Les 15-25, la génération de toutes les incertitudes
Après avoir suscité des symptômes de dépression ou d’anxiété, l’expérience de la pandémie va laisser des traces à plus long terme chez les jeunes. Les deux urgences : enrayer le repli sur soi exacerbé par la crise et restaurer leur engagement sociétal.
Les images ont fait le tour de la Toile : des fêtes spontanées rassemblant des centaines de personnes, dans une friche industrielle d’Anderlecht ou sur la place Flagey à Ixelles, sans aucune distanciation sociale ni masque. Comme les dernières virées dans les bars aux prémices du confinement, qualifiées de lockdown parties, cet épisode a soulevé un tollé général. Des jeunes ? Oui, en grande partie. Mais les jeunes ont globalement bien respecté les règles imposées au plus fort de la crise. Peu à peu, celles-ci sont devenues plus diffuses, puisque moins binaires, à mesure que le pays se déconfinait. » Il était plus facile de savoir comment se comporter pendant le confinement que pendant le déconfinement, résume Fabienne Glowacz, professeure à la faculté de psychologie de l’ULiège et responsable d’une grande enquête examinant l’impact du confinement sur le bien-être et le comportement de différents groupes d’âge (lire aussi Le Vif/L’Express du 30 avril dernier). Les ajustements personnels s’opèrent et se négocient peu à peu en dehors d’un cadre externe ferme et rigide. On observe donc une plus large palette de comportements, qui vont du respect strict jusqu’aux transgressions mineures transitoires ou plus sévères. »
Les jeunes cumulent tous les événements qui remettent en cause le fonctionnement de la société, leur place dans celle-ci et leur avenir possible.
En mai dernier, les résultats d’une étude menée en plein confinement par l’institut belge de santé publique Sciensano révélaient que 16 % des 18-24 ans ne respectaient pas les mesures sanitaires, un pourcentage supérieur à n’importe quelle autre tranche d’âge. Le reflet d’une désobéissance d’ordre générationnel ? Ce n’est pas le constat que dresse Fabienne Glowacz. » Ce qui ressort de notre étude, c’est au contraire un respect massif des mesures énoncées, indique- t-elle. De manière même étonnante, la plupart des jeunes les ont appliquées avec une forme de soumission passive et anxieuse, alors qu’ils sont les plus prédisposés à avoir des conduites à risque. Beaucoup ont d’ailleurs été très marqués par les écarts de conduite et les transgressions, en manifestant une désapprobation sociale forte, au point de réclamer des sanctions plus sévères. »
Perte de sens
Après le confinement, on oublie tout et on revit comme avant ? L’enquête menée par la directrice de l’unité de recherche Arch (Adaptation résilience et changement) à l’ULiège annonce que c’est loin d’être aussi simple, en particulier pour les jeunes. De tous les groupes d’âge sondés, les 18-30 ans (dont une moitié d’étudiants, la moyenne d’âge étant de 21 ans) sont ceux qui ont le plus souffert de symptômes d’anxiété et de dépression. » Les étudiants ont particulièrement été confrontés à un niveau très élevé d’incertitude, tant le contexte a engendré des changements brutaux au niveau de l’enseignement, de la vie sociale, des loisirs, de la culture « , pointe la psychologue clinicienne. Autant de sphères desquelles ils ont été coupés et dont la privation a pu enclencher un processus de démotivation, de perte de sens et de repères, menant pour certains à un émoussement de leur engagement scolaire. Les plus résilients sont ceux qui se trouvaient dans des conditions de confinement plus favorables, qui ont pu pratiquer régulièrement une activité physique et mener des activités variées, autres que scolaires.
La notion de manque est, elle aussi, revenue très fréquemment. » Le manque de contacts, d’échanges émotionnels, d’informations, de rencontres… Jamais ces jeunes n’avaient vécu autant de privations, poursuit Fabienne Glowacz. Ce qui les amène inévitablement, dans le contexte postconfinement, à remobiliser un mode de fonctionnement restaurant leurs expériences de privation. » Dès qu’il était question de se projeter dans l’avenir, c’est en effet le mot » profiter » qui est ressorti. » L’angoisse de mort, la perte, l’arrêt des écoles ou encore la perspective d’une crise économique incitent ces jeunes à vouloir profiter de l’après, dans tous les sens du terme. C’est pourquoi on peut observer un appel à la fête, sans que cela passe nécessairement par des transgressions. Profiter passait pour beaucoup par la recherche d’un bien-être personnel, pour soi-même, avec le risque de repli sur soi que cela comporte. »
L’expérience de la pandémie pourrait laisser des traces à plus long terme. L’étude a révélé deux césures susceptibles de durer. La première est d’ordre relationnel : bon nombre de jeunes projettent de continuer à appliquer les gestes barrières, notamment le maintien de la distanciation physique. » Cela fait davantage référence à un repli social qu’à une expansion sociale, contrairement à ce que ces quelques fêtes pourraient laisser penser « , commente Fabienne Glowacz. La seconde concerne l’engagement sociétal. » J’ai été frappée de voir, dans les entretiens et données d’enquête, à quel point le confinement a suscité une forme de désenchantement, de désillusion, ne permettant plus de resituer les idéaux ou les combats à mener. Ce contexte a fortement interféré avec leur proactivité au niveau de la collectivité. Les jeunes ont besoin d’être acteurs, dans leur vie et au sein de la société, de se sentir investis. Mais pendant la crise, ils ont été plutôt oubliés. Un défi majeur sera donc de soutenir leur force créatrice et leur engagement dans la reconstruction de l’après. »
Résilience collective
Afin d’enrayer le repli sur soi exacerbé par la crise, la psychologue préconise que des actions soient menées d’une part pour encourager les jeunes à mutualiser leurs expériences, positives ou négatives, et d’autre part pour redéployer les liens sociaux et l’engagement sociétal. » L’absence de contacts a été délétère pour les jeunes, constate-t-elle. Et contrairement à ce que l’on pourrait penser, le fait d’entretenir des contacts sociaux à distance et via les réseaux sociaux n’a pas compensé ce manque. Il s’est même parfois révélé davantage anxiogène que sécurisant. » Circulez, vous n’avez pas tant à vous plaindre ? Face à ce type de discours culpabilisant, Fabienne Glowacz rappelle que, ces dernières années, les jeunes ont été particulièrement confrontés à une série de chocs où le risque, la menace et l’insécurité sont apparus comme les notions dominantes. Attentats, crise économique, climat, pandémie… » Contrairement aux générations de 50 ou 60 ans, ils cumulent tous les événements qui remettent en cause le fonctionnement de la société, leur place dans celle-ci et leur avenir possible. »
C’est d’ailleurs ce qu’ont exprimé avec force trois cents jeunes d’horizons divers, dans une carte blanche publiée récemment dans La Libre. » Nous sommes la génération Covid. Nous avons 20 ans, 25 ans, 30 ans et le monde qui nous apparaît comme avenir nous laisse désabusés ou en colère. […] Nous n’avons pas connu les Trente Glorieuses et leurs espoirs. […] Nous connaissons une société Covid qui compte chaque jour ses morts physiques et sociales, celles qui découlent de la fragilisation du système de santé, de la parcellisation des statuts de travail et du définancement de la sécurité sociale. Il nous reste dix ans à agir pour éviter des bouleversements planétaires sans aucune mesure avec le Covid. » Plus que jamais, vivre et survivre se confondent à l’ère de toutes les incertitudes.
Lire notre dossier spécial consacré à ce sujet :
– La génération de toutes les incertitudes
– Dans les classes, le retard scolaire n’inquiète pas vraiment
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