Olias Barco: « Sur le front, l’adrénaline annihile la peur de mourir » (entretien)
Installé depuis huit ans à Kiev, Olias Barco est l’auteur de la vidéofiction électrochoc Paris sous les bombes. Le réalisateur et producteur a quitté les plateaux de tournage pour le front. Il combat l’invasion russe au sein d’une unité paramilitaire affiliée à l’armée ukrainienne.
Il voudrait retrouver un bon sommeil. Effacer les cauchemars qui hantent ses nuits. La vie d’Olias Barco a basculé le 24 février 2022, à 4 h 30 du matin. Le réveil est brutal. Le réalisateur et producteur français, installé à Kiev depuis huit ans et marié à une Ukrainienne, entend des explosions près de chez lui. Il sort dans la rue pour comprendre ce qui se passe. Des bombes tombent sur Jouliani, l’aéroport international de Kiev, situé à deux kilomètres à peine de son immeuble. La guerre a commencé. Des frappes russes ciblent les sites stratégiques ukrainiens. Le cinéaste n’ignorait pas que Vladimir Poutine avait massé ses troupes à la frontière, mais l’invasion russe de son pays d’adoption le sidère. La veille au soir encore, il fêtait au champagne l’anniversaire d’une amie. Dernières heures d’insouciance avant la plongée dans l’enfer.
Dans le train immobilisé entre Kharkiv et Kiev, toutes lumières éteintes, vous vous surprenez à prier, même si vous n’êtes pas croyant.
Après avoir vécu plusieurs années à Bruxelles, où résident toujours ses deux fils issus d’un premier mariage, Olias Barco a travaillé, en tant que producteur, sur des films tournés en partie ou totalement en Ukraine, comme Cold Blood Legacy –La Mémoire du sang (2019), avec Jean Reno, Le Dernier Mercenaire (2021), avec Jean-Claude Van Damme, ou La Revanche des crevettes pailletées (2022), la suite des aventures d’une équipe de waterpolo gay. Effaré par l’ampleur des dévastations provoquées par les bombardements russes, il décide, début mars, de rejoindre les rangs d’un groupe paramilitaire chargé d’assister l’armée ukrainienne. Son unité compte plusieurs Ukrainiens issus comme lui du milieu du cinéma. De la base de son bataillon, à Kiev, aux tranchées du front, il participe à la défense du pays, avec, pour principale mission, l’évacuation vers l’arrière de civils ukrainiens blessés et de soldats russes ou tchétchènes faits prisonniers.
Toutefois, son « fait d’armes » le plus retentissant n’est pas militaire: Olias Barco a conçu, avec une entreprise d’effets spéciaux, les images choc de la vidéo montrant Paris sous les bombes. Pour « éveiller les consciences », assure-t-il. Diffusée par le Parlement ukrainien au dix-septième jour de la guerre, la séquence factice est aussitôt devenue virale. Nous avons rencontré le réalisateur à Bruxelles, où il est venu se reposer quelques jours, après un éprouvant déplacement à Kharkiv, en état de siège et pilonnée jour et nuit par l’artillerie russe.
Bio express
- 1969 Naissance, à Paris, le 3 février.
- 2003Snowborder, son premier long métrage.
- 2008 S’installe à Bruxelles.
- 2010 Coécrit et réalise Kill me please, film franco-belge avec Virginie Efira, Benoît Poelvoorde et Bouli Lanners.
- 2014 Part vivre à Kiev, où il produit des films français tournés en Ukraine.
- 2018 Coécrit, réalise et tourne à Kiev A Magical Journey, avec Jean Reno, Edouard Baer et Virginie Ledoyen.
- 2022 Le 11 mars, poste la vidéo Paris sous les bombes. S’engage dans la résistance armée ukrainienne.
Avant de prendre la route pour la Belgique, vous vous êtes rendu à Kharkiv, dans l’est de l’Ukraine, région où l’offensive russe se fait de plus en plus pressante. Quelle est la situation sur place?
