la plus innovante. Qui est le mieux placé pour juger du bien-être des gens sinon les gens eux-mêmes ? Une fois qu’ils se sont exprimés sur leur degré de satisfaction, nous mettons leur » évaluation » en lien avec leur contexte de vie. Ont-ils un emploi ? Quel âge ont-ils ? Où vivent-ils ? Ont-ils accès aux services médicaux ? Quel est leur degré d’éducation ou de formation ? C’est ce croisement de données qui nous permet de déterminer les leviers les plus importants à activer pour rendre les gens heureux. Auparavant, on partait du principe que certains indicateurs étaient prescripteurs de bonheur : avoir de l’argent, être en bonne santé, être éduqué… Le problème alors, c’est que les sondeurs ne vont jamais jusque chez les gens pour leur demander s’ils sont bien dans leur peau. En économie, on a toujours considéré les gens comme des homo economicus, tous les mêmes, modélisés. Avec notre méthode, on leur demande de dire s’ils sont satisfaits de leur vie et d’attribuer une note de 1 à 10 à leur bien-être. Et ce qu’on observe, c’est que depuis vingt ou trente ans, la réponse à la question sur la satisfaction de vie ne bouge pas beaucoup alors qu’entre-temps, le PIB a doublé ou triplé.
D’un pays à l’autre, la définition du bonheur peut donc être différente…
Au Soudan ou au Yémen, les citoyens attribuent une note moyenne de 3/10 à leur satisfaction de vie là où elle est de 8/10 au Danemark ou en Finlande. Du coup, si nous devions conseiller le gouvernement pour améliorer le bien-être de ces populations, nous lui proposerions des recettes qui évolueraient au fur et à mesure du développement du pays : d’abord en finir avec la guerre, puis reconstruire un réseau de santé publique, puis réduire la corruption, puis permettre aux citoyens de développer leur capital social, avant d’autres mesures, de plus en plus subtiles. On voit bien comment la croissance économique d’un pays est en lien direct avec le bien-être des gens, en tous cas jusqu’à un certain point. Si on passe du Yémen à un pays au développement moyen puis à un pays plus riche disposant d’un Etat providence fort, on relève que ce bien-être augmente petit à petit. Avec un bémol, qui marque une limite : les Etats-Unis sont riches mais les Américains sont peu satisfaits de leur vie alors que le Danemark est tout aussi riche et que sa population s’y dit nettement plus heureuse. Entre ces deux pays, il y a une différence de plus de 10 % en moyenne. Le développement économique n’explique donc pas tout.
Depuis sept ans, vous publiez un rapport annuel du bien-être à travers le monde. Quel est son impact sur les politiques en place ?
Enorme. Dans les différents Etats, on commence à en tenir compte. Au Rwanda, le président Paul Kagame est très fier de sa réussite économique mais sa population ne se dit pas satisfaite de sa vie. Or, les élus au pouvoir doivent davantage se justifier désormais. Du coup, ils commencent à s’intéresser à notre rapport et la population aussi. En Nouvelle-Zélande, en mai dernier, le gouvernement a présenté son premier budget » bien-être « , qui prévoit bien plus de moyens financiers pour le traitement de la santé mentale des habitants, la lutte contre la pauvreté infantile, la lutte contre les violences intraconjugales et l’intégration de la culture maori. Ces investissements ne rapporteront rien en matière de croissance mais seront forcément suivi d’effets sur le plan du bien-être. Idem aux Emirats arabes unis, où un ministère du Bien-être a été créé en 2016. C’est un pays très riche mais le bonheur des citoyens n’est pas proportionnel à cette richesse. Chaque ministre des Emirats doit à présent prouver que ses initiatives, dans tous les secteurs, augmenteront la satisfaction des habitants.
L’OCDE, réputée pour son approche plutôt libérale, s’intéresse désormais au bien-être. Est-ce une révolution dans son chef ?
Un changement s’opère en effet dans son chef avec ce rapport annuel » How is life ? » ( Comment va la vie ? ). Le capital social et le réseau social sont fondamentaux pour être heureux mais c’est difficile à comptabiliser dans un système économique classique. Pourtant, la cohésion sociale et la confiance en l’autre expliquent le bonheur, bien davantage que le PIB. Avez-vous un ami sur qui compter en cas de coup dur ? Ce type de préoccupation ne se réflète pas du tout dans le PIB. Pour savoir si les gens ont confiance dans les institutions de leur pays et l’un envers l’autre, nous procédons aussi à ce genre d’expérience : nous laissons tomber un portefeuille, avec argent et carte d’identité, dans la rue. Puis, nous vérifions si quelqu’un le ramène à son propriétaire ou à la police. Ça permet de tester si le réseau social d’un pays est fiable, si la confiance y règne. Là encore, aucune trace de ce genre de chose dans le calcul du PIB…
Cette montée en puissance de l’importance du bien-être ne constitue-t-elle pas de facto une remise en question du modèle capitaliste ?
Certainement par rapport à sa définition classique. Parce que pour augmenter le PIB, par exemple, il serait judicieux de vendre des armes, de construire des prisons et de boire chaque jour des litres de Coca-Cola, alors qu’aucune de ces initiatives n’est idéale pour le bien-être ! Le monde n’est pas encore prêt pour sauter radicalement d’un modèle de développement à l’autre. On demande aux Etats de prendre des mesures de bien-être en complément des autres mesures politiques, pas en remplacement. Par ailleurs, le capitalisme a aussi du bon : grâce à lui, 500 millions de gens sont sortis de la pauvreté en Inde et en Chine. Mais ce que nous observons, c’est que dès qu’un niveau de développement moyen est atteint dans un pays, il faut réfléchir à un développement durable, qualitatif et inclusif pour que davantage de croissance se traduise par davantage de bien-être.
Que disent les statistiques mondiales du bien-être de l’évolution du monde ?
Elles montrent que le monde n’avance pas. On observe via les questions posées sur le mal-être, le stress, l’inquiétude, toutes émotions à connotations négatives, que les humains vont de plus en plus mal. Sauf en Europe de l’Est. Or, économiquement, le monde ne va pas si mal. Mais la croissance n’est pas inclusive, elle n’assure pas la redistribution équitable des fruits de la richesse. Et l’emploi que l’on nous promet pour demain n’a rien de rassurant : modèle Uber, automatisation, digitalisation… Pour la première fois, les enfants ne vivront pas d’office mieux que leurs parents. C’est cette inquiétude pour demain que les sondés anticipent dans les sondages et qui explique la faiblesse actuelle de leur bien-être. Avec pour résultat le succès du vote populiste. Nos statistiques de bien-être prédisent mieux le vote populiste que les sondages politiques classiques. Ça rend urgente la réflexion à mener sur le bien-être.
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