Une bonne nouvelle dans une année pourrie: la solidarité, ce filet à onze millions de mailles
Les citoyens, les communes, les associations, les entreprises, les pouvoirs publics ont pris des milliers d’initiatives pour tendre la main à ceux qui en avaient le plus besoin, toutes situations confondues. Des réponses créatives dopées à l’urgence, prouvant qu’au possible, chacun est tenu.
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On se souviendra surtout des applaudissements rebondissant entre les balcons, de ces passants lançant des youyou sur les trottoirs, des enfants accrochés à leurs tambourins, sur les rebords des fenêtres. Il commençait à faire bon, la lumière gagnait en puissance, et tout un peuple battait des mains s’il ne frappait pas sur des couvercles de casseroles, à 20 heures tapantes, pour remercier, pêle-mêle, le personnel soignant, les facteurs, les conducteurs de bus, les éboueurs, les caissières. Ceux qui, en première ligne, prenaient tous les risques au nom de leur métier. C’était il y a neuf mois. Une éternité.
De manière évidente, la crise sanitaire a dopé la solidarité, allumant des flammèches là où elle peinait à exister, soufflant sur les braises quand elle donnait déjà la pleine mesure d’elle-même. On a vu des bénévoles se proposer pour aller faire les courses de plus âgés cloîtrés chez eux, des distributions de colis alimentaires pour les étudiants soudain privés de jobs, donc de revenus, des centaines de belles âmes se mettre à coudre des masques pour ceux qui en manquaient.
Durant la crise, nous avons montré que nous pouvions nous mobiliser collectivement en vue d’un but commun.
La liste est bellement longue de tous ces projets qui ont vu le jour du fait du virus et qui ont amené des humains à se parler, à bricoler des solutions et à les mettre en oeuvre ensemble.
Au coeur de ce tourbillon dévastateur, il est apparu que nous avions en commun bien plus de choses que nous ne le pensions: notre infinie vulnérabilité, d’abord, notre besoin des autres, ensuite. Notre liberté et notre volonté absolues d’agir ensemble, enfin, au bénéfice du plus grand nombre. Sur ce plan, la crise actuelle a sans doute fait progresser la population plus que des années de combats sociaux, juste en lui ouvrant les yeux. « La mise en exergue des Communs à travers ces mois difficiles est salutaire, observe Olivia Venet, présidente de la Ligue des droits humains. Nous partageons le même environnement et les mêmes responsabilités. Durant la crise, nous avons montré que nous pouvions nous mobiliser collectivement en vue d’un but commun. Parallèlement, il est apparu clairement qu’un individualiste pouvait faire perdre beaucoup à une collectivité. »
Des droits passerelles bienvenus
Confinés, malades, sans ressources, les Belges ont ainsi découvert, ou redécouvert, les vertus de la sécurité sociale, cette institution largement septuagénaire. « Pour beaucoup, c’était jusqu’à présent quelque chose d’abstrait, assure Céline Nieuwenhuys, secrétaire générale de la Fédération des services sociaux et, à ce titre, ex-membre du groupe d’experts en charge du déconfinement (Gees). Ou un gouffre financier. »
Plusieurs couches de la société ont pu apprécier de sa puissante efficacité, et pas seulement les plus faibles. Les indépendants ont ainsi bénéficié grâce à elle de droits passerelles, une prestation financière qui leur a été versée pour compenser un minimum la perte de revenus entraînée par l’arrêt de leurs activités professionnelles. « Il y a eu une prise de conscience de la nécessité d’un mécanisme de solidarité qui dépasse la volonté des individus et qui ne s’effondre pas d’un coup, ajoute Céline Nieuwenhuys. Les négociations politiques qui se déroulaient à ce moment-là ont été teintées de cette réalité. » Ce qui donne le sentiment que, dans l’urgence, les combats idéologiques, sur ce thème et sur d’autres, sont passés au second plan. La crise a révélé, de manière éclatante, l’impératif de refinancement des soins de santé et la revalorisation du personnel actif dans ce secteur. Le gouvernement Wilmès, à la manoeuvre durant la première partie de la crise, a d’ailleurs libéré 600 millions d’euros pour cela. Insuffisant sans doute, mais c’est un début pour soutenir la solidarité médicale, a minima.
