Bart De Wever, président de la N-VA, s'en prend régulièrement aux " soixante-huitards ", selon lui, laxistes sur la politique migratoire. © Danny Gys/reporters

Mai 68, le boulet des conservateurs

Olivier Mouton Journaliste

Bart De Wever, patron de la N-VA, dénonce l’héritage de Mai 68 qui a « nié l’autorité et vénéré l’individu ». Comme Nicolas Sarkozy avant lui, en France, il veut définitivement tourner la page. Tout en entretenant la mémoire de ce repoussoir qui sert son parti.

Le premier parti à avoir célébré les 50 ans de Mai 68 en Belgique ne fut autre, curieusement, que… la N-VA. Même si, le 24 février dernier, à Louvain, son président Bart De Wever a, en réalité, salué avant tout la mémoire du  » Leuven Vlaams  » (l’appellation du « Walen buiten » dans les milieux nationalistes flamands) de 1966. Les deux événements sont, il est vrai, étroitement liés. En avril 1966, les étudiants nationalistes se lèvent pour réclamer la scission de l’université et exprimer leur souhait de chasser les bourgeois fransquillons de la ville. Après l’intervention des évêques, ils sont rejoints dans leur lutte par des étudiants gauchistes dénonçant l’arbitraire de l’Eglise. Bon an mal an, les deux mouvements se soutiennent. Tout en portant des idéaux foncièrement différents. Qui se confrontent encore de nos jours.

Le « nihilisme identitaire »

Bart De Wever considère, à juste titre, que  » Leuven Vlaams et Mai 68 forment un couple siamois « , comme il l’exprimait déjà dans une tribune publiée par De Morgen à l’occasion du 40e anniversaire de ces événements.  » A cette occasion, débuta l’agonie de la Belgique en tant qu’Etat-nation, mais aussi en tant que démocratie, rappelait-il, le 24 février, à Louvain. Les démocraties flamande et francophone allaient alors se greffer sur leurs propres res publica.  » C’est le fondement de sa pensée nationaliste à propos des  » deux démocraties  » qui cohabitent en Belgique et la source du combat de la N-VA, qui reste d’actualité, pour l’instauration du confédéralisme.

Mais si la N-VA caracole en tête du paysage politique flamand avec ses 32 %, Bart De Wever y voit aussi un autre lien avec Mai 68 : ce parti, au conservatisme assumé, a su apporter, selon lui, une réponse au  » nihilisme identitaire  » généré par le mouvement. Car le problème de Mai 68 n’est pas d’avoir tout déconstruit, mais bien de ne pas avoir proposé un système alternatif.  » Toute autorité et tradition devaient s’effacer au profit de l’individu « , regrette-t-il. En réponse, le président des nationalistes porte fièrement une notion de  » communauté  » sur laquelle repose tout son projet.  » Le parti met en avant, de façon décomplexée, l’identité flamande comme instrument permettant d’offrir toute opportunité à tout un chacun, désireux d’appartenir à notre communauté, de se développer comme personne et comme citoyen « , plaide-t-il.

u0022La N-VA falsifie la mémoire de Mai 68u0022 – Paul Goossens

Encore faut-il que la personne en question se plie aux valeurs de la communauté. Bart De Wever n’hésite pas à fustiger régulièrement l’attitude des  » soixante-huitards  » en matière de laxisme migratoire, comme dans cette diatribe, lancée lors d’une interview, à la mi-mars :  » Ces mêmes gauchistes qui mettaient le feu aux soutiens-gorges en Mai 68 embrassent maintenant le port du foulard comme un symbole d’égalité.  »

Forcément, ces propos provoquent un clivage : c’est l’effet recherché. Paul Goossens, principal leader du Mai 68 louvaniste, dénonce une  » récupération politique du Leuven Vlaams  » de la part de la N-VA et estime que le parti  » falsifie la mémoire de Mai 68 « . Ce journaliste engagé, qui se revendique  » soixante-huitard  » sur son compte Twitter, ne cesse de défendre dans la presse les acquis de la révolte. Et s’est longuement interrogé, dans des articles publiés fin 2017 par De Standaard et réédités en livre aux éditions Epo, sur cette stratégie nationaliste.

