Mai 68, aubaine ou boulet ?
Révolution ? Révolte ? Les événements ont en tout cas provoqué des séismes dans la société : sécularisation, liberté d’expression, mutations éthiques, individualisation et libre disposition de soi, consumérisme à tout crin… Au point que, cinquante ans après, le mouvement est toujours source de tensions et de clivages.
Une déflagration. Qui a emporté tous les pans de nos sociétés occidentales. Et qui continue à faire débat, cinquante ans après. » Mai 68 reste un événement clivant sur le plan symbolique et culturel « , résume ainsi Marc Jacquemain, sociologue à l’université de Liège. Adolescent à l’époque, il a profité des lendemains de ce » jouissez sans entraves « , avant de le transformer en objet d’étude. » Mai 68 est l’expression ultime d’un basculement culturel plus général qui a touché la jeunesse éduquée dans les pays occidentaux, analyse-t-il. Ce qui caractérise ce moment, partout, c’est le mouvement de contestation générale des institutions. Même s’il a pris des formes différentes. Aux Etats-Unis, il y a une dimension plus culturelle liée à la dénonciation de la guerre du Vietnam. En France, les accents sont davantage sociaux avec les grèves ouvrières. En Belgique, la fronde est contemporaine du « Walen buiten » de Louvain. »
» Mai 68, c’est un noyau nucléaire à partir duquel beaucoup de mouvements ont vu le jour et se sont perpétués, de l’altermondialisme à l’écologisme en passant par les révolutions éthiques « , constate Jean-Jacques Jespers. L’ancien présentateur du journal télévisé de la RTBF, actuel président du Conseil de déontologie journalistique (CDJ), fut aux premières loges de ce feu d’artifice à l’université libre de Bruxelles (ULB), où une assemblée libre a refait le monde en occupant l’auditoire principal pendant cinquante-quatre jours. Jespers est de cette génération qui, un demi-siècle plus tard, continue de porter des idéaux progressistes, fière des acquis de Mai 68. Inquiète, aussi, des dérives engendrées par cette explosion hédoniste ouvrant la voie à un individualisme débridé. Qui a tout d’abord réveillé les libéraux, dans les années 1970-1980. Avant de donner aux conservateurs le bâton pour se faire battre.
L’autorité défiée, l’Eglise reniée
» C’était avant tout un mouvement antiautoritaire, insiste Paul Goossens, principal leader étudiant de la contestation étudiante, qui a démarré chez nous à Louvain, dès 1966. Nous sommes entrés en confrontation avec de nombreuses autorités. Et nous avons démontré une capacité de critiquer le pouvoir et de lutter contre les nouveaux privilèges qui ne cessaient d’être octroyés. » Le genèse de cette fronde avait en toile de fond une question linguistique propre à la Belgique : la volonté flamande de scinder l’université de Louvain, bastion unitariste au coeur du Brabant flamand. Si les étudiants se sont soulevés, rappelle Goossens, c’est à la suite du mandement des évêques du 13 mai 1966, qui voulait imposer une ligne favorable aux unitaristes. Davantage que pour soutenir une thèse nationaliste. Voilà pourquoi l’un des principaux acquis de Mai 68 est spécifique et étonnant : l’amorce d’une sécularisation profonde de la société.
» Nous avons joué un rôle historique, en Flandre, pour libérer notre génération de la mentalité catholique conservatrice, estime Paul Goossens, devenu ensuite journaliste engagé et rédacteur en chef du quotidien De Morgen, entre 1978 et 1991. Ce fut une percée fondamentale. On l’a vu dans les années 1980 avec les manifestations, majoritairement flamandes, contre les armes nucléaires. C’était une attaque frontale contre la démocratie chrétienne. » En 2012, une étude de la KUL a confirmé ce constat : » En 1981, près de 75 % des Belges se déclaraient encore catholiques ; ce n’est le cas aujourd’hui que pour la moitié. » Un phénomène dont a profité la N-VA pour supplanter le parti chrétien dans le coeur des habitants du Nord.
» Dans les années 1960, notre pays restait très majoritairement catholique, acquiesce Marc Jacquemain. La contestation des décisions arbitraires propre à Mai 68 visait donc aussi l’Eglise, autorité transcendantale par excellence. Les années 1960 sont marquées par une sécularisation accélérée, les gens s’éloignent réellement du religieux même s’il reste, aujourd’hui encore, des résistances importantes de la part de minorités très agissantes. » Ce détachement n’est pas uniquement dû à Mai 68. Mais la libération fulgurante de la parole que les événements d’il y a cinquante ans ont provoquée a joué un rôle décisif. Comme un appel à penser avant tout par soi-même.