Nous sommes allés à Kharkiv pour remettre aux forces ukrainiennes des casques et des gilets pare-balles. Contrairement à ce que beaucoup imaginent, nous manquons toujours de ces équipements, mais aussi de médicaments et de fauteuils roulants pour les soldats amputés d’une ou deux jambes. Nous recevons beaucoup d’aide humanitaire de l’étranger, mais les donateurs sont plus frileux pour tout ce qui relève du militaire, alors que les opérations russes dans l’est de l’Ukraine s’intensifient. Il y a aussi un terrible manque d’eau dans la région, car les occupants détruisent les canalisations, dévastent villes et villages. Le vice-ministre de l’Intérieur ukrainien, des personnalités politiques et deux cents soldats étaient du voyage à Kharkiv. Dans les hôpitaux de la ville où je me suis rendu, le calvaire des enfants grièvement blessés m’a traumatisé. J’ai pris des photos de ces malheureuses victimes avec mon smartphone. Je les ai envoyées à des rédactions européennes, pour que l’opinion publique prenne la mesure de l’horreur de la guerre, mais ces médias ne les ont pas publiées. Il est vrai que ces images des blessures sont insoutenables. Je peine à me remettre de cette visite.
Comment êtes-vous revenu de Kharkiv à Kiev?
En train. Malgré la menace et les ravages des frappes russes, la plupart des trains ukrainiens continuent de circuler. Les gares sont régulièrement ciblées par l’envahisseur, mais une partie du réseau ferré est toujours en état de marche. Les cheminots jouent un rôle essentiel dans l’acheminement des vivres, du matériel et l’évacuation des réfugiés. Ces gars-là sont des héros. Notre train a roulé de nuit, toutes lumières éteintes, pour éviter d’être repéré par l’ennemi. Pour la même raison, nos smartphones devaient rester coupés. A plusieurs reprises, le train s’est arrêté au milieu de nulle part, en raison d’une alerte, d’une attaque proche. Les minutes sont longues quand vous ne distinguez rien autour de vous, ni à l’intérieur du wagon ni à l’extérieur. Vous attendez dans l’obscurité et vous vous surprenez à prier, même si vous n’êtes pas croyant, ce qui est mon cas. Quand le train repart enfin, c’est un immense soulagement.
Sur le front, vous arrive-t-il également d’avoir peur?
Non, l’adrénaline annihile la peur de mourir, même quand des bombes tombent à quelques dizaines de mètres de vous. En fait, j’ai beaucoup plus peur la nuit, dans le dortoir de la base de mon bataillon, à Kiev. Il y a toujours un risque que les Russes nous localisent et nous expédient un missile. Parmi les russophones d’Ukraine, il y a des informateurs des services de renseignement russes.
D’où viennent les personnes qui composent votre unité paramilitaire d’appui à l’armée ukrainienne?
Elle compte des travailleurs du milieu du cinéma: un chef opérateur, un assistant décorateur, une maquilleuse, des agents de sécurité qui avaient servi de gardes du corps à Jean-Claude Van Damme, Jean Reno et d’autres stars lors du tournage de films produits ces dernières années par ma société. Parmi ces amis, il y a une pointeuse, qui était chargée, sur les plateaux de tournage, de faire le point entre l’acteur et la caméra. Aujourd’hui, ses compétences de pointeuse ont fait d’elle une sniper, une tireuse d’élite! Nous vivons tous ensemble, notre dortoir est mixte. Les images de la guerre donnent l’impression que la résistance armée est essentiellement masculine, alors que de nombreuses femmes font partie des effectifs militaires ukrainiens. A Kiev, mon épouse, Vitaliia, travaille en ce moment sur un projet de documentaire consacré à ces femmes courageuses qui se battent pour la liberté.
Lors de vos missions, vous êtes-vous déjà retrouvé face à des troupes russes?
Oui, non seulement face à des Russes, mais aussi face à leurs alliés tchétchènes. Les milices tchétchènes sont venues renforcer les forces russes sur le sol ukrainien. Elles sont surtout là pour violer et piller. Des tracteurs subtilisés à des entreprises agricoles ukrainiennes se retrouvent aujourd’hui en Tchétchénie, comme l’ont signalé les systèmes de positionnement GPS qui équipent ces très coûteuses machines. Quand notre bataillon de l’armée ukrainienne se déploie dans une zone, il sauve des civils blessés. Mon unité de deuxième ligne est chargée d’assurer leur transfert vers l’arrière, où ils sont pris en charge dans des ambulances. Nous récupérons aussi des soldats russes et tchétchènes planqués ou mis hors de combat.