« Il y a eu une prise de conscience de la nécessité d’un mécanisme de solidarité qui dépasse la volonté des individus
« La pandémie a aussi rendu plus visibles des situations qui lui préexistaient mais qui ont pris d’un coup une dimension différente », embraie Olivia Venet. Je pense à la problématique des violences intrafamiliales, par exemple. Début avril, le numéro vert gratuit Ecoute violences conjugales avait enregistré un doublement du nombre des appels reçus. Dans la foulée, cette ligne téléphonique a été renforcée.
Des structures d’accueil ont aussi été mises en place durant le confinement, sachant que ce dernier aggravait la situation de nombreuses femmes et, parfois, d’enfants. A Bruxelles, par exemple, les refuges affichant complet, un hôtel a été ouvert pour héberger des femmes en fuite, victimes de violences domestiques. Dans la même veine, une ligne téléphonique a été lancée pour permettre aux détenus et acteurs de l’univers carcéral de transmettre des informations sur la situation des détenus en temps de Covid.
Le fossé numérique et l’école
Côté écoles, la crise aura également mis en lumière, violemment, le fossé numérique qui sépare les élèves équipés et aguerris à l’informatique des autres. Selon une enquête du Segec, le secrétariat général de l’enseignement catholique, au moins 18% des élèves n’avaient eu aucun contact informatique avec leur école durant le premier confinement. Le problème est donc majeur et dépasse de loin le seul cadre d’une crise sanitaire.
Il n’est pas exclu qu’à terme, l’enseignement en Fédération Wallonie Bruxelles se décline en partie sur écrans. Encore faut-il que chaque jeune en dispose et puisse profiter d’une connexion Internet et d’un espace pour pouvoir travailler. Là encore, on a vu des institutions, des directions, des enseignants prendre des initiatives pour s’assurer de ne perdre aucun élève en chemin, ou le moins possible. Côté pouvoirs publics, la Communauté française a libéré dix millions d’euros pour permettre l’achat d’ordinateurs destinés à quelque 20.000 jeunes. « Le corona a rappelé l’absolue nécessité de refinancer correctement l’enseignement », insiste Olivia Venet. Ce qui passe par une augmentation de ses moyens et de l’autonomie des écoles, et une revalorisation sérieuse du personnel qui y travaille. Avec le secteur des soins de santé, l’enseignement constitue l’un des piliers majeurs où la solidarité peut et doit trouver à s’exprimer.
Biens de première nécessité
C’est là l’effet accélérateur de la pandémie. On a aussi vu, pendant le confinement, les gouvernements mettre, au moins temporairement, un terme aux mécanismes de coupure d’eau, de gaz ou d’électricité pour les ménages en difficultés, ce que demandaient, depuis belle lurette, les organisations de terrain. C’est comme si une prise de conscience subite de l’importance de l’accès à des biens de première nécessité s’était produite. A Bruxelles, « soucieuse de permettre à chacun de continuer à respecter les gestes barrières, notamment le lavage régulier des mains, Vivaqua a décidé de ne pas procéder à des coupures d’eau enseptembre et octobre ». La coupure de compteur d’eau étant interdite durant l’hiver, aucun ménage ne sera privé d’or bleu à Bruxelles jusqu’au 31 mars 2021. « C’est un fait nouveau », souligne Céline Nieuwenhuys. Mais que se passera- t-il ensuite, sachant qu’une grave crise sociale risque de succéder à la crise sanitaire elle-même? C’est, pour l’instant, impossible à prédire.
« Que puis-je faire de plus? »
Dans la tourmente, les gouvernements bruxellois et wallon ont été rapides à mettre en place une plateforme d’urgence sociale. En une dizaine de jours, un numéro vert était lancé. De multiples plateformes de solidarité ont vu le jour dès le mois de mars pour soutenir les personnes seules, les parents épuisés, les familles en besoin de colis alimentaires… La solidarité s’est aussi manifestée fortement dans les communes, soucieuses de mettre en contact ceux qui appelaient à l’aide et ceux qui proposaient leurs bras, leur temps, leurs compétences. « Nous avons constaté un vrai progrès, en matière de solidarité, dans le travail que nous effectuons avec les communes sur la base de projets citoyens, confirme Laurence de Callataÿ, responsable des partenariats à la Fondation Be Planet. On sent, à l’échelon local, que chacun, entreprises, commerces, communes, citoyens, associations et acteurs de la transition énergétique se demandent, plus qu’avant: « que puis-je faire de plus? » »
Y compris dans les idées les plus concrètes: cette solidarité, très ancrée localement, peut par exemple prendre la forme de rapprochements entre propriétaires de jardins délaissés et jardiniers, ce qui permet d’utiliser la terre au mieux tout en resserrant les liens entre voisins. « On sent, dans les communes, une volonté de mettre sur les rails de plus en plus de projets communs pour mettre tous les acteurs en relation », observe Laurence de Callataÿ. Avec, en filigrane, la convergence des combats « fin du mois » et « fin du monde »… La Covid aura eu, entre autres effets, d’encourager les citoyens à rester davantage chez eux. D’aucuns jugeront que c’est un repli. Pour d’autres, c’est le bienfaisant retour aux fondamentaux.
