Petit guide des premières hérésies
Après Jésus, certains de ses adeptes restent proches du judaïsme, d’autres rejettent cet héritage. Que sait-on aujourd’hui des gnostiques, marcionites, nazoréens et autres courants du christianisme des trois premiers siècles de notre ère?
Gnostiques: la matière, mauvaise par nature
Le gnosticisme est un ensemble de doctrines variées qui se développent au cours des IIe et IIIe siècles dans l’Empire romain. Parmi les maîtres gnostiques de l’Antiquité: Ménandre, successeur de Simon le Magicien (Ier siècle), issu comme lui de Samarie ; son disciple Basilide qui, parti d’Antioche, répand la doctrine gnostique à Alexandrie, où il exerce son activité de 125 à 155 ; Carpocrate, Egyptien d’origine, qui fait l’apologie de la licence sexuelle ; Valentin, auteur d’un Evangile de Vérité, qui enseigne à Rome de 140 à 160 environ…
Alain Le Bolluec, spécialiste des hérésies, résume les convictions communes aux cercles gnostiques: « Le monde est une prison, un lieu de déchéance qui ne peut être la création du Dieu bon. Le démiurge qui l’a créé est différent du Dieu Père. La libération procède d’une régénération qui fait prendre conscience à l’initié qu’il est appelé à rejoindre la plénitude divine. »
Les gnostiques ont le sentiment d’être une élite et leur sagesse est ésotérique. Ils se considèrent étrangers au monde d’ici-bas, rejettent les institutions sociales et religieuses fondées sur la Loi biblique ou dépendantes de la hiérarchie ecclésiastique. Leurs systèmes ont longtemps été connus seulement à travers les notices d’auteurs chrétiens opposés à ce courant jugé sectaire et arrogant. La découverte, en décembre 1945 à Nag Hammadi, en Haute-Egypte, d’une bibliothèque de manuscrits coptes contenant les traductions de quarante-six écrits composés en grec est venue compléter les rares textes authentiquement gnostiques connus auparavant.
Marcionites: la menace d’une « contre-Eglise »
Né vers 85 de notre ère à Sinope, sur la mer Noire, Marcion, armateur fortuné, débarque à Rome autour de l’an 140 et fait une généreuse donation à la communauté chrétienne. Il se met alors à propager ses idées et compose à cette fin une bible, qui contient l’évangile selon Luc amputé des premiers chapitres et dix épîtres de Paul. Marcion rejette radicalement la Bible hébraïque, mais aussi les évangiles de Matthieu, Marc et Jean, marqués par le judaïsme. Développée dans ses Antithèses, sa doctrine distingue le Dieu de colère de l’Ancien Testament et le « vrai Dieu » de l’Evangile. « Il n’identifie pas le Dieu de la Genèse, simple démiurge du monde matériel, avec le Dieu père de Jésus, divinité supérieure », précise l’historien des religions Pierluigi Lanfranchi. « Pour lui, Christ n’est pas né d’une femme et est apparu en pleine maturité », ajoute Simon Claude Mimouni, spécialiste des origines du christianisme.
Quand la communauté chrétienne de Rome s’aperçoit que sa doctrine est peu conforme à la norme acceptée, elle lui rend son argent et le chasse, sans doute en 144. Il entame alors une campagne de propagande à travers le bassin méditerranéen et fonde partout des communautés, concurrentes des Eglises existantes. « Les marcionites ont une hiérarchie d’évêques, de prêtres, de diacres, indique Simon Claude Mimouni. Des femmes sont admises à des fonctions importantes, comme l’exorcisme et le baptême. » Le marcionisme disparaît en Occident au IVe siècle, mais se maintient quelques décennies encore en Orient, surtout en Mésopotamie et en Perse. Les écrits de Marcion et de ses disciples ont été systématiquement détruits. Ils ne sont connus que par les réfutations qu’en ont faites Tertullien de Carthage et d’autres Pères de l’Eglise.
Montanistes: le retour au christianisme charismatique
Vers 160, en Phrygie (Anatolie centrale), le prophète Montan, qui se présente comme le porte-parole de l’Esprit Saint, attire les foules. Ses crises extatiques sont accompagnées de transes au cours desquelles il profère des avertissements dans un langage inarticulé. Bientôt, deux femmes, Maximilla et Priscilla, se joignent à lui et annoncent à leur tour l’imminence de la fin du monde. Le montanisme, connu alors sous le nom de « Nouvelle Prophétie », se répand en Asie mineure et en Afrique du Nord. Vers 177, le mouvement semble même avoir des adeptes à Lyon.
Les appels des montanistes à la virginité et à l’abstinence révèlent un désir de constituer une Eglise de « purs ». Pour se préparer à la fin des temps, l’ascétisme, les jeûnes et la chasteté jusqu’au mariage sont prônés. « Des disciples vont jusqu’à vendre leur biens et quittent leur travail pour se rendre au désert à la rencontre du Messie », signale Simon Claude Mimouni. L’autorité des évêques est menacée. L’Eglise s’en inquiète et mobilise ses théologiens pour combattre les « Phrygiens », qui ne font pourtant que revaloriser des aspects délaissés de la doctrine. « Les fidèles ont tenté de faire revivre un christianisme charismatique en voie de disparition », explique l’historien. Le courant se maintient en Orient jusqu’à la fin du IVe siècle.
