Turquie: sur les traces de l’ancien village d’Hasankeyf englouti sous le barrage hydroélectrique d’Ilisu (reportage)
Erigé officiellement pour assurer le développement de la région, le barrage hydroélectrique d’Ilisu engloutissait il y a deux ans le village d’Hasankeyf. Aujourd’hui, les habitants n’y trouvent pas leur compte et soupçonnent surtout une initiative contre les Kurdes de Turquie et des pays voisins.
Le contexte
Le barrage d’Ilisu s’intègre dans le projet d’Anatolie du Sud-Est (GAP), qui vise à irriguer deux millions d’hectares de terres arides de cette partie de la Turquie à travers la construction sur les bassins versants du Tigre et de l’Euphrate de vingt-deux édifices, dont la plupart sont flanqués d’usines hydroélectriques. La première des six turbines de celle du barrage d’Ilisu a été mise en route le 19 mai 2020. L’impact environnemental et la dimension politique du GAP posent cependant question.
Le regard de Cetin Yildemer se perd parfois dans le vide. Ce guide touristique de 31 ans, résident de longue date d’Hasankeyf, ne s’y fait toujours pas, deux ans après la disparition de son village. Autour de lui, le décor est désolé. Il ne reste qu’un immense chantier, le ballet incessant des tractopelles, quelques monuments plantés dans un paysage lunaire, un lac artificiel et, à quelques centaines de mètres, une ville bâtie à la va-vite qui semble sortie tout droit d’un film de science-fiction.
Difficile d’imaginer qu’ici, il y a vingt-quatre mois, s’érigeait une cité historique vieille de douze mille ans, témoin privilégié des époques romaine, byzantine et romane. De ce passé glorieux, Hasankeyf, prisée des touristes du monde entier, n’a gardé que quelques commerces et restaurants alignés en file indienne, désormais déserts, et une énorme blessure dans le coeur de ses habitants.
Pour le bénéfice de quelques dizaines d’années, un héritage de douze mille ans a été détruit. C’est incroyable.
Située dans le sud-est de la Turquie à majorité kurde, sur les rives du Tigre, la cité antique d’Hasankeyf était considérée comme un des plus vieux sites du monde habité par les hommes. Un patrimoine archéologique exceptionnel, où se sont succédé une vingtaine de civilisations. « Avant la construction de maisons sur les bords du Tigre, jusqu’en 1970, les habitants vivaient à l’intérieur des grottes à flanc de montagne, une tradition entretenue pendant des milliers d’années », témoigne Cetin Yildemer, en montrant du doigt quelques grottes rescapées, de l’autre côté du fleuve. Il exhibe des photos de ce qu’était encore son village il y a quelques années: on y voit le Tigre se faufiler au coeur de vestiges que le temps n’a pas abîmés, le minaret d’une mosquée ottomane de l’époque ayyoubide, les restes d’un fort et un nombre incalculable de grottes troglodytiques.
Engloutissement progressif
En cause, la mise en service d’un immense barrage hydroélectrique à Ilisu, à quatre-vingts kilomètres en aval, construit à partir de 2006 afin d’irriguer les terres et doper l’économie de cette région longtemps négligée par Ankara. Les quelque trois mille habitants d’Hasankeyf s’attendaient ainsi, de longue date déjà, à ce que la Turquie mette en marche son infrastructure. Le plan était connu d’avance: en quelques semaines, leur ville serait totalement submergée par les eaux. Mehmet Ekinci, activiste politique très engagé dans ce dossier, se dit « affligé » par la disparition de ce patrimoine. « Nous avons manifesté, crié, alerté le monde entier, rien n’y a fait. Tout était déjà décidé et rien ne pouvait contredire le projet. » Ce dernier rappelle d’ailleurs que beaucoup de personnes ont été arrêtées lors des protestations. « C’était une véritable pression psychologique. Si l’affaire a eu un retentissement planétaire, personne n’a voulu contrarier la Turquie, qui est un pays stratégique pour l’Europe, géographiquement, économiquement, ainsi que sur les questions migratoires. »
Alors, avant même que le village ne soit englouti, la Turquie a déplacé sept bâtiments historiques sur l’autre rive du Tigre, et construit une nouvelle ville non loin de là, pour reloger les habitants expropriés. La « nouvelle Hasankeyf », comme on l’appelle ici, semble faire l’unanimité contre elle. Rangées symétriques de maisons grisâtres sur plusieurs centaines de mètres: « Cela se passe de commentaires. C’est la ville la plus laide de la région« , s’exclame une femme d’une quarantaine d’années. De nombreux villageois n’ont guère eu d’autre choix que d’accepter la proposition de l’Etat turc. « Toutes les maisons étant identiques, ils ont procédé à un tirage au sort afin de nous y répartir. La mienne était aux pieds du fleuve. Aujourd’hui, je suis relégué à plusieurs centaines de mètres, avec vue sur rien », regrette Cetin Yildemer. Les habitants sont encore très marqués: en plus d’avoir perdu leur lieu de vie, ils ont assisté, impuissants depuis l’autre rive, à l’engloutissement progressif de leurs anciennes demeures.