L’expression libérée, puis menacée
Avec ses slogans et ses assemblées interminables, Mai 68 reste comme l’illustration d’une formidable bulle de liberté : soudain, on pouvait tout dire, tout montrer, tout faire et débattre sans fin. Les mouvements radicaux débordent alors les socialistes sur leur gauche, les fédéralistes se renforcent en Belgique, les solidarités avec le monde entier s’expriment dans toutes les langues, du Vietnam à l’opposition à la Grèce des colonels. » Mai 68 n’aurait peut-être jamais eu lieu sans d’importantes mutations médiatiques, précise Paul Goossens. Nous étions la première génération à apprendre la politique via les images. Chaque soir, on pouvait voir ce qu’était la guerre du Vietnam ou apprécier le comportement des politiques. Ça entraînait d’autres façons de penser… » Cette liberté d’expression est un des acquis majeurs de l’époque, poussée à son paroxysme dans » les années Charlie Hebdo « , durant la décennie 1970. Cette révolution-là est aujourd’hui menacée, et pas seulement par les attentats islamistes radicaux.
» Il est interdit d’interdire ! Ce mot d’ordre qui circulait à Paris et à Bruxelles, je l’ai fait mien, clame Hervé Hasquin, ancien recteur de l’ULB, ancien ministre libéral et acteur du Mai 68 belge. La liberté d’expression et de parole est essentielle, vitale. Il faut pouvoir discuter avec tout le monde, s’imposer par l’argumentation, être à même de contredire. Philippe Moureaux (NDLR : ancien ministre PS, collègue d’Hervé Hasquin à l’ULB) et moi n’avons rien de commun, lui a viré vers le socialisme, moi vers le libéralisme. Mais comme moi, c’est quelqu’un qui a gardé une liberté de parole complète. Et Mai 68 n’y est certainement pas étranger. »
Aujourd’hui, regrette Hervé Hasquin, on veut tout contrôler. Réduire le champ des possibles verbaux. » Au nom de la bien-pensance de gauche, conservatrice ou religieuse, on veut interdire ! On censure. On a peur du débat. Il y a des vérités et des tabous. C’est effrayant ! Je reconnais qu’il y a eu des abus dans cette liberté. Certains, au nom du libre examen, ont voulu faire n’importe quoi. Il faut évidemment être respectueux de la liberté des autres. La liberté d’examen ne cautionne pas la violence. Mais on confond désormais progrès, égalité et conformisme. Le politiquement correct est en train de nous asphyxier. Ce politiquement correct conduit à des attitudes autoritaires qui traduisent simplement de la faiblesse. »
» Nous vivons aujourd’hui une mutation médiatique probablement bien plus puissante que celle provoquée par l’irruption de la télé, souligne Paul Goossens. Internet et les réseaux sociaux offrent bien plus de moyens, tout est possible sur le plan individuel. Mais on ne sait pas ce que ça peut engendrer. Pour l’instant, c’est surtout à l’avantage des Trump, des Francken, de tous ces politiques qui s’expriment directement à la population. Ils n’ont plus besoin des journaux. C’est une impulsion qui peut mener vers un système autoritaire : le chef s’exprime directement. »
» C’est surtout la manipulation qui est effrayante, l’utilisation très consciente par des milieux précis de cet effet de bulle que produisent Facebook, les algorithmes et le système de partage, embraie Jean-Jacques Jespers. On induit des comportements, des pensées. C’est très préoccupant. Mais il y a des aspects plus réjouissants. Sans les réseaux sociaux, le mouvement d’hébergement des migrants n’aurait pas pu avoir lieu, notamment. Nous traversons une période ambiguë. Il y a une rupture entre le pays rêvé et le pays réel, entre les intellectuels, les enseignants, les avocats, les militants des droits de l’homme, tous ceux qui ont confiance en l’Etat de droit et ceux qui le remettent en question. »
Révolutions sexuelles et éthiques
Mai 68 est un mythe, celui de la liberté chérie, totale, déferlant sur un corps social avide de se débarrasser de ses chaînes. Une histoire de moeurs, aussi : parmi les premières actions des étudiants, tant à l’ULB qu’à Nanterre, figurait la prise d’assaut de la cité des filles. » Il y avait aussi une volonté de contrer l’autoritarisme en matière de sexualité, rappelle Jean-Jacques Jespers. C’était balbutiant parce qu’on vivait le tout début de la contraception, c’était encore difficile de se procurer la pilule. L’égalitarisme était très présent dans les paroles, mais dans les faits, on s’apercevait vite que l’égalité entre garçons et filles n’était pas au rendez-vous. »
» Il n’y avait pas encore une vraie réflexion sur le rôle de la femme dans la société, pointe Paul Goossens. On faisait des publications sur la révolution sexuelle, mais parmi les dirigeants du mouvement étudiant, il n’y avait pas la moindre femme. Elles sont venues elles-mêmes, plus tard, avec leurs propres revendications. »
Willy Decourty, président de l’Association générale des étudiants à l’ULB à l’époque, futur élu socialiste et bourgmestre d’Ixelles, se souvient de la fête que fut ce grand mouvement de libération. » Le couvercle qui a sauté à ce moment-là a permis la concrétisation de beaucoup de choses. La dépénalisation de l’avortement a été un long combat qui a découlé de Mai 68, de même que toutes les réformes éthiques. Le féminisme et la reconnaissance de l’égalité entre les hommes et les femmes partent de là. La reconnaissance de l’homosexualité aussi. Mai 68 a été un formidable déclencheur, qui a ouvert de nombreuses portes. » Parce que tous ceux qui l’ont vécu au plus profond d’eux-mêmes ont porté ensuite des combats visant à émanciper l’individu.