La réalité de la guerre en Ukraine n’est pas une série Netflix et le pire est devant nous.
Qu’en faites-vous?
Nous appelons les agents du SBU, le service de renseignement ukrainien, dont la mission est de tenter de tirer des informations de ces prisonniers. La plupart des soldats russes capturés sont des gamins de 18 ou 20 ans. J’en ai vu pleurer. Beaucoup ne comprennent pas ce qu’ils font en Ukraine. Plusieurs pensaient qu’ils participaient à un exercice militaire au Bélarus, comme l’ont indiqué les enregistrements des écoutes de leurs téléphones portables. Ces conversations téléphoniques nous révèlent aussi la consigne donnée à certaines unités russes: « Tuez-les tous. » Cette volonté d’éradiquer la population ukrainienne nous rappelle singulièrement une autre sombre page de l’histoire, celle du génocide rwandais. Radio Mille Collines, la station animée par des extrémistes hutu, appelait en 1994 à l’extermination systématique des Tutsi, incitant à « tuer tous les cafards ».
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Qu’est-ce qui vous frappe dans le comportement des troupes d’occupation?
Dans les magasins et les maisons des villages et quartiers occupés, elles raflent les bouteilles d’alcool. Les soldats russes sont ivres du matin au soir, ce qui explique l’ampleur des exactions et meurtres dont sont victimes les populations civiles. En revanche, les soldats ukrainiens, eux, ne boivent pas. Depuis le 1er mars, il est impossible d’acheter de l’alcool dans plusieurs villes d’Ukraine, mesure prise dans le cadre de la loi martiale. Cette interdiction est bien accueillie et largement respectée, ce qui peut surprendre dans un pays où la corruption est endémique de longue date. Lviv, la grande ville de l’ouest, est réputée pour ses bons restaurants, où l’on sert habituellement du vin géorgien ou ukrainien. Ces établissements sont toujours ouverts, mais on ne peut s’y faire servir un verre, même en insistant. Pour le reste, les services publics fonctionnent à peu près normalement dans les zones non occupées: poste, hôpitaux, ramassage des ordures, déblayage des ruines d’immeubles éventrés.
Votre vidéo du mois dernier montrant, à coup d’effets spéciaux factices, Paris sous les bombes a fait le tour du monde. Quelle était votre intention?
C’était une réaction de rage à la vue des villes et villages ukrainiens dévastés par les bombardements russes. Mon intention était d’interpeller avec des images fortes les Européens, pour les pousser à exiger l’instauration d’une « no fly zone » dans le ciel ukrainien. J’ai fait appel au producteur Jean-Charles Lévy et à l’équipe de Quad, la société parisienne de création d’effets visuels impliquée dans le film Intouchables. La vidéo a été réalisée sur mes directives. Je l’ai envoyée ensuite au ministre ukrainien de la Culture, car je ne voulais pas embarrasser le gouvernement. Le ministre l’a transmise au président Zelensky, qui l’a validée. Diffusée par le Parlement ukrainien, elle a été vue plus de 600 millions de fois dans le monde, de l’Ukraine à l’Inde, de la France à l’ Argentine. Un site finlandais a réussi à identifier la source et mon nom a commencé à circuler sur les réseaux sociaux. Je n’ai pas réagi. Jusqu’à ce que l’ambassade de Russie à Paris utilise le film pour affirmer que les images de la guerre en Ukraine diffusées en Occident sont aussi fausses que celles de la vidéo. Je suis alors sorti de l’ombre pour expliquer mes motivations. Paris sous les bombes est un film d’anticipation destiné à éveiller les consciences, pas une vidéo de propagande.
Ce coup d’éclat a tout de même suscité inquiétude et indignation. Pas de regrets?
