Israël: viable, la coalition improbable?
Des partis allant de l’extrême droite à la gauche radicale, et pour la première fois, une formation arabe: le gouvernement Bennett-Lapid n’a guère comme ciment que son aversion envers Benjamin Nétanyahou. Sa réussite représente pourtant un enjeu majeur pour les Arabes israéliens et pour la gauche.
Faire cohabiter huit partis n’est déjà pas simple. S’ils occupent un spectre politique allant de l’extrême droite à la gauche radicale, le projet devient périlleux. Et quand s’ajoute à ces contraintes la participation d’un parti arabe, Raam, dans un pays, Israël, qui n’en a jamais connu dans un gouvernement, il se mue en pari improbable. Il fallait donc un ciment solide pour forger cet attelage très hétéroclite. Dirigeant du parti centriste Yesh Atid, l’ancien journaliste Yaïr Lapid l’a trouvé dans la détestation de Benjamin Nétanyahou, Premier ministre d’Israël depuis douze ans.
C’est en tant que « deuxième » vainqueur des élections législatives du 23 mars que Yaïr Lapid a été chargé de former le gouvernement après l’échec du leader du Likoud, pourtant arrivé largement en tête du scrutin (30 députés pour 17 à Yesh Atid). Sur une scène politique largement dominée par la droite (plus de 70 des 120 députés de la Knesset), il fallait bien, pour écarter Benjamin Nétanyahou du pouvoir, que des formations de cette tendance s’en démarquent et rallient l’autre camp. Deux anciens ministres du chef de gouvernement sortant ont franchi le pas, Gideon Saar, à la tête du parti Nouvel espoir, et Naftali Bennett, dirigeant de Yamina. Mais parce qu’il est situé à l’extrême droite de l’échiquier et qu’il a été en charge de la défense au côté de Nétanyahou, c’est ce dernier qui a suscité le plus grand sentiment de « trahison » auprès des militants de droite.
Il y a fort à parier que ce gouvernement sera vraiment de droite.
Des positions opposées
La pression est telle sur les députés de Yamina que personne n’ose prédire avec certitude que la coalition obtiendra la majorité attendue de 61 députés lors du vote à la Knesset prévue le dimanche 13 juin. Un d’entre eux, Nir Orbach, que certains signes décelaient comme hésitant à supporter l’équipe Bennett-Lapid, a reçu un message l’invitant à ses funérailles et a vu des manifestants de droite assaillir les abords de son domicile. En milieu de semaine, des proches indiquaient tout de même qu’il avait opté pour un vote en faveur du « gouvernement du changement ».
Cette vraie-fausse incertitude souligne la fragilité de la grande alliance censée donner enfin de la stabilité à un pays qui a connu quatre élections législatives en deux ans. « C’est un pari pour Yaïr Lapid, analyse Thomas Vescovi, chercheur en histoire contemporaine et auteur de L’Echec d’une utopie. Une histoire des gauches en Israël (1). Un exemple, le chef de Raam, Mansour Abbas, défend des positions sur l’homosexualité qui vont à l’encontre de celles de Yaïr Lapid ou de Nitzan Horowitz, le leader de Meretz, la gauche radicale sioniste, également présente dans ce gouvernement. Sur les questions économiques et sociales, le Parti travailliste et Meretz sont aux antipodes du chef du parti Nouvel espoir Gideon Saar, un ultralibéral invétéré, ou de Naftali Bennett, proannexioniste et qui est loin d’être un grand démocrate. »
Un piège pour la gauche?
