Le mythe du Blanc discriminé aux Etats-Unis: « Le ‘pauvre petit Blanc’ n’existe pas »
Pourquoi les supporters de Donald Trump se sentent-ils menacés par les Afro-Américains, les Hispaniques ou les immigrés? La réponse remonte au fondement de la nation et à une instrumentalisation conservatrice, selon l’américaniste Sylvie Laurent.
Enseignante à Sciences Po Paris et chercheuse associée aux universités de Stanford et de Berkeley, Sylvie Laurent publie Pauvre petit Blanc (Pauvre petit Blanc, par Sylvie Laurent, éd. de la Maison des sciences de l’homme, 320 p.), livre dans lequel elle tente de répondre à cette question prégnante aux Etats-Unis mais aussi dans certains pays européens: « D’où vient l’idée étrange que les Blancs seraient aujourd’hui, au même titre que les minorités, victimes de discriminations, voire d’un « racisme antiblancs »? »
Depuis quand et pourquoi une partie des Blancs américains se sentent-ils victimes en raison de leur couleur de peau?
Quels que soient leur classe sociale et leur statut culturel, les Américains sont membres d’une société qui a été créée au xviie siècle comme une nouvelle terre promise au milieu d’un univers extrêmement hostile. Cette petite colonie de peuplement, qui se développe très rapidement à partir du travail servile des esclaves, est soumise d’emblée à un complexe obsidional: elle a peur d’être assaillie par les Indiens et par les Noirs. Tout Américain blanc est donc déjà enclin à se penser détenteur d’un bien que d’autres veulent lui prendre. Alors que la nation américaine s’est développée et que les Etats-Unis sont devenus un empire extrêmement puissant, cette conception n’a jamais disparu. Elle a, au contraire, été utilisée par les élites du pays pour souder la population blanche, toutes classes sociales confondues, autour de cette idée selon laquelle les gens de couleur pourraient potentiellement être les ennemis qui vont venir confisquer les privilèges de l’homme blanc. Ce précepte inaugural de la nation est devenu un argument politique à des fins conservatrices.
Les Noirs ont toujours été structurellement et institutionnellement discriminés par la nature même de la suprématie blanche aux états-Unis.
Ce concept du « pauvre petit Blanc » est-il dès lors une création de ceux que vous appelez « les agents efficaces de la démocratie réactionnaire »?
Le « pauvre petit Blanc » n’existe pas, pas davantage dans la littérature américaine. On parle de « pauvre Blanc ». J’ai utilisé ce titre-là de manière ironique pour montrer à quel point la plupart des Blancs américains se sentaient victimes de discriminations alors même qu’ils en étaient préservés. Mais il est vrai qu’après la guerre civile dans les décennies 1870 et 1880, et, plus encore, au lendemain du mouvement des droits civiques, dans les décennies 1960 et 1970, on observe, face au progrès de la question raciale qui voit les Noirs accéder à la citoyenneté, la cristallisation de ces discours poussés par les forces de la réaction. Ils consistent à dire que « plus les Noirs ont de libertés et plus ils ont un espace dans le champ social, plus notre espace à nous, les Blancs, se restreint ». Comme si c’était un jeu à somme nulle. C’est ainsi qu’aux propos clairement racistes du style « je ne veux pas que les Noirs aillent dans la même école que mes enfants », on en substitue d’autres du genre « si les Noirs vont dans les écoles des Blancs, ceux-ci perdront une part de leur statut et de leur confort ». C’est une conception selon laquelle le progrès des uns entraîne le déclin symbolique et réel des autres.
Vous parlez d’un nouveau nationalisme blanc apparu dans la décennie 1990. En quoi consiste-t-il?