» Un acquis très important de Mai 68 est la libre disposition de soi, résume Marc Jacquemain. L’exemple le plus frappant concerne l’homosexualité : dans les années 1960, la question n’était pas du tout à l’ordre du jour politique, elle était d’ordre privé et fortement réprimée socialement. Sur une période de quarante ou cinquante ans, l’évolution sociologique fut remarquable, même si ce sujet continue à faire l’objet de discussions. En réalité, après Mai 68, un nouveau clivage a vu le jour entre conservateurs et progressistes sur les thèmes de société, en plus de la question sociale. » En cinquante ans, le paysage politique a pris de nouvelles formes et ce n’est pas un hasard…
L’individualisme exacerbé
Jouissez sans entraves ? Le slogan est exaltant, il invite à profiter de la vie, à ne pas se laisser brider par les contraintes morales ou les interdictions des autorités – on y revient toujours. Formidable, si on prend garde à ses responsabilités. Mais source d’un égoïsme coupable, aussi. » Une des conséquences négatives de Mai 68, c’est cet hédonisme individualiste, ce repli sur soi, cette intolérance à tout ce qui peut entraver l’avancée de l’individu vers son émancipation personnelle, épingle Jean-Jacques Jespers. Avec des aspects limite réactionnaires, ce qui n’était évidemment pas la volonté initiale. Le résultat, c’est la disparition d’une forme d’empathie. C’est l’évolution la plus préoccupante. En Mai 68, nous étions une seule planète et il fallait manifester notre solidarité. Ce qui s’est traduit ensuite par l’altermondialisme. »
» L’individu était nettement moins mis en évidence jusqu’en Mai 68, complète Willy Decourty. C’était une société codifiée, structurée, cadenassée aussi. Les événements d’il y a cinquante ans ont engendré une plus grande liberté. Mais avec les dérives qu’on connaît actuellement : une individualisation exacerbée. On a été trop loin. Quand on y pense, les réseaux sociaux ne sont rien d’autre qu’une assemblée libre, comme on en faisait à l’époque, mais à distance. A cette différence près que chacun avance masqué. Communiquer à distance, c’est bien, mais si c’est une crapule qui manipule, ça l’est moins… »
» Il y a une forte dimension communautaire dans le mouvement de Mai 68, signale Marc Jacquemain, qui se manifestait notamment par une solidarité avec les pays colonisés. La mise en avant de l’individu est ultérieure, elle provient de la façon dont la société capitaliste a digéré cet événement dont l’onde de choc faisait peur. Les entreprises, notamment, ont mis cet individualisme en avant, parce qu’il leur était utile. » Jusqu’à transformer la société en un » moi je » généralisé…
Le libéralisme décomplexé
De même, on accuse souvent Mai 68 d’avoir donné naissance à un monstre à deux têtes, loin des slogans égalitaires et solidaires qu’il mettait en avant : un consumérisme sans frein et un libéralisme destructeur. » Cette évolution était déjà à l’oeuvre et elle aurait très bien pu continuer sans le mouvement d’il y a un demi-siècle, nuance Paul Goossens. Il y avait bien des velléités de s’y opposer, mais le système économique est d’une telle nature qu’il est impossible à arrêter. Par ailleurs, Mai 68 n’était pas une pensée unique mais un conglomérat de toutes sortes d’idées avec la volonté de prendre son destin en main contre les autorités. Mais nous n’avions pas le pouvoir. En France, Mitterrand a bien essayé une série de choses, au début de sa présidence, en 1981, mais deux ans plus tard, il a dû se conformer à la force du marché. En Mai 68, les écarts de revenus dans les pays occidentaux étaient moins grands qu’ils ne le sont aujourd’hui. On n’a pas trouvé la manière de contrer cela. »
» Au niveau économique et social, l’évolution n’a pas été favorable, c’est évident, regrette aussi le socialiste Willy Decourty. Mais nous dépendons tellement de l’ordre international que ce n’est pas évident de réagir. »
Aux yeux de Marc Jacquemain, il s’agit toutefois d’un mauvais procès intenté à ces babyboomers idéalistes : » On simplifie en considérant que derrière les slogans égalitaires, Mai 68 a surtout permis le triomphe du consumérisme. Or, celui-ci est le fruit d’un long processus, qui a eu lieu dans les années 1970 et 1980, dû à la logique extrêmement souple du marché. Le libéralisme a repris le dessus, telle une montée des eaux, avec Thatcher, Reagan et l’échec de Mitterrand. »
Hervé Hasquin, socialiste au moment de Mai 68, écarté du parti en raison de son indocilité, a suivi ce chemin menant vers le libéralisme. » J’y ai vraiment adhéré dans les années 1970. J’ai toujours eu beaucoup d’admiration pour un homme que je considère comme des Lumières du xixe siècle et de l’histoire contemporaine : Alexis de Tocqueville. Il a écrit des pages inoubliables dans son ouvrage Pour la démocratie en Amérique (1835-1840) mettant en garde contre le danger qui guette la démocratie : le despotisme démocratique. Dans une démocratie, dit-il, il y a deux courants, la liberté et l’égalité. Quand on veut tendre à trop d’égalité, on tombe facilement dans l’égalitarisme et on cherche à ce que plus aucune tête ne dépasse. On a tendance, alors, à s’en remettre à l’Etat, à la puissance publique, à la loi qui décidera de tout. On y arrive, de plus en plus. »
Je rêvais d’un autre monde…
Mai 68 a libéré bien des énergies, a réveillé les consciences et provoqué des mutations profondes. La Belgique ne fut ensuite plus la même : elle allait devenir moins catholique, plus multiculturelle, plus fédérale, plus endettée, avec quantité de débats tendus sur son avenir. » C’était aussi le tout début de l’écologie, resitue Jean-Jacques Jespers. On commençait à se rendre compte qu’il y avait des enjeux environnementaux graves liés aux modes de production, à l’organisation de la société industrielle… Il n’y avait pas encore l’idée du réchauffement climatique, mais de grand incidents industriels avaient déjà marqué les esprits, parce qu’ils provoquaient des maladies graves. »
La jeunesse d’alors rêvait d’un autre monde mais elle a récolté des lendemains amers, avec la crise pétrolière du début des années 1970 et l’amorce des grands défis économico-sociaux. » J’ai tendance à penser que Mai 68 est davantage l’aboutissement d’un processus que le début d’une nouvelle ère, décrypte ainsi Marc Jacquemain. La génération ayant vécu les vingt années de croissance ininterrompue d’après-guerre s’est soudain intéressée à la solidarité avec le tiers-monde, à la liberté sexuelle, à l’écologie… Mais l’enthousiasme des Golden Sixties s’est exprimé alors que cette période était en réalité en train de se terminer. Il y avait une vision très optimiste de la société laissant croire que des transformations profondes étaient possibles. Or, nous avons vécu les difficultés liées à la financiarisation de l’économie et au néolibéralisme, nous avons pris conscience des limites de la planète sur le plan écologique, nous redécouvrons les guerres et les questions stratégiques. Et, depuis le milieu des années 1990, l’idée que les générations futures vivront mieux que nous n’est plus partagée par une majorité. »
Aux yeux des progressistes, un nouveau Mai 68 serait nécessaire, pour enclencher de nouvelles révolutions, en phase avec l’ère des réseaux sociaux et du partage global. Aux yeux des conservateurs, il est grand temps de refermer cette page pour retrouver le sens de l’autorité et de l’ordre.
Mai 68 reste dans l’histoire, définitivement, comme une source de clivages.
Des reportages, des éditos et des interviews d’il y a cinquante ans. La remise dans le contexte d’alors, au niveau mondial, français et belge. Le décodage des événements et des idées, cinquante ans plus tard. Les héritages du mouvement aussi, tant sur le plan sociétal que culturel. C’est le contenu de Mai 68, l’onde de choc, le hors-série exceptionnel du Vif/L’Express, de 100 pages. En vente depuis le 20 avril.
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