Le long du chantier, les restaurants et commerces sont désespérément vides. « La majorité de la population d’Hasankeyf était déjà très modeste. Nous vivions du tourisme, près d’un million de personnes venaient ici chaque année, une majorité de Turcs, mais également des visiteurs du monde entier. Aujourd’hui, nous avons tout perdu. Nos maisons, notre travail. Je ne suis plus en mesure, parfois, de nourrir ma famille », confie un vendeur, sous couvert d’anonymat, qui explique être « très en colère contre le gouvernement ». Un entretien interrompu par un contrôle de police. « Ils ne veulent pas de témoins, c’est toujours comme ça », poursuivra-t-il plus tard.
Patrimoine sacrifié
Pour la grande majorité des habitants d’Hasankeyf, comme pour les opposants au projet, il ne fait aucun doute que l’obstination du gouvernement turc à ne faire aucune concession sur ce dossier est un marqueur de plus de l’hostilité du pouvoir à l’égard des Kurdes. Un habitant pointe d’ailleurs les dizaines de drapeaux turcs qui saturent le paysage dans les rues et sur les bâtiments, « comme dans tous les villages du Kurdistan de Turquie, au cas où on oublierait qui nous dirige ».
« Engloutir Hasankeyf fut un choix délibéré, affirme Mehmet Ekinci, car d’autres options existaient. Nous ne devons pas oublier que la vie de ce barrage sera de cinquante ou de soixante ans. Pour le bénéfice de quelques dizaines d’années, un héritage de douze mille ans a été détruit. C’est incroyable. » Hasankeyf n’est pas le seul village à avoir été submergé. Près de soixante bourgades seraient sous les eaux dans la région, une politique qui aurait occasionné le déplacement de cinquante mille personnes. « Si Hasankeyf avait été située près d’Izmir ou d’Istanbul, jamais cela ne serait arrivé. Il y a une volonté claire d’effacer notre patrimoine, notre histoire, notre existence. C’est notre destin, en tant que Kurdes », lance Arif, furieux. « Des gens ont perdu leur maison, leur terrain, les tombes de leurs parents, de leurs grands-parents. Ils ont été contraints d’être relogés et ont dû se résigner à migrer vers de grandes villes. Le problème est plus profond: ils ont changé le mode de vie de populations rurales », ajoute Mehmet Ekinci.
Développement de la région
Inscrit dans le cadre du vaste projet d’Anatolie du Sud-Est (GAP), ce programme de développement lancé dans les années 1960 avait pour but de couvrir des missions d’irrigation, d’hydroélectricité et de sylviculture. Avec l’érection de vingt-deux barrages, l’objectif était de convertir la Turquie en une puissance hydrique majeure grâce à l’exploitation du Tigre, mais également, à quelques centaines de kilomètres à l’ouest, de l’Euphrate. « L’idée était de créer une sorte d’oasis au Proche-Orient, souligne l’historien et politologue Samim Akgönül. Tout cela a été réfléchi afin d’améliorer les conditions de vie des populations kurdes sur place dans l’espoir que cela les dissuaderait de réclamer plus de droits. C’était l’arrière-pensée de l’époque et cette idée d’ingénierie sociale demeure. Une partie de la gauche turque considère d’ailleurs que le problème kurde est avant tout économique. »
Nous avons manifesté, crié, alerté le monde entier, rien n’y a fait. Tout était déjà décidé.