Les défis
Bétonner la sécurité sociale: pour ceux qui en doutaient, la sécurité sociale sert à quelque chose, même si elle coûte cher. Dans l’urgence, c’est elle qui a sauvé la population du pire. La facture du sauvetage est éloquente : au moins cinq milliards de dépenses en plus et autant de recettes en moins. Ce vertigineux déficit ne sera pas comblé en quelques mois ni à la fin de la crise sanitaire. Il faut donc repenser la sécu et blinder son financement pour l’avenir. La déclaration gouvernementale de la Vivaldi prévoit que la sécurité sociale « fera l’objet d’une modernisation en profondeur, en collaboration avec les partenaires sociaux, […] pour la rendre pérenne, forte et efficace. »
Face à la pauverté, jouer collectif: en Belgique, quelque 450.000 personnes survivent grâce à de l’aide alimentaire, un secteur porté à 70% par des bénévoles et largement dépendant des dons et de la récolte d’invendus. Un chiffre alarmant, directement lié au taux de pauvreté – 16,4% de la population. Les circonstances font que ces données risquent de devenir plus préoccupantes encore. Depuis mars, les pouvoirs publics ont certes délié les cordons de la bourse pour soutenir les CPAS, mais aucune mesure structurelle n’a été prise. « Cela coûte pourtant beaucoup plus cher de relever quelqu’un qui est au sol que de l’empêcher de tomber, rappelle Céline Nieuwenhuis , secrétaire générale de la Fédération des services sociaux. L’associatif ne pourra pas à lui seul éponger toute la crise sociale. Il faudra donc agir par le haut, avec l’entrée en scène d’un Etat proactif, qui prenne collectivement en charge les individus en difficulté. »
Concrétiser l’élan démocratique: la crise sanitaire aura révélé que les citoyens peuvent, quand ils s’y mettent, être incroyablement réactifs face à une situation, créatifs, innovants. On a vu des fabricants de masques de plongée fournir les hôpitaux en masques à oxygène après avoir retouché leur produit; des inconnus proposer leurs services à leurs voisins qui ne pouvaient pas sortir de chez eux, des milliers de gens se pencher sur des machines pour coudre en vitesse des masques que l’Etat était incapable de fournir en assez grande quantité. Un véritable élan citoyen, qui devrait déboucher sur un renouveau démocratique. « Il y a une réelle demande des citoyens pour être partie prenante dans les processus de décision, avec une exigence de transparence et de débat », observe Olivia Venet, de la Ligue des droits humains. Il faut en profiter pour réfléchir au fonctionnement de notre démocratie. »
Réduire la fracture numérique: près de deux Belges sur cinq ne sont pas en mesure d’accomplir des démarches sur le Web. Et un ménage sur trois, à faibles revenus, ne dispose même de connexion Internet à la maison, selon une récente enquête de la Fondation Roi Baudouin. Dans un tel contexte, croire que les nouvelles technologies sauveront le pays, sa population et ses élèves, que l’on soit ou non en temps de crise, relève de l’aveuglement. Les pouvoirs publics ont mis le turbo pour équiper les élèves, contraints aux téléapprentissages. Quid des autres, personnes âgées, peu diplômées, isolées ou touchées par l’analphabétisme? « Il faut réinventer l’aide aux personnes, avec de vrais contacts », plaide Céline Nieuwenhuis, secrétaire générale de la Fédération des services sociaux. Aucune solidarité ne peut se concevoir tant qu’existera une discrimination à l’accès aux nouvelles technologies.
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