Les Etats-Unis sont un pays dont l’économie politique et l’architecture institutionnelle donnent systématiquement, depuis le début du xviie siècle, un avantage aux Américains blancs. Ensuite, on peut débattre sur qui est Blanc, comment on le détermine, etc. Simplement, les Noirs, les Indiens et une partie des immigrés ont toujours été structurellement et institutionnellement discriminés par la nature même de la suprématie blanche aux Etats-Unis. Ce constat n’empêche pourtant pas une partie de l’Amérique blanche, masculine, ultratraditionnaliste de vouloir aller encore plus loin au nom d’une perte symbolique. Au lendemain de la guerre du Vietnam, lorsque, rentrés aux Etats-Unis, de nombreux soldats se sont sentis humiliés non seulement par la défaite face à un pays communiste mais aussi par la défiance de la population qui ne les accueillait pas comme des héros, et du gouvernement qui, selon eux, les avait laissés tomber, beaucoup, retournant notamment dans les campagnes du Midwest, ont développé une espèce de tradition milicienne d’hommes accrochés au droit de porter des armes, à la célébration du drapeau, à l’idée de la supériorité raciale des Blancs. C’est ainsi que les premières milices, que l’on peut qualifier d’extrême droite, se sont formées dans les années 1990. On pourrait croire qu’il s’agit là d’initiatives privées menées par des groupes de personnes excentriques et alcoolisées. Non, elles sont encouragées par des autorités qui sous-traitent à des groupes paramilitaires ou parapoliciers l’exercice de la violence étatique. C’est ainsi que dans le cadre de la lutte contre l’immigration mexicaine par exemple, certains Etats, en particulier la Californie, recourent à ce genre de milices pour effectuer des patrouilles le long de la frontière.
Cette politique est-elle plutôt le fait des républicains ou est-elle partagée par les démocrates?
Les deux partis ont le même niveau de responsabilité dans l’incarcération de masse des Afro-Américains et dans les restrictions extrêmement brutales à l’immigration. Le même constat vaut pour l’absence d’un Etat social généreux qui permettrait aux plus pauvres, c’est-à-dire aux minorités, d’accéder à la classe moyenne. Mais le Parti républicain a le monopole sur la rhétorique ultranationaliste, à savoir la politique de l’identité blanche. Il a compris dans les années 1970, sous la houlette de Richard Nixon, que la meilleure manière d’amener les pauvres Blancs à voter pour un parti qui était quand même celui de l’argent, de l’élite et des hommes d’affaires était d’activer ce discours-là: « Nous les Blancs, nous sommes menacés par les Noirs, par les femmes, par les homosexuels, par les immigrés… » De surcroît, depuis une vingtaine d’années, le parti a glissé de plus en plus à droite ; ce qui a mené à l’élection de Donald Trump, un nationaliste blanc, en 2016.
Jusqu’à une droite fasciste?
Au sein du Parti républicain, il y a des gens qui s’inscrivent tout à fait dans la tradition du fascisme américain, défendant la ségrégation raciale, hostiles aux droits civiques… Prenez Pat Buchanan, conseiller de Richard Nixon et de Ronald Reagan, candidat à plusieurs reprises aux primaires républicaines dans les années 1990, qui est invité sur les plateaux de télévision pour parler du suicide de l’Occident et du déclin de l’Amérique. Ou Stephen Miller, un des conseillers de premier plan de Donald Trump à la Maison-Blanche.
Vous écrivez que les plus fervents des défenseurs de Trump n’étaient pas et ne sont pas les plus précaires des Américains blancs. Est-ce aussi le cas des assaillants du Capitole le 6 janvier?
Je maintiens absolument mon analyse. Quand on étudie les chiffres des élections présidentielles de 2016 et de 2020, on se rend compte que les Blancs aux revenus les plus faibles, pour autant qu’ils aient participé au scrutin, ont massivement voté démocrate. La réalité est que l’électeur type de Donald Trump est un membre de la classe moyenne qui redoute un déclin. Il peut être artisan, avocat, ouvrier d’usine, patron d’une petite entreprise. Le même phénomène a été observé lors de la montée du nazisme en Allemagne: la peur de tomber est plus forte encore que le sentiment d’être discriminé. Ce sont très exactement les caractéristiques que l’on retrouve dans les groupes d’extrême droite, comme les Proud Boys qui ont participé à l’assaut du Capitole. On connaît certains d’entre eux ; ils s’expriment sur les réseaux sociaux. Vous seriez très surpris de voir à quel point certains sont diplômés.
Au sein du parti republicain, il y a des gens qui s’inscrivent tout à fait dans la tradition du fascisme américain.