Le projet GAP a également servi de levier contre-insurrectionnel à l’Etat turc, particulièrement dans les années 1980. Alors que le sud-est de la Turquie était ravagé par la guérilla entre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et l’armée, le gouvernement a tenté de l’utiliser afin de réduire l’enracinement de l’organisation auprès des locaux, en rétablissant économiquement et en matière de sécurité un contrôle total de l’Etat sur les populations. « La majorité des habitants n’a pas profité du GAP, précise un militant, sous couvert d’anonymat. Le véritable bilan de cette politique consiste en un exode rural, une assimilation de force, des destructions de patrimoine et beaucoup de répression. »
Arme politique
Le barrage d’Ilisu ne crée pas de turbulences qu’en Turquie. C’est également le cas, quelques kilomètres en aval, en Irak, qui se plaint d’être privé de son eau par la Turquie. Une situation d’autant plus catastrophique que le réchauffement climatique a son importance. Selon des statistiques, à cause de ces deux facteurs, le débit du Tigre entrant en Irak a diminué de 80% depuis 1975. En juin dernier, Jassim al-Falahi, un haut responsable du ministère irakien de l’Environnement, a appelé la Turquie à revoir sa politique de l’eau qui « tue des Irakiens », transformant les questions hydriques en un enjeu diplomatique de premier ordre.
A l’ouest, la situation est encore plus critique: l’administration générale pour la gestion des barrages du nord de la Syrie a annoncé l’année dernière que la Turquie avait réduit à deux cents mètres cubes par seconde le flux entrant de l’Euphrate, au lieu des cinq cents prévus. Et si Ankara entretient des relations plutôt cordiales avec Bagdad, le scénario est ici tout autre: géré par les forces arabo-kurdes, l’Administration autonome du nord-est de la Syrie (Aanes) est la bête noire d’Ankara. Ces cinq dernières années, en plus d’attaques récurrentes sur les positions kurdes de Syrie, la Turquie a mené trois opérations militaires d’envergure. Les questions hydriques, vitales pour les populations, se sont converties en une arme de chantage dans les mains d’Ankara. Le coordinateur de l’ONU pour la Syrie affirmait dans un rapport publié en juin 2021 être « profondément inquiet de l’impact de la baisse du niveau de l’eau sur la vie de millions de gens vivant en Syrie, surtout concernant l’accès à l’eau et à l’électricité ».
Des tensions qui n’ont rien de nouveau, comme l’explique Samim Akgönül: « La question de la création d’une entité autonome kurde au nord de la Syrie, très proche du PKK, pourrait se traduire par une volonté turque de couper l’eau. Mais il faut se rappeler que dans les années 1990, quand Hafez el-Assad était considéré comme l’ennemi numéro un d’Ankara, la Turquie, malgré ses menaces, n’a pas utilisé cette arme. C’est néanmoins un chantage qui fonctionne. »
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Médiation scientifique
Alors que les enjeux climatiques sont très sensibles dans la région, peut-on encore espérer des accords internationaux sur ces questions? Fadi Comair, président du programme hydrologique intergouvernemental (PHI) de l’Unesco, diplomate de l’eau et négociateur international, veut croire en la possibilité d’un consensus: « Une dynamique a été lancée par l’Unesco en 2020, basée sur cinq points primordiaux qui pourraient permettre d’éviter de futures catastrophes. Elle a été endossée par la Turquie. Si celle-ci respecte ces points prioritaires, il n’y aura pas de problèmes transfrontaliers. » Reste qu’Ankara semble bien décidé à asseoir son hydrodominance régionale. Et dans le cadre de sa guerre contre les Kurdes de Syrie, il paraît peu probable qu’un arrangement puisse voir le jour. « Nous ne pouvons pas faire de gestion de crise, rappelle Fadi Comair. L’objectif doit être de sécuriser une eau abondante pour les générations futures afin qu’elle puisse assurer leur alimentation. Ainsi, en cas de crise, il faut la résoudre en pensant à la fois aux composantes énergétique et alimentaire, et à la façon de marier ces priorités afin de sceller un accord gagnant- gagnant entre les pays. On ne peut pas faire d’accord politique, c’est un accord scientifique, institutionnel et politique qu’il faut », tranche le diplomate.
Reste que si la guerre de l’eau, annoncée depuis plusieurs décennies, n’a pour l’heure jamais éclaté formellement, son spectre continue de rôder. Une menace désormais aussi largement favorisée par l’instabilité politique régionale que par le changement climatique.
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