Tinder a 10 ans: comment l’appli de rencontre a bouleversé les relations amoureuses pour le meilleur… et le pire (décryptage)
Le leader de la rencontre sur mobile fête ses dix ans en 2022. De sa première apparition dans une université américaine à sa normalisation, l’appli Tinder a redéfini les pratiques sociales et amoureuses. Témoignages et décryptages.
Un article de Victor Huon.
Une table pour deux au fond d’un bar. La conversation ne se laisse pas écouter, profitant du brouhaha ambiant. Il est l’heure à laquelle on baisse l’éclairage pour rappeler la nuit et créer de l’intimité. Un serveur y dépose deux consommations et s’empare des verres vides. Lui, sait. L’air un peu gêné, cette proximité non assumée et ces rires sont les indices évidents d’un « date », d’un rendez-vous.
Plus tard, lorsqu’il repassera devant la table, il sentira dans sa poche la légère vibration de son portable. S’affichera en haut à droite de l’écran une petite flamme pleine de promesses. Une notification de Tinder, un nouveau message peut-être. Il sera content.
Tinder, dix ans déjà. Assez pour s’installer confortablement dans le paysage des applications, assez pour avoir insufflé à la rencontre une vitesse nouvelle, une accessibilité jamais envisagée. En une décennie, Tinder a conçu un outil simple et ludique, loin d’être neutre, avec 500 millions de téléchargements dans 190 pays.
Réflexe du Swipe
Le préalable à la rencontre s’effectue rapidement. On crée un profil sur lequel se déposent quelques photos, une courte description, ses préférences sexuelles et ses identités. Possible aussi de lier ses comptes Instagram et Spotify, afin d’incarner un peu plus le récit de soi. Et puis, c’est parti. Il s’agit maintenant de suivre un mouvement horizontal où le pouce effleure l’ écran. La direction change tout: à droite la personne vous plaît, à gauche ce n’ est pas le cas. Un choix binaire, quasi instinctif, le « swipe ». Si deux personnes swipent à droite, c’est le « match ». Les profils sont liés et peuvent initier une conversation.
Le swipe est un geste anodin, quasi automatique, la colonne vertébrale de Tinder. Toute interaction passe par lui et cette nécessité a des conséquences. La quête du match repose sur un système de récompense aléatoire. Si je swipe à droite, il y a une chance sur deux pour que le profil que j’observe m’ait aussi apprécié. L’ appréhension de cette récompense, sa possibilité flottante, provoque dans le cerveau une réaction quasi immédiate. Elle y active la dopamine, un neurotransmetteur lié au circuit du plaisir. Swiper les profils provoque des décharges de bien-être. Ce phénomène n’est pas rare dans le monde numérique. Il participe à ce que l’on appelle la « gamification » ou l’idée de rendre l’utilisation d’une application ludique pour fidéliser ceux et celles qui l’emploient.
Des règles importées du dehors
En dix ans, les utilisateurs se sont adaptés à cette nouvelle manière d’engager la rencontre et la littérature scientifique s’est penchée sur le sujet. Une étude américaine, publiée en 2021 dans la revue de sociologie Social Currents, analyse le comportement des jeunes adeptes de Tinder. On ne swipe pas avec neutralité mais dans un contexte social construit. La décision rapide prise sur la base de l’apparence aurait tendance à répliquer des comportements stéréotypés. Par exemple, dans un contexte hétéronormé, les femmes prennent le temps d’analyser les profils alors que les hommes swiperont à droite pour maximiser leurs chances d’obtenir un match. Ici se joue une certaine idée de l’ accumulation, un scénario de conquête et de proie. Publiée en 2018, une étude belge met en évidence un autre phénomène. Le nombre de matchs qu’une utilisatrice peut avoir est souvent supérieur à celui des hommes. La logique de Tinder, elle, est la même pour les deux…
Swiper, c’est partir à la recherche d’un partenaire, traverser une jungle de photos pour sélectionner celles qui touchent. C’est un geste de tri, instantané et accessible, mais limité. Tinder n’offre qu’une portion de profils toutes les douze heures, agencés selon les secrets de leur algorithme. Mettre en relation des personnes qui se ressemblent, qui pourraient créer du lien ou de l’intimité, en voici la promesse.
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L’enjeu de la rencontre
Après le match, la mise en contact. Et là, les choses sont claires. Se déroule encore, dans la sphère des relations hétérosexuelles, un scénario construit. Les femmes n’ envoient que très peu le premier message qui brisera la glace. C’est une prérogative masculine. Il y aurait derrière cela une retenue, un moyen d’éviter de passer pour la personne qui a besoin de la rencontre. Coller au scénario courtois, au romantisme de la mandoline sous la fenêtre. Ce comportement stéréotypé et patriarcal s’est lentement imposé comme une norme à suivre.
Cette norme a un rapport direct avec la répartition déséquilibrée des matchs. Devant l’impossibilité de répondre à toutes les sollicitations, le silence s’impose. Chaque match n’ est plus l’assurance d’une rencontre car, à nouveau, une sélection s’opère. Interagir avec autant de personnes prend du temps et demande un large espace mental.
A écouter | Notre podcast sur les 10 ans de Tinder
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De ces silences peuvent naître des comportements masculins toxiques. Quand ça ne répond pas, ça insulte, ça s’impatiente. Comme si quelque chose était dû. « Puisque nous matchons, pourquoi ne me réponds-tu pas? » Dans la tête de certains hommes, l’association des deux profils représente un engagement à respecter. Ils s’attendent à un résultat. Pauline a 27 ans et est sur Tinder depuis quelques mois. Elle raconte ces rendez-vous où le courant ne passe pas. « Quand j’annonce que je ne veux pas donner suite, je me prends souvent des remontrances. Un homme m’a harcelée pendant une semaine sur WhatsApp en m’insultant. Il oscillait entre les photos du bar où on était allés et de ce dont on avait parlé pendant notre bref échange. J’avais peur de le croiser, on était presque voisins. » Instagram, par exemple, foisonne de témoignages similaires et de comptes compilant les pires messages reçus dans l’application.