Avec celle du parti arabe, la participation des deux formations de gauche, le Parti travailliste et Meretz, dans ce gouvernement-mosaïque est une énigme. Tremplin pour la renaissance d’une gauche moribonde ou piège pour mieux l’affaiblir? Thomas Vescovi affirme ne pas être en mesure de trancher à ce stade. Mais les premiers gestes de la coalition ne plaident pas en faveur des partis progressistes. « Il faudra analyser le détail des répartitions ministérielles. D’après ce que l’on en sait déjà, les ministères régaliens ont tous été distribués à des députes issus du centre, de la droite et de l’extrême droite. Il y a fort à parier que ce gouvernement sera vraiment de droite. On peut toutefois espérer un rééquilibrage au profit du Parti travailliste et de Meretz étant donné que la coalition est tellement fragile qu’il suffirait qu’un seul parti se retire pour qu’elle échoue et que Nétanyahou revienne au gouvernement. Tous les partis du gouvernement disposeront d’une sorte de droit de veto et seront obligés de forger des compromis pour que chacun puisse influer sur la politique dans le sens où il l’entend. »
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Pour le chercheur en histoire contemporaine, la gauche n’est pas morte en Israël. « Lors de la dernière campagne électorale, on a vu que même la candidate du Parti travailliste, Merav Michaeli, figure parmi les plus symboliques du sionisme de gauche, défendait un programme tout à fait progressiste sur les questions sociales, économiques, du droit des femmes. La gauche israélienne montre en revanche ses limites lorsqu’on aborde la question palestinienne et coloniale. Sur ces thèmes, elle rejoint le champ politique traditionnel du centre et de la droite, plutôt que de se démarquer par une alliance avec les populations colonisées. A la différence de la gauche européenne qui a, selon moi, réussi à affronter son passé colonial, la gauche israélienne non seulement n’a pas fait le deuil de la colonisation mais continue à faire croire qu’elle peut être bénéfique. C’est particulier à Israël. »
Les Arabes les plus conservateurs
L’orientation droitière du gouvernement Bennett-Lapid se refléterait aussi dans le choix de son partenaire arabe. « Pour former un gouvernement, Yaïr Lapid disposait de deux options, rappelle Thomas Vescovi. Ne s’allier qu’à des formations politiques juives et dans ce cas-là, il était obligé de s’entendre avec les partis religieux, sans lesquels il n’avait pas la majorité. Mais il a écarté cette éventualité parce que c’est un laïque. Il s’est donc tourné vers une formation représentant la population palestinienne. Et il a choisi la plus conservatrice au détriment de la plus progressiste. » En l’occurrence, le parti Raam (acronyme de Liste arabe unie), de Mansour Abbas, a été préféré à la Liste unifiée, dirigée par le communiste arabe Ayman Odeh (6 élus au terme des législatives du 23 mars 2021).
La gauche israélienne montre ses limites lorsqu’on aborde la question palestinienne et coloniale.
« Pour Ayman Odeh, la seule lutte à mener quand on est un Arabe en Israël est celle de l’égalité des droits, explique Thomas Vescovi. Il se doit de considérer que son sort est complètement lié à celui des Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza. Mais on a vu que cette stratégie a complètement capoté il y a un an puisque, malgré l’accession de la Liste unifiée à la troisième place des législatives du 2 mars 2020 (NDLR: 12,67% des voix et 15 élus à la Knesset), elle a continué à être snobée par la quasi-totalité de la classe politique israélienne. Du coup, un autre candidat issu du camp conservateur s’est présenté: Mansour Abbas, du parti Raam. Son discours est différent de celui d’Ayman Odeh. Lui affirme: « On sait bien comment fonctionne Israël. On sait que ce pays n’est pas le nôtre. Mais on peut régler la situation d’abord en augmentant notre qualité de vie, en faisant en sorte que davantage de membres de notre communauté accèdent à la classe moyenne et sortent de la pauvreté. L’égalité, on ne l’aura jamais. En revanche, on peut être mieux traité. Et pour y arriver, il faut arrêter de lier notre sort à celui du peuple palestinien. » Un propos sans doute plus audible pour les Israéliens juifs, ce qui explique que Raam ait été convié à participer à la nouvelle coalition.
Un pari là aussi risqué. « Pour Mansour Abbas, cela va être quitte ou double, résume l’auteur de L’Echec d’une utopie. S’il parvient à obtenir des garanties sur la sécurité, sur la question foncière, sur le dossier des Bédouins qui vivent dans le sud d’Israël et sont maltraités, il y a fort à parier que la population palestinienne d’Israël s’orientera encore plus vers une forme d' »israélisation » en intégrant le jeu politique et la société. S’il échoue et qu’une nouvelle révolte survient à cause de discriminations ou de meurtres, il faut redouter qu’à l’inverse, Israël connaisse une rupture encore plus violente entre les communautés juives et arabes. »
A travers cette expérience inédite de gouvernement, c’est donc l’avenir de la cohabitation entre juifs et Arabes israéliens qui se joue peut-être dans les prochains mois. En marge de la confrontation meurtrière entre Israël et le Hamas du 10 au 21 mai, des affrontements avaient éclaté entre juifs et Arabes dans plusieurs villes israéliennes, faisant craindre une guerre civile. Qu’un mois plus tard, un parti représentant de la minorité arabe intègre le gouvernement incline à penser que, décidément, tout est possible en Israël.
Huit partis pour un changement
Le « gouvernement du changement » réunira huit partis.
Deux du centre: Yesh Atid, de Yaïr Lapid, arrivé en deuxième position lors des élections législatives de mars 2021 derrière le Likoud avec 17 députés, et Bleu et Blanc, de l’ancien ministre de la Défense, Benny Gantz (8 élus à la Knesset).
Trois de droite: Israël Beiteinou, d’Avigdor Liberman (7 députés), Yamina, de Naftali Bennett (6) et Nouvel espoir, de Gideon Saar (6 députés).
Deux de gauche: le Parti travailliste, dirigé par Merav Michaeli (7 élus) et Meretz, de Nitzan Horowitz (6). Le parti arabe Raam, de Mansour Abbas (4 députés), complète la coalition qui devrait être conduite par Naftali Bennett pendant deux ans, et par Yaïr Lapid, les deux années suivantes.
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