Prolongation du nucléaire: la délicate posture d’Ecolo (analyse)
Sortir du nucléaire? La Belgique n’est pas assez mûre. Chez les verts, on minimise l’importance de la prolongation et on espère qu’on n’en parlera plus. C’est déjà perdu…
Le contexte
Le 18 mars, après de longues et difficiles négociations, le gouvernement De Croo décidait de prolonger de dix ans l’activité de deux des sept réacteurs nucléaires belges et d’investir vingt-cinq millions d’euros par an dans la recherche pour du nucléaire de nouvelle génération. En parallèle, il continuera de mettre en oeuvre la construction des centrales à gaz prévues par le CRM – le mécanisme de rémunération des capacités visant à faciliter la transition énergétique. Enfin, il s’est engagé à lancer des investissements pour 1,16 milliard d’euros, et à mener des réformes dans les matières qui sont de compétence fédérale, pour accélérer la transition vers la neutralité climatique et l’indépendance énergétique: éolien offshore, hydrogène vert, baisse de la TVA sur les panneaux solaires, etc.
Le 7 mars, au premier matin qui suivait les vacances de carnaval, la ministre fédérale de l’Energie Tinne Van der Straeten (Groen), dans De Standaard, et le coprésident d’Ecolo Jean-Marc Nollet, dans Le Soir, constatant que depuis l’invasion de l’Ukraine « le monde avait changé », formalisaient l’ouverture de leur parti à la prolongation, envisagée dans l’accord de gouvernement De Croo, de deux réacteurs nucléaires, à deux conditions: l’allégement des factures d’énergie et l’accélération de la transition énergétique.
On les dit peu rusés, ils sont aujourd’hui, comme le renard de la fable de La Fontaine, forcés de montrer peu d’appétit pour un festin qu’ils poursuivaient pourtant depuis quatre décennies:
« Certain renard gascon, d’autres disent normand,
Mourant presque de faim, vit au haut d’une treille
Des raisins mûrs apparemment,
Et couverts d’une peau vermeille.
Le galand en eût fait volontiers un repas ;
Mais comme il n’y pouvait point atteindre:
Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats.
Fit-il pas mieux que de se plaindre? »
Mais ils ont beau dire. Ils en auraient fait volontiers un repas, de l’extinction de ces sept réacteurs. La prolongation de Doel 4 et Tihange 3 pour dix ans, au-delà de 2025, même conjuguée à la fermeture des cinq autres unités de production atomiques belges, même accompagnée d’engagements jamais vus dans l’énergie renouvelable, même rendue inévitable par une guerre menée par une puissance nucléaire, est une défaite pour les verts, même s’ils trouvent à se plaindre d’un combustible bon pour les goujats.
Du nucléaire pour compenser du nucléaire
C’est jusqu’au vice-Premier ministre Ecolo, Georges Gilkinet, qui déclarait, dans La Libre du 21 mars, que « notre objectif n’a jamais été de fermer l’ensemble du parc nucléaire, mais d’arriver un jour à 100% d’énergies renouvelables. Or, nous avons mis un sacré coup d’accélérateur en direction de cet objectif », alors que leur objectif a toujours été de fermer l’ensemble du parc nucléaire. Le tout récent rapport d’Elia sur la sécurité d’approvisionnement a souillé d’une autre goujaterie matérielle la candeur qu’aiment à s’attribuer les verts. Les possibilités d’importation d’électricité française, censées compenser en partie l’arrêt de nos centrales, sont en effet encore plus limitées que prévu dans le précédent « worst case scenario ». « Sur la base d’une analyse historique et d’éléments récents relatifs aux réacteurs nucléaires français, il est recommandé de prendre en compte une indisponibilité additionnelle de quatre unités nucléaires en plus de l’indisponibilité attendue/normale, lorsqu’il s’agit de considérer l’adéquation avec la situation en Belgique », peut-on lire dans un des documents qui ont accompagné les décisions du dernier kern. C’est donc aussi parce que le nucléaire d’ailleurs n’est pas assez sûr qu’il faut prolonger l’activité des centrales nucléaires d’ici.
