Les martyrs de Marioupol: pourquoi les civils ne parviennent toujours pas à être évacués (analyse)
Les tentatives d’évacuation des civils du dernier réduit des défenseurs ukrainiens ont toutes échoué. Vladimir Poutine ordonne son siège jusqu’à la reddition ou la mort. Cela ne l’empêchera pas de crier victoire le 9 mai, en commémorant la capitulation de l’Allemagne nazie.
Faute d’autres « trophées », Vladimir Poutine pourra-t-il revendiquer à Moscou le 9 mai, jour de la Victoire qui commémore la capitulation de l’Allemagne nazie en 1945, la prise de la ville symbole de Marioupol en Ukraine? La conquête, pour le président russe, est acquise. Son ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, a été dûment félicité pour ce fait d’armes le 21 avril au Kremlin et a même été invité à préparer la liste des militaires à décorer.
Quand de l’infanterie est retranchée dans des ruines, on ne peut pratiquement rien faire. »
Francis Balace, historien, professeur honoraire à l’ULiège
Dans les faits, quelques irréductibles résistent toujours sur le site de l’immense usine Azovstal: entre mille et deux mille soldats du régiment Azov et de la 36e brigade de la marine ukrainienne retranchés dans le réseau sous-terrain de ce complexe datant de l’époque soviétique en compagnie d’un millier, estimé, de civils. Une vidéo publiée le 21 avril par les Ukrainiens a montré des soldats déambulant d’un étage à l’autre de ces abris et distribuant des friandises aux plus petits. Les enfants semblaient en bonne santé, autant qu’on peut l’être après deux mois de guerre et des jours d’enfermement.
Pas d’assaut
Vladimir Poutine a reconnu l’existence de cette ultime poche de résistance. Le 21 avril, il a enjoint à son ministre de la Défense d’annuler l’assaut qu’il avait envisagé. « Je considère que l’assaut proposé contre la zone industrielle est inutile. […] Bloquez-la afin que pas une seule mouche ne puisse s’échapper », a asséné le maître du Kremlin, en usant d’une rhétorique, animalisant l’être humain, caractéristique des génocidaires.
La réaction de la Russie en cas d’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’Otan pourrait être plus grave encore que celle qui a frappé l’Ukraine.
Ce renoncement traduit la difficulté pour une armée d’affronter des combattants en mode guérilla dans des zones urbaines ou industrielles. « Lors de la libération de Liège en 1944, les Américains atteignent Seraing. Dans leurs jumelles, ils voient les corons du bas de la commune. Ils préfèrent ne pas entrer dans cette zone avec leurs chars. Ils remontent sur le plateau du Condroz, ce qui fait que Seraing sera libéré trois jours après Liège, se remémore l’historien Francis Balace, professeur honoraire à l’ULiège. Quand de l’infanterie est retranchée dans des ruines, on ne peut pratiquement rien faire. Le moyen blindé ne peut quasiment pas être utilisé. Vous devez envoyer de l’infanterie. A la tête d’un peloton, vous pouvez être confronté à des tirs provenant des côtés. Vous balancez des chapelets de grenades par les soupiraux et les caves. Mais qu’est-ce qui vous dit qu’à côté d’un tireur du régiment Azov ou du bataillon de Marine, il n’y a pas quinze civils qui sont réfugiés depuis des jours? C’est un peu ce qui s’est passé dans des villes allemandes lors de la phase finale de la Seconde Guerre mondiale. »
Berlin, 1945
Francis Balace rapproche la bataille de Marioupol d’épisodes de celle de Berlin à la fin de la guerre 40-45. « Des gamins des jeunesses hitlériennes et des vétérans de 50 à 60 ans du Volkssturm (NDLR: milice populaire mobilisée pour défendre le territoire allemand) défendaient les quartiers pied à pied dans des immeubles détruits. Les Soviétiques utilisaient de l’artillerie très mobile. C’est un peu ce que les Russes font en Ukraine, sauf que les calibres des armes sont plus importants. » Mais cette tactique a ses limites. Vladimir Poutine a jugé que le risque de pertes au sein de son armée était sans doute trop élevé en regard de l’enjeu du contrôle d’Azovstal, qui lui reviendra tôt ou tard.
Bref, l’impossibilité d’utiliser des véhicules blindés contre un ennemi retranché dans des ruines, la peur russe de pertes injustifiables, et la conviction, d’un point de vue psychologique pour les Ukrainiens, que la reddition est impossible, ont figé les positions sur le site d’Azovstal et scellé le sort de ses résidents.