Intellectuellement, je me suis inspiré de l’émission Bye Bye Belgium, fiction télé sur les conséquences d’une déclaration d’indépendance de la Flandre. Dans les deux cas, des personnes ont paniqué, ont vraiment cru au scénario. On m’a reproché, comme à la RTBF en 2006, une démarche anxiogène. Je voulais un électrochoc. Peut-on accepter, en 2022, qu’un pays européen soit agressé par son voisin et se retrouve sous les bombes? Quel pays du continent sera la prochaine victime?
Qu’allez-vous faire à présent? Regagner le front?
Je suis prêt à mourir pour l’Ukraine, pays qui m’a accueilli et m’a beaucoup donné. Dans l’immédiat, épuisé et abîmé par ces semaines de guerre, j’ai décidé de souffler quelques jours en Belgique. En quinze heures de voiture, j’ai fait le trajet de Kiev à Lviv, dans l’ouest du pays. Puis, en deux jours, j’ai rejoint Bruxelles, où j’ai dormi une vingtaine d’heures, avant de venir vous retrouver pour cette interview. En Ukraine, j’ai tout perdu: mon studio et ma société de production à Kiev, ma maison de campagne proche de la capitale, touchée par les tirs de tanks russes. J’ai tout perdu, sauf mes amis.
Comment voyez-vous évoluer le conflit?
Il est sans issue. L’Ukraine ne capitulera pas. La résistance se poursuivra. L’Occident surestime les capacités de l’armée russe, dont les structures sont complètement désorganisées. Les nouveaux téléphones cryptés dont elle s’est dotée n’ont pas fonctionné en Ukraine. Des unités ont dû utiliser des fréquences non cryptées. Ecoutées et enregistrées, elles ont révélé les couacs militaires russes sur le terrain. Le FSB, le service de renseignement russe, subit en ce moment les effets d’une purge massive, ordonnée suite aux ratés de la première phase de l’offensive. Des agents des services secrets ont été suspendus ou arrêtés. Certains, en désaccord avec le projet d’écraser l’Ukraine, ont révélé aux autorités ukrainiennes des détails sur l’invasion, informations qui ont notamment permis, fin février, de neutraliser les commandos de mercenaires chargés d’éliminer Volodymyr Zelensky.
Une reconquête par l’armée ukrainienne des territoires perdus au sud et à l’est du pays est-elle envisageable?
Elle est très improbable dans un futur prévisible. Pour l’heure, Vladimir Poutine a besoin d’une victoire rapide dans le Donbass. Mais son objectif, à terme, reste l’occupation totale du pays. Il veut y éradiquer la langue ukrainienne et y faire disparaître les couleurs du drapeau ukrainien, qui ressemble tant à celui de l’Union européenne. Cette guerre n’est pas une série Netflix. La réalité est atroce et le pire est devant nous. L’ Occident paie le prix de son inaction après l’annexion de la Crimée par la Russie.
Doit-on craindre une escalade qui pourrait déstabiliser toute l’Europe?
Washington prévoit de renforcer son assistance militaire à l’Ukraine. Des armes offensives et non plus seulement défensives sont livrées aux Ukrainiens. Les Etats-Unis ressuscitent un scénario de guerre froide: dans les années 1980, les Américains ont aidé militairement les moudjahidines afghans en lutte contre l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS. Avec le résultat que l’on sait: la débâcle de l’Armée rouge et, dans la foulée, la chute de l’empire soviétique. Aujourd’hui, des conseillers étrangers, américains, canadiens, britanniques, européens, sont présents en Ukraine pour former les militaires ukrainiens à l’utilisation de certaines armes fournies par l’Occident. Les Etats concernés démentent cette présence, mais je peux la confirmer: j’ai vu, en Ukraine, plusieurs de ces formateurs. Si Vladimir Poutine constate que le conflit lui échappe, il pourrait décider de balancer une petite ogive nucléaire tactique sur une ville ukrainienne et la rayer ainsi de la carte. Comment réagira alors l’Europe? Ses dirigeants, Ursula von der Leyen, Charles Michel, Boris Johnson et les autres continueront-ils à se rendre à Kiev pour afficher leur solidarité avec les Ukrainiens? Cette guerre pourrait apparaître un jour comme la première phase de la troisième guerre mondiale.
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