Si les verts prolongent, ce sera contre leur gré puisque c’est un vieux combat écologiste, et la prolongation leur sera reprochée. S’ils ne prolongent pas, ce sera contre leur gré puisque c’est un nouvel engagement écologiste, et la non-prolongation leur sera reprochée.
Et la ministre de l’Energie se prépare à devoir encore croquer d’aigres raisins. La prolongation décidée par le kern du 18 mars est en effet parsemée d’obstacles, techniques, juridiques, financiers et politiques, et c’est pourquoi du reste les verts, avant la guerre, n’y étaient pas favorables. « Tous les signaux sont au vert pour la sortie », avait assuré Jean-Marc Nollet à l’automne, se restreignant aux considérations techniques sur les prix et la sécurité d’approvisionnement inclues dans l’accord de gouvernement. Aujourd’hui, Tinne Van der Straeten devra faire réviser la loi de 2003 sur la sortie du nucléaire, recomposer un CRM – le mécanisme de rémunération de capacités visant notamment à compenser l’intermittence des énergies renouvelables -, et le faire valider par la Commission européenne. Il faudra également accomplir de fastidieuses opérations de sûreté et sécurité, sous le contrôle de l’Agence fédérale pour le contrôle nucléaire, et à cet égard des ministres (écologistes) luxembourgeois et allemands ont déjà déploré la décision belge.
Un trou en 2025?
Si bien que, même si le processus était gratuit, il ne serait pas inenvisageable que, comme lors de la prolongation de Doel 1 et Doel 2 sous le gouvernement précédent, il faille tout de même éteindre quelques mois les réacteurs concernés avant de pouvoir les remettre en marche. Et le processus ne sera pas gratuit, malgré les fermes objurgations des écologistes, et malgré la fermeté pas moindre du mandat de négociation donné par le kern à Tinne Van der Straeten et Alexander De Croo pour mener à bien les discussions. L’exploitant des centrales, Engie, se prépare depuis plusieurs années à l’extinction légale de 2025, et a souvent répété qu’il était trop tard pour prolonger. Il estime que la prolongation lui coûtera au moins un milliard d’euros, et il faudra négocier avec lui. Il est en position de force, et les clauses que désire lui imposer le gouvernement De Croo rendent un accord difficile: le traitement des déchets et du démantèlement est censé rester à charge d’Engie Electrabel, et on sait qu’il y en a là pour plusieurs milliards d’euros – plusieurs dizaines de milliards, avancent certains. La « rente nucléaire », dont la taxation s’amenuise quoique les prix de l’électricité aient beaucoup crû, pourrait être d’autant plus profitable à Engie que celle-ci exigera de vendre sa production électrique nucléaire à un prix garanti par l’Etat.
Or, si les conditions, mutuellement dures, que s’imposent les négociateurs ne sont pas réunies, si le pacte est trop léonin pour les uns et trop renard pour les autres, les réacteurs ne seront pas maintenus en activité, et Tinne Van der Straeten aura beau les trouver pas assez mûrs, c’est à elle que l’échec sera attribué. Ainsi se trouvent les écologistes, coincés dans un piège que Vladimir Poutine a refermé sur eux comme La Fontaine concluait ses fables: péremptoirement. S’ils prolongent, ce sera contre leur gré puisque c’est un vieux combat écologiste, et la prolongation leur sera reprochée. S’ils ne prolongent pas, ce sera contre leur gré puisque c’est un nouvel engagement écologiste, et la non-prolongation leur sera reprochée.