Privés de ravitaillement par le siège terrestre et maritime imposé par les Russes, les derniers défenseurs ukrainiens de Marioupol n’ont d’autre issue que la reddition ou la mort. Des sources indiquent que l’usine disposait de vingt-deux cantines. Mais rien n’assure qu’elles étaient achalandées avant le début de la guerre. Les tentatives d’évacuation des civils par des couloirs humanitaires ont échoué faute d’accord entre les belligérants. En visite à Moscou le 26 avril, le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, a assuré que les discussions pour y parvenir se poursuivaient en coopération avec la Croix-Rouge. A défaut de solution rapide, l’abandon des civils d’Azovstal à la mort signera un remarquable échec de la communauté internationale. Francis Balace rappelle qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, des villes allemandes ont été le théâtre de suicides collectifs de population, le plus meurtrier ayant eu lieu à Demmin, au sud-est de Rostock, entre le 30 avril et le 4 mai 1945, et ayant provoqué la mort d’un millier de personnes.
La force des symboles
Pouvoir se targuer d’avoir éliminé le régiment Azov, que la Russie n’a cessé de présenter comme un repaire de nazis, alors que la dénazification de l’Ukraine est un des objectifs majeurs de l' »opération militaire spéciale » qu’elle a engagée, aurait valeur de victoire pour Vladimir Poutine le 9 mai. « Dans les ressorts du nationalisme, tout est symbole, précise l’ancien professeur de l’ULiège. N’oublions que le Donbass, dont Marioupol fait partie, est aussi pour les Russes un lieu presque sacré. »
La télé russe, pour le moment, c’est radio Mille Collines avec des agresseurs qui, au lieu de machettes, ont la bombe atomique.
Et puis, figure l’enjeu stratégique du contrôle des rives de la mer d’Azov, que la prise complète de Marioupol parachèverait. « La Russie est comme un ours qui se dandine perpétuellement sur deux pattes. Une est en mer Baltique. Une autre en mer Noire. Elle agite l’une ou l’autre selon ses intérêts, note Francis Balace. Ce qui me fait dire que sa réaction en cas d’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’Otan pourrait être plus grave encore que celle qui a frappé l’Ukraine. Quand arrive la fin de l’automne, la flotte russe est prise dans les glaces dans le Nord. Elle est inopérante. D’où l’obsession de Moscou d’avoir des ports dans les mers chaudes ou relativement chaudes. C’est pour cela que les Russes veulent absolument conquérir Marioupol. Depuis toujours, ils ont une mentalité obsidionale. Ils se sentent enfermés. D’où l’importance pour eux du contrôle de la mer Noire et de celle d’Azov. »
Démonstration de force américaine
Les Etats-Unis ont décidé d’afficher haut et fort leur engagement en faveur de Kiev dans la guerre menée par la Russie en Ukraine. La visite du secrétaire d’Etat, Antony Blinken, et du ministre de la Défense, Lloyd Austin, dans la capitale ukrainienne, le 25 avril, et la réunion des alliés sous l’égide du second, le lendemain sur la base américaine de Ramstein en Allemagne, sont des gestes forts de soutien au président Volodymyr Zelensky. Cette démonstration de force diplomatique est aussi à la hauteur du soutien financier et militaire de Washington: quelque cinq milliards de dollars ont été débloqués pour fournir l’armée ukrainienne en armements lourds et moyens logistiques. De quoi raviver la question d’une cobelligérance des Occidentaux. On ne sait pas avec certitude si les propos du ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, rappelant le 25 avril que le danger nucléaire était réel et ne devait pas être sous-estimé, étaient liés à cette question. Mais ils semblaient bien faire figure d’avertissement.
Pilonnage indiscriminé
Le siège de Stalingrad par l’Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale ou, dans une moindre ampleur, celui de la cité universitaire de Madrid par les franquistes lors de la guerre d’Espagne…: les précédents de tentatives d’asphyxie de combattants pris dans une souricière ne manquent pas. « Le plus étonnant, insiste Francis Balace à propos de la destruction de Marioupol, est peut-être que les Russes ont pilonné de façon indiscriminée des Ukrainiens qui haïssent les Russes et des habitants qui sont d’origine russe. Dans ces énormes complexes comme Azovtsal, d’où venaient les ouvriers? De nombreux Russes sont venus travailler dans cette industrie lourde. Ils sont restés quand l’Ukraine a pris son indépendance… »
Pour l’historien liégeois, il est particulièrement inquiétant d’observer que la mentalité russe actuelle allie l’expansionnisme du temps des tsars au regret passéiste de la superpuissance qu’a été l’Union soviétique. Un cocktail qui recèle une puissance terriblement destructrice. « Je suis frappé en regardant la traduction d’émissions de la télévision russe par le côté « Götterdämmerung » (NDLR: Crépuscule des dieux) qui en émane: « Et nous détruirons ; et nous aurons les moyens de détruire Paris et Varsovie. » J’ai entendu cette formule de la part d’un commentateur, qui m’a paru assez juste: la télé russe pour le moment, c’est radio Mille Collines (NDLR: la radio qui appelait à tuer les voisins tutsi lors du génocide au Rwanda en 1994) avec des agresseurs qui, au lieu de machettes, ont la bombe atomique. C’est effrayant. »
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