Nazoréens: la foi en Jésus-Christ, la fidélité à la Loi juive
L’origine du mouvement se confond avec la communauté chrétienne de Jérusalem dirigée par Jacques le Juste, « frère du Seigneur », lapidé en 62 de notre ère. « Les nazoréens sont les premiers disciples de Jésus à avoir reconnu en lui le Messie attendu par Israël, relève Simon Claude Mimouni. Ce sont les représentants les plus importants du mouvement chrétien jusqu’en l’an 70, date de la destruction du Temple. » Ils utilisent un évangile « selon Matthieu » rédigé en hébreu et un autre évangile, rédigé en araméen. « Ils n’ont pas manqué de déranger les chrétiens d’origine grecque, remarque Simon Claude Mimouni. Surtout à cause de la Loi juive: ils maintiennent et respectent ses observances, contrairement à l’interprétation chrétienne qui les considère plus ou moins comme abrogées. » Marginalisé par la Grande Eglise, le mouvement sera considéré comme hétérodoxe à partir de la seconde moitié du ive siècle.
Ebionites: le refus de la divinité du Christ
L’histoire des ébionites est liée à la ville de Pella, en Décapole (est du Jourdain), où aurait migré la communauté judéo-chrétienne de Jérusalem lors de l’insurrection juive de l’an 66. Ils auraient rompu à l’époque avec les nazoréens. Comme ces derniers, les ébionites sont des chrétiens restés fidèles aux pratiques prescrites par la Loi juive: le shabbat, la circoncision… Ils procèdent à des immersions de purification, surtout après un contact avec un étranger ou une femme. Ils s’abstiennent non seulement de consommer les viandes déclarées impures par la Loi, mais aussi toute alimentation carnée. Ils rejettent la virginité et la continence sexuelle, prohibent le célibat et proclament la nécessité du mariage. Contrairement aux nazoréens, ils ne reconnaissent pas la divinité du Christ. « Ils croient à la naissance naturelle de Jésus, né de la semence de Joseph, indique Simon Claude Mimouni. Ils voient en l’homme de Nazareth un « juste », le « prophète de vérité » annoncé par Moïse. » Le mouvement est attesté en Orient, mais aussi à Rome. Selon l’historien, la présence d’adeptes au viie siècle dans le nord de l’Arabie est possible. Ce qui pourrait expliquer le fait que l’islam a repris à son compte la critique ébionite de l’incarnation.
Elkasaïtes: un Christ gigantesque, la vénération de l’eau
Ce mouvement constitué de chrétiens d’origine juive a émergé au IIe siècle et est documenté jusqu’au Xe. Il semble être originaire de Babylonie ou d’Assyrie et est attesté dans les Empires romain et perse. Les elkasaïtes rejettent le sacrifice sanglant, fondement cultuel et social du judaïsme, perpétué dans la pratique pascale. Ils respectent les exigences de la Torah (circoncision, shabbat, jeûnes) et observent des prescriptions alimentaires strictes. Ils refusent toute alimentation carnée, procèdent à des ablutions et immersions, et manifestent même pour l’eau une vénération particulière: elle est considérée comme un dieu propagateur de vie. « Les elkasaïtes s’adonnaient à la divination et à l’astrologie, ainsi qu’aux formules magiques, note Simon Claude Mimouni. Ils méprisaient toutes les formes de continence en usage dans d’autres groupes chrétiens. » Ils adorent un Christ aux dimensions gigantesques, doublé d’un être féminin appelé Saint-Esprit. Ce Christ aurait transmigré de corps en corps, d’Adam à Jésus.
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Après Jésus, tout à inventer
Pas surprenant que les premiers chrétiens aient exprimé et mis en pratique leur foi de manières diverses: Jésus n’a rien écrit. Le Nazaréen n’a laissé ni règlement, ni code de vie, ni « catéchisme ». On ne trouve dans son enseignement aucun modèle d’institution religieuse, encore moins politique. « Le tout premier christianisme était sans image, sans « Nouveau Testament », sans prêtres, sans pape… », signalent les auteurs d’ Après Jésus. Crucifié à Jérusalem en l’an 30 de notre ère, le prophète galiléen « n’est pas le fondateur du christianisme, puisqu’il n’a pas institué lui-même une nouvelle religion », remarquent Roselyne Dupont-Roc et Antoine Guggenheim. Son message s’est cependant répandu au sein de la diaspora juive des grandes villes du bassin méditerranéen. D’autres que Jésus ont donc assuré la diffusion de sa parole et ne se sont pas contentés de répéter ce qu’il avait dit. Il a fallu que ces témoins formulent eux-mêmes, oralement puis par écrit, ce qu’ils voulaient transmettre.
Définir le dogme
La dispersion des communautés chrétiennes dans l’Empire romain et au-delà les conduit à s’autonomiser. Des questions d’ordres disciplinaire et dogmatique divisent les Eglises. Pour réduire les particularismes, apaiser les conflits et s’accorder sur des « symboles de foi », les évêques prennent l’habitude de se consulter. Puis de se rencontrer, à la faveur de synodes « provinciaux ». A partir du début du ive siècle sont organisés des conciles « oecuméniques », donc fondés à s’exprimer au nom et à l’intention de l’ensemble des communautés chrétiennes. Le premier d’entre eux, réuni en 325 à Nicée (aujourd’hui Iznik, en Turquie), aboutira à la profession de foi chrétienne – complétée à Constantinople en 381 -, toujours en vigueur de nos jours.
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