Le renard solidaire
C’est pourquoi, côté vert, on se réjouit qu’Alexander De Croo partage avec sa ministre fonctionnelle de l’Energie ce difficile mandat de négociation. Interrogée le 17 mars à la Chambre, Tinne Van der Straeten répondait précisément attendre du gouvernement des balises claires et un mandat solide. Comme un renard affamé s’accrochant à une treille branlante, les verts comptent sur Alexander De Croo pour les aider à mener la négociation à bien ou pour en assumer solidairement l’échec éventuel. Il y a longtemps qu’Ecolo et Groen se fient à Alexander De Croo. Ils avaient compté sur lui, et sur le président de son parti, Egbert Lachaert, pour constituer le « gouvernement le plus vert de l’histoire ». Depuis sa constitution, ils sont les animaux les plus sages de ce poulailler plein de joyeux renards. Et ils continuent à se fier au carnassier Premier, comme s’il allait se faire, dans ce dossier, plumer à leur place.
Nous, on défend la transition énergétique. […] On n’est pas dans une attitude de tout ou rien.
Ce n’est pas très rusé et ce n’est pas très mûr non plus.
Mais ce n’est pas De Croo qu’ils considèrent comme le pire goujat. Ils ont été petit à petit isolés au sein du gouvernement. Ils ont été les derniers à s’opposer à la prolongation de ces deux réacteurs. Et c’est en fait à celui qu’ils estiment être le pire goujat de cette affaire, celui qui le premier s’est montré favorable à la prolongation, qu’ils en veulent. Le revirement écologiste n’a pas été contraint par Georges-Louis Bouchez, le président du MR. Mais les conditions de ce revirement, et la manière dont les débats, depuis plusieurs mois, sont menés sur ces questions, doivent beaucoup à la communication du président du Mouvement réformateur. A ses fables, dit-on à la Green House, au siège partagé par Ecolo et Groen. C’est pourquoi il est vu, aujourd’hui, comme le pire des goujats de la fable. Et c’est pourquoi si les protestations d’aigreurs se manifestent, là-bas, envers ceux, dans les deux partis, qui ont pensé l’opération, ce n’est pas tant parce qu’elle a mené à renoncer à des fruits qu’on lorgnait depuis longtemps, mais parce qu’elle a laissé imprimer un récit raconté par les autres plus rusés.
L’hologramme de Paul Lannoye
Le 19 mars, à 14 heures, lorsque Georges Gilkinet est venu présenter à un bureau politique convoqué en urgence – donc un peu dégarni – les termes de l’accord négocié la veille, chacun, sur le fond, s’est montré plutôt ravi d’avoir dû concéder si peu et d’avoir obtenu tant. Un élu local, pas des moindres, s’est même réjoui de la fermeture désormais certaine de cinq réacteurs. Et Jean-Marc Nollet a pu conclure avec emphase.
Comme quelques raisins vermeil dans un estomac vide, le nucléaire pèse, calcule-t-on à la Green House, plutôt peu dans l’électorat écologiste, et surtout pas chez les jeunes qui se sont rapprochés du parti autour du combat climatique ou sur les questions sociales et culturelles. Il reste encore des militants chenus du vieux noyau écologiste de base, mobilisés contre la centrale de Tihange depuis des décennies, mais ils vieillissent. Et tout indique qu’ils se renouvellent peu. Notamment un SMS, reçu le même samedi d’un membre du bureau politique, qui ironisait: « Bernard Wesphael s’est levé et est sorti en annonçant qu’il créait un nouveau parti, et l’hologramme de Paul Lannoye est descendu sur l’assemblée en hurlant qu’il nous re-reniait. » Habitués à recevoir de nombreux messages énervés d’adversaires en colère, mais aussi d’électeurs en questionnement, les mandataires écologistes, ici, s’étonnent presque de l’absence complète de réaction. Les critiques, pourtant formulées publiquement, venues d’associations environnementales les atteignent, disent-ils, à peine. Ils veulent se convaincre que la colère de Greenpeace et Inter-Environnement ne grèvera pas leur capital électoral. Sans doute la prolongation en a-t-elle déçu certains, peut-être même beaucoup. Mais sur cette question environnementale en général, et sur ce sujet nucléaire en particulier, Ecolo ne souffre d’aucune concurrence sur le marché électoral depuis que Paul Lannoye n’est plus qu’un hologramme et que Bernard Wesphael n’a pas encore créé un énième nouveau parti.