« Des millions de Blancs américains refusent désormais le grand récit national d’une nation blanche qui aurait fait la paix avec son passé », soulignez-vous. Ce contre-discours peut-il être efficace pour réduire la portée de celui des suprémacistes blancs?
Oui, bien sûr et heureusement. D’ailleurs, ce contre-discours a toujours existé. La suprématie blanche a été contestée dès la naissance de l’Etat, par les abolitionnistes, par des mouvements comme celui des Quakers, un groupe religieux très égalitariste, et y compris par des ministres. Les Etats-Unis ne sont pas comparables à l’Afrique du Sud de l’apartheid. Le combat des progressistes a en permanence mis en jeu la conception dominante.
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Vous exhortez les plus audacieux des élus à « expliquer que reconnaître la singularité des torts faits aux Noirs, aux nations indiennes et aux Hispaniques relève du devoir civique et du principe de justice dont nul ne sort lésé ». Joe Biden peut-il être porteur de ce message?
Non. Je ne crois pas que Joe Biden soit l’homme de cet enjeu considérable pour la simple et bonne raison qu’être Blanc aux Etats-Unis est un privilège mais aussi un fardeau, comme l’ont analysé un certain nombre de militants et d’intellectuels. En réalité, pour remettre en cause l’idéologie de la suprématie blanche, il faudrait pouvoir créer une très grande coalition de Blancs, de Noirs, d’immigrés, de travailleurs qui trouvent dans une espèce de solidarité de classe les ressources pour dépasser l’idée que si les Noirs obtiennent un peu, alors les Blancs perdent. Les Blancs ne naissent pas racistes. Ce sont les institutions qui leur font croire qu’il y a un avantage à être Blanc en leur donnant un petit ascendant sur les Noirs. Il faudrait créer un vaste mouvement social interracial qui montre que les luttes collectives profitent à tous, quelle que soit sa race. Des mouvements comme cela existent dans certaines régions. Je pense notamment au mouvement du Lundi moral du pasteur William Barber en Caroline du Nord qui remet en cause le modèle néolibéral. Joe Biden n’est pas tout à fait l’homme de la révolution sociale. Je ne pense pas que ce soit lui qui ait ce pouvoir-là. Gageons que le peuple, lui, saura répondre à ce défi.
On a vu davantage de Blancs participer aux manifestations de Black Lives Matter. Y voyez-vous l’indice d’un changement dans ce sens?
Black Lives Matter est un excellent exemple de ces alliances transgroupes. Ce mouvement a montré que réformer la police ou les prisons est tout aussi important pour les Blancs que pour les Noirs parce que beaucoup de Blancs sont aussi tués par des policiers. L’engagement contre le dérèglement climatique fait également partie de ces luttes sociales qui dépassent les groupes raciaux parce que les déchets sont systématiquement concentrés dans les quartiers des communautés les plus pauvres. Il ne s’agit pas de parler d’universalisme et d’oublier la discrimination raciale. Il s’agit de dire que la discrimination raciale doit être combattue pour que le peuple ensemble puisse s’entraider à défendre ses droits. Un seul exemple: l’assurance santé universelle donnerait enfin une peu de bien-être et de protection aux Noirs, aux Hispaniques et aux immigrés, mais aussi aux Blancs.
Des minorités séduites par Trump
Chercheur à l’université de Columbia, le sociologue Musa Al-Gharbi défend une thèse étonnante, développée dans une tribune publiée par Le Monde le 6 janvier: Donald Trump a séduit de nombreuses minorités lors des derniers scrutins et si Joe Biden a gagné la présidentielle du 3 novembre, c’est parce que de nombreux électeurs républicains blancs se sont détournés de leur candidat en raison de sa politique raciste pour se rallier à lui. Selon le sociologue, Donald Trump « n’a pas obtenu un pourcentage extraordinaire du vote blanc » qui, depuis 1972, est majoritairement porté sur le prétendant républicain. Musa Al-Gharbi explique cette contre-performance par la rhétorique raciste du président sortant. En revanche, dans tous les sous-groupes de la communauté hispanique et dans tous ceux de la communauté asiatique, hormis les Nippo-Américains, c’est le vote pro-Trump qui fut prédominant.
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