Didier Leroy, chercheur: « La question palestinienne va rester un dossier secondaire » (entretien)
L’attention portée sur le conflit israélo-palestinien à la suite de la confrontation entre le Hamas et Israël restera éphémère, juge Didier Leroy, chercheur à l’Institut royal supérieur de défense. Pour Israël, grâce à son système de défense antiaérienne de plus en plus perfectionné, comme pour les Etats-Unis, décidés à déléguer les questions de sécurité aux acteurs régionaux, les priorités sont ailleurs.
Aussi subitement clos par un cessez-le-feu le 21 mai qu’il n’avait été déclenché onze jours plus tôt, le conflit entre Israël et le Hamas palestinien s’est soldé par 248 morts dans la bande de Gaza (26 dans les affrontements en Cisjordanie), la destruction d’une partie des infrastructures militaires du groupe islamiste par Tsahal, et 11 morts en Israël après les tirs de plus de 4 300 roquettes par le Hamas. Le calme revenu, les reconstructions lancées, les relations entre Israéliens et Palestiniens vont-elles reprendre leur cours incertain jusqu’à la prochaine explosion de violences ? Bref, une miniguerre sans conséquences ? Pas sûr. Chercheur à l’Institut royal supérieur de défense et assistant à l’ULB, Didier Leroy en tire des enseignements loin d’être anodins.
Dans cette nouvelle confrontation entre Israël et le Hamas, n’est-ce pas l’action de ce dernier qui a le plus étonné, par sa virulence et sa rapidité d’exécution ?
Le décor reste celui d’une guerre asymétrique. Le rapport de force est déconcer tant de déséquilibre, illustré par le ratio de 20 pour 1 entre les morts palestiniens et israéliens. On est loin d’une « victoire » éclatante du Hamas, qui a essayé de vendre ces onze jours de combats en ces termes là, un peu comme le Hezbollah l’avait fait en 2006 en parlant de « victoire divine » alors que le Liban était dévasté. Somme toute, pour ce qui est appelé une « mini guerre » dans la région, le Hamas a quand même pu à la fois créer la surprise et faire « une bonne affaire ». Il a atteint une série d’objectifs qui n’étaient pas acquis d’avance.
Quels objectifs ?
Le Hamas est parvenu à ressortir de l’ombre alors que lui et les autres groupes militants palestiniens avaient été, ces dernières années, aussi fragilisés qu’ils pouvaient l’être. Le simple fait d’avoir pu ramener le feu des projecteurs sur la question palestinienne et sur le sort de la bande de Gaza est déjà une prouesse dans le contexte où on se préoccupait de bien d’autres dossiers, les printemps arabes, les accords d’Abraham… (NDLR : normalisation des relations entre Israël et les Emirats arabes unis, Bahreïn, le Maroc et le Soudan). Si on se focalise plus spécifiquement sur ces onze jours de conflit, on note l’expertise martiale qui s’est dégagée dans le chef du Hamas : avoir pu tirer autant de projectiles en aussi peu de temps, aussi loin, en submergeant dans une certaine proportion le Dôme de fer israélien, était une éventualité qui était redoutée du côté du front nord d’Israël, avec le Hezbollah libanais, mais pas nécessairement sur le front de Gaza. Tsahal a quand même essuyé quelques revers dans la mesure où il y a eu des morts et des dégâts, et bien au-delà des zones traditionnelles des localités à proximité du corridor de Gaza, comme Sdérot, Ashkelon… Autre point, le niveau des violences qui s’est manifesté non seulement à Jérusalem-Est et en Cisjordanie mais aussi dans les villes mixtes à l’intérieur même du territoire israélien a été sans précédent à l’échelle des dernières années. De la sorte, il n’est pas possible, côté israélien, de retourner à une situation de statu quo ante. Les liens citoyens entre Israéliens juifs et Israéliens arabes n’en sont res sortis que plus érodés. La méfiance est ravivée. Ce n’est quand même pas à l’avantage du gouvernement de Benjamin Nétanyahou.
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La destruction d’une partie de l’appareil militaire du Hamas peut-elle donner un motif de « satisfaction » au gouvernement israélien ?
On se doute bien que le Hamas a dû perdre beaucoup de munitions et d’infrastructures. Mais c’est tout de même une prouesse d’être parvenu à générer cet arsenal de roquettes, estimé à 30 000 projec tiles, et à le rendre qualitativement plus « performant » qu’auparavant. Cela témoigne d’un véritable savoir-faire d’artificiers qui a été développé côté palestinien en dépit des circonstances extrêmement compliquées pour acheminer des pièces et pour monter ces roquettes et ces missiles. N’oublions pas que l’essentiel est produit sur place, que les composants sont acheminés par les fameux tunnels, qui avaient été largement détruits par le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi au début de son premier mandat. Malgré cela, le Hamas a trouvé des mécanismes de contournement, qui suggèrent qu’il pourrait rapide ment redévelopper son arsenal à la moindre accalmie. Le Hamas va continuer à jouer cette carte-là puisqu’il s’est aperçu qu’elle « fonctionne » dans le contexte d’une guerre asymétrique à l’issue de laquelle le underdog peut crier « victoire » à partir du moment où il n’est pas complètement anéanti. Ce qui est évidemment plus facile que pour l’acteur dominant qui va systématiquement passer pour le Goliath qui n’arrive pas à écraser la mouche. A ce niveau là, Israël a uniquement gagné du temps, peut-être cinq ans.
Si le Hezbollah s’est tenu calme, c’est manifestement parce que d’importantes négociations sont en train d’avoir lieu entre Européens, Américains et Iraniens.
Le Hamas s’impose-t-il de plus en plus clairement comme le principal acteur de la défense de la cause palestinienne ?
Dans une perspective israélienne, on voit comment la nature de l’ennemi a drastiquement évolué depuis la création de l’Etat en 1948. Les premières guerres opposaient Tsahal aux armées arabes, égyptienne, jordanienne, syrienne. Puis elle a été confrontée à des acteurs non-étatiques arabes et sunnites, Yasser Arafat, le Fatah… Elle a par après combattu des acteurs miliciens arabes sunnites, comme le Hamas, et enfin, de plus en plus, un ennemi hybride à plusieurs niveaux, c’est-à-dire des acteurs non-étatiques arabes chiites, comme le Hezbollah, et un acteur étatique, l’Iran, qui n’est même plus arabe mais perse, même plus sunnite mais chiite. Cette guerre de onze jours a replacé le Hamas sous le feu des projecteurs en tant que défenseur de la cause palestinienne. Il l’a toujours été. Mais ses moyens étaient tellement réduits qu’il était devenu une menace de seconde zone pour Israël. Le Hamas a aussi réussi à s’imposer symboliquement comme le défenseur de Jérusalem, ce qui est un comble par rapport à la proximité de l’Autorité palestinienne, dont le siège est à Ramallah.
La fréquence des guerres avec le Hamas et la capacité de celui-ci à se réarmer ne sont-elles pas de nature à forcer Israël à reconsidérer l’intérêt d’une négociation politique sur le futur de la région ?
Ces deux dernières décennies ont été marquées par un glissement du paysage politique israélien de la droite vers l’ultradroite. Rien ne laisse présager un changement d’approche, en tout cas de la part du gouvernement actuel. Même quand Benjamin Nétanyahou ne sera plus dans ce paysage, je ne pense pas que la relève optera pour une nouvelle direction. Depuis qu’Ariel Sharon (NDLR : ministre de la Défense de 1981 à 1983, premier ministre de 2001 à 2006) a décidé l’emmurement de la bande de Gaza, on sent bien qu’il y a cette volonté de la part d’Israël de laisser pourrir Gaza et de faire tout pour s’en déconnecter. L’annonce de Benjamin Nétanyahou stipulant que toute nouvelle attaque de roquettes donnerait lieu à une réponse d’un autre niveau militaire veut à la fois tout et rien dire. La riposte est toujours drastique, côté israélien. Avec l’emblématique pilonnage du bâtiment qui abritait les bureaux d’Al-Jazeera, on observe que Tsahal n’est plus très soucieuse de frapper si localement que cela. Elle aurait pu faire les choses plus subtilement. Elle a juste rasé un bâtiment.
Quel sera l’objectif d’Israël à l’avenir ?
La priorité israélienne est d’essayer de gagner du temps pour améliorer encore le système de défense antiaérien dont le Dôme de fer n’est qu’un volet. La défense antiaérienne israélienne est composée de trois systèmes: le Dôme de fer qui vise à bloquer les projectiles de courte portée, ceux du Hamas et du Jihad islamique ; la Fronde de David, destinée aux missiles de moyenne portée comme ceux de l’arsenal du Hezbollah ; enfin le Arrow, le système ultime qui vise à intercepter les missiles de longue portée, qui pourraient par exemple être tirés au départ du territoire iranien. Israël a une obsession par rapport à ce dispositif qui a fait ses preuves. Chaque guerre qui a opposé Tsahal aux acteurs gazaouis ces dernières années, en 2008, 2012 et 2014, a servi de laboratoire pour upgrader le système d’interception. Israël est vraiment à la pointe de la technologie en la matière. Les Etats-Unis lui ont déjà acheté deux batteries de missiles pour leur propre sécurité intérieure. Cela montre à quel point les enjeux sont colossaux. Israël s’accommode de cette conflictualité latente de basse intensité. Et il va continuer à miser sur l’amélioration technologique du Dôme de fer, notamment.
La pression de la nouvelle administration américaine pourrait-elle néanmoins changer la donne et ramener les Israéliens à une table de négociation ?
Je pense que la question palestinienne reste tout de même un dossier secondaire en dépit du buzz médiatique de la miniguerre récente, à la fois pour les Américains et pour les principaux acteurs de la région. Ils sont surtout préoccupés par le développement économique, énergétique notamment. Il ne faut pas oublier qu’Israël, depuis le début des années 2000, a gagné le jackpot avec la découverte des réserves de gaz dans ses eaux territoriales. Ce n’est pas pour rien que tout le pays est en train d’évoluer vers le gaz dans le but d’atteindre une autarcie énergétique pour des décennies, qui mettrait l’Etat hébreu dans une position de force déconcertante, à l’image du sort du Qatar ces dernières années.
Les acteurs parties prenantes aux Accords d’Abraham ont chacun des priorités nationales et sont parfois concernés, eux aussi, par les questions énergétiques. Le président égyptien al-Sissi est certainement satisfait d’avoir renforcé l’image de l’Egypte comme négociateur efficace. Enfin, Joe Biden a certes dû s’exprimer et se profiler sur le conflit israélo-palestinien. S’il y a bien une ligne de force qui se dégage de l’évolution de la politique étrangère des Etats-Unis au Moyen-Orient, c’est que Washington élègue de plus en plus la gestion de la sécurité dans la région aux acteurs locaux, soit Israël soit les monarchies du Golfe. Les Etats Unis suivent une logique de désen gagement et de poursuite des ventes d’armements.
La priorité israélienne est d’essayer de gagner du temps pour améliorer encore le système de défense antiaérien dont le Dôme de fer n’est qu’un volet.
Ce scénario n’implique-t-il pas que les Etats-Unis