« Accélérer la transition »
Non, ce qui fait souffrir les virides renards affamés, ce n’est pas, affirment-ils, d’avoir manqué les raisins – ils n’en voulaient pas, on vous dit – , mais d’avoir cédé aux goujats qui, eux, s’en régalent.
Côté francophone, c’est le coprésident Jean-Marc Nollet qui, depuis le début, supervise les matières fédérales, et spécifiquement les questions énergétiques. Et le pli pris sur le nucléaire, d’accord avec Meyrem Almaci, présidente démissionnaire de Groen, avec Tinne Van der Straeten, aussi, et surtout avec Alexander De Croo, était de dépolitiser le sujet.
En faire une question technique: la Belgique est-elle mûre ou pas?
La réduire jusqu’à faire mine de la négliger: ces deux grains de raisins, à Doel et à Tihange, ne comptent-ils pas que pour environ 5% de toute notre consommation énergétique?
Ne pas trop la lier à la transition énergétique.
Ne pas se jeter dans la bagarre de boue avec l’opposition – et pas non plus avec la majorité. Faire croire qu’on n’est pas « dogmatique » quand bien même l’opposition – et la majorité – n’arrêtent pas de dire que vous êtes dogmatique. L’autre coprésidente, Rajae Maouane, est évidemment associée aux discussions. Mais elle n’est pas à la manoeuvre, et depuis les premières heures de la Vivaldi, elle répète la même chose. « Ecolo ne fait pas de la sortie du nucléaire une question dogmatique. Nous, on défend la transition énergétique. […] On n’est pas dans une attitude de tout ou rien », disait-elle le 10 octobre 2020 à La Libre. « La sortie du nucléaire n’est pas une fin en soi. Notre priorité est de renforcer notre indépendance énergétique et de développer l’énergie renouvelable », redisait-elle le 6 mars, soit la veille de l’annonce du revirement écologiste, dans 7Dimanche.
Accélérer l’accélération
Il y a à ce moment quelques jours que la manoeuvre, enclenchée par Jean-Marc Nollet et Tinne Van der Straeten, est en cours. Pendant les dix jours qui ont séparé l’agression russe en Ukraine et les interviews au Soir et au Standaard, le Carolo a suivi toutes les règles formelles, mais a tout fait seul ou presque. Il a consulté les ministres, en bilatérale, et averti la tête du parti, en « G9 », ce cénacle qui réunit coprésidents, ministres et chefs de groupe. Mais il avait en fait déjà décidé. Il a fait consulter, notamment par le fiable Luc Barbé, Groen, ancien du cabinet Deleuze, ancienne conscience de tous les combats antinucléaires, aujourd’hui collaborateur au département des politiques locales, mais personne n’en a fait une affaire. Il s’est trouvé un gimmick: l’accélération de la transition énergétique, que devait témoigner la prolongation. Il a rassemblé un gros tas de mesures qui a pour partie composé le paquet présenté par le kern le 18 mars.
Et le dimanche soir, Paul Magnette, avec qui il tient à garder de bons rapports, recevait un signal. « On va ouvrir le jeu », ou quelque chose du genre. Il avait fallu ce week-end-là accélérer l’accélération, parce que les verts avaient appris que l’Open VLD allait, ce lundi-là, présenter son propre plan.
Jean-Marc Nollet croyait alors s’en tirer avec un accord bien mûr, dix jours plus tard, le 18 mars. Le dimanche 20 mars, Georges-Louis Bouchez disait qu’il aimerait quand même encore bien prolonger plus de deux réacteurs, et qu’on allait encore beaucoup en parler.
Celui-là ne semblera jamais trop goujat pour les verts qui ont mal au ventre.
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