Silence et toxicités
Parfois, les gens disparaissent sans laisser de traces. Pas de cigarettes à acheter au coin de la rue, juste l’absence sans motif. Le « ghosting », une microviolence normalisée et une pratique habituelle des applications de rencontre. Dans son livre La Fin de l’amour (Seuil, 2020), la sociologue Eva Illouz décrit le ghosting comme révélateur de la pratique courante de la rupture et comme l’indice qu’il est de moins en moins nécessaire d’offrir des explications. Hugo, 25 ans, a déjà pratiqué le ghosting. « L’inverse aussi, quand la personne n’ a finalement plus envie de vous rencontrer ou qu’elle parle à quelqu’un de plus intéressant. Parce qu’il y aura toujours d’autres profils. » La virtualité du numérique façonne l’idée d’une distance, de la volatilité de l’existence de l’autre, un sursis.
En une décennie, Tinder a renforcé sonarsenal de protection et de prévention contre les comportements problématiques, les insultes et les agressions. Aujourd’hui, un algorithme est capable d’analyser les messages envoyés et reçus, de décoder des informations pouvant mener à une interaction toxique. Un premier avertissement apparaît lors de l’envoi – « êtes-vous sûr de vouloir envoyer cela? » – et un autre à la réception – « est-ce que ce message vous a dérangé? ».
Tout utilisateur recevant un message déplacé peut activer un outil de signalement précis qui aidera à retrouver la personne même si elle n’est plus dans les matchs et mènera à sa potentielle exclusion après une modération humaine. Tinder s’est engagé il y a six mois à déployer un système de vérification des profils grâce aux papiers d’identité de ses membres. Mais heureusement, de belles histoires, il y en a.
Glissement de public
Quand on demande à ceux et celles qui possèdent Tinder sur leur téléphone portable quel fut le déclencheur du premier téléchargement de l’application, les réponses sont multiples: une rupture amoureuse, l’ennui, l’envie de sortir de son cercle habituel, la curiosité, un voyage, ce couple qui annonce ses fiançailles sur Instagram ou encore ce classique des fêtes de famille, le « et toi, quand est-ce que tu nous présentes quelqu’un? ». La fameuse horloge sociale, celle qui appelle au couple comme une étape normale de la vie. Parce que cette norme est encore très vivante. Trouver quelqu’un reste un objectif des membres de la communauté Tinder. Souvent, les rencontres commenceront par une intimité sexuelle avant d’envisager l’engagement. Plus d’un quart de celles-ci aboutiront à une relation. Florence et Nicolas, un an. Cinq pour Xavier et Maud.
Mais Tinder observe un glissement de générations. « Cinquante pour cent de nos membres ont entre 18 et 25 ans, précise Benjamin Puygrenier, porte-parole de l’application. Ils appartiennent à la génération Z et utilisent Tinder pour explorer leur sexualité. Ils veulent dépasser les codes classiques du dating et ne cherchent pas à former un couple. » Alors Tinder s’adapte et d’une application de rencontre se mue en app de divertissement avec d’autres façons d’explorer les profils, propose des expériences interactives et, surtout, s’ ouvre à la diversité des identités de genre et sexuelles.
Rénover les codes du dating pour envisager les rencontres dans leur multiplicité. Avec un dernier secret pour que ça fonctionne, à dévoiler à cette table au fond du bar. Trois mots pour construire du lien: transparence, honnêteté et bienveillance. Tinder, allume-feu de poche.
« Comme au supermarché »
Camille Nérac, sexologue clinicienne et membre de la Société des sexologues universitaires de Belgique, explique comment Tinder a changé les relations amoureuses ces dix dernières années.
Quels bouleversements a induit Tinder?
Tinder a démocratisé les relations sans lendemain. Pas uniquement chez les hommes. Les femmes assument, elles aussi, d’y être uniquement à la recherche de relations sexuelles. Un tabou est tombé. La facilité de la rencontre et la multiplicité des choix sont deux autres chamboulements. Cela peut inciter à une moins grande implication. On se dit que si ça ne fonctionne pas avec cette personne-là, ça ira avec une autre…
Ce fonctionnement a-t-il aussi ses côtés pervers?
Dans un premier temps, c’est comme si on était au supermarché, l’attrait physique prime. Or, il faut bien se rappeler qu’il n’y a pas que le physique dans l’amour. On omet le côté « personnalité » dans la rencontre. Tinder peut également rendre la séduction plus compliquée dans la réalité du quotidien: on peut craindre la possibilité d’un refus alors que sur l’ application, il n’y en a pas vraiment. Il suffit que les utilisateurs se soient « likés » pour qu’il y ait « match ». Et si on n’a pas de match, on passe à autre chose. On ne se met pas vraiment en danger. Enfin, Tinder peut créer une dépendance. Cela devient tellement banal de se liker, de se rencontrer, de coucher ensemble et de repartir chacun de son côté qu’ on en oublie l’importance de l’émotion pour se concentrer sur la seule recherche du plaisir corporel.
Un conseil à donner aux utilisateurs?
Exprimer tout de suite ses attentes. Au moins, on sait à quoi s’attendre. Et je suggérerais aussi d’échanger avec le ou la partenaire avant la rencontre, pour davantage se connaître.
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