La « réactualisation des Lumières »

 » Les anti-Mai 68 veillent visiblement à ce que cette date reste un thème dans l’actualité, explique-t-il au Vif/ L’Express. Je me suis focalisé sur le fait de savoir pourquoi Bart De Wever et la N-VA avaient encore besoin de cet ennemi. Ma thèse, c’est que Mai 68 était en réalité une réactualisation des Lumières. On parle toujours des maîtres penseurs que nous avions alors – Foucault, Derrida… – mais cela était très relatif. Les vrais thèmes de Mai 68 – égalité, liberté… – étaient plutôt ceux des Lumières, de Voltaire ou de Rousseau. Or, les conservateurs sont depuis toujours contre les Lumières, mais ils ne peuvent pas le dire ouvertement. Aujourd’hui, c’est d’autant plus difficile pour eux de le faire qu’ils utilisent les Lumières, selon leurs propres normes, pour critiquer les musulmans. Ils restent, en réalité, contre une société démocratique, opposés à l’égalité pour tous, mais ils plaident pour la tradition et la communauté, à laquelle doit se plier l’individu. En maintenant vivante la mémoire de Mai 68, les conservateurs peuvent indirectement s’en prendre aux acquis des Lumières comme l’égalité, l’individu…  » CQFD.

 » Nicolas Sarkozy, quand il briguait la présidence de la République française en 2007, présentait déjà Mai 68 comme la référence absolue du mal, appuie Marc Jacquemain, sociologue de l’université de Liège. Pour les conservateurs, cet événement est utilisé comme un repoussoir. Il est vrai que l’idée centrale de leurs discours consiste à dire que tout se déglingue, que nous avons besoin plus que jamais d’autorités, de chefs, d’Eglises…  »

Devant un parterre de 20 000 personnes, le 29 avril 2007, Nicolas Sarkozy avait reproché à son adversaire socialiste Ségolène Royal d’être l’héritière de Mai 68, événement qui  » nous avait imposé le relativisme intellectuel et moral « . Et d’ironiser :  » Il n’y avait plus aucune différence entre le bien et le mal, le beau et le laid, le vrai et le faux, l’élève valait le maître.  »

 » Mai 68 n’a rien à voir avec la caricature haineuse qu’en fait Sarkozy, s’insurgeait en retour le socialiste Henri Weber,  » soixante-huitard  » lui aussi, dans une tribune publiée par Le Figaro. Le mouvement étudiant et ouvrier ne se soulevait pas alors contre toute forme d’autorité, mais contre les formes les plus autoritaires d’exercice du pouvoir : dans la famille, dans le couple, dans la cité, dans l’entreprise. A l’autoritarisme de la France gaulliste, il opposait, non pas le vide du pouvoir, mais une autorité fondée sur le consentement, le dialogue, la négociation, la compétence, l’élection.  »

 » Ce mouvement, poursuivait-il, n’était pas contre toute la morale. Il s’élevait contre la morale rigoriste et répressive qui prévalait alors, cette morale traditionaliste qui interdisait la contraception et l’avortement, les relations sexuelles avant mariage, et faisait de l’homosexualité un délit. Ce mouvement n’était pas niveleur, il contestait toutes les formes injustes de discrimination. Il luttait pour la réelle égalité de droit et de chance entre les hommes et les femmes, quelles que soient leur classe sociale, leur couleur de peau, leur préférence sexuelle. Le mouvement de mai 1968 n’était pas cynique, mais idéaliste et romantique.  »

Cinquante ans après, les nouveaux dirigeants conservateurs raillent précisément ce romantisme qui aurait provoqué la décadence de nos pays. Mais ils refusent de ranger sa mémoire aux oubliettes. Parce qu’elle les sert. En retour, les  » soixante-huitards  » veulent réhabiliter l’idéal perdu. Cinquante ans après, le match n’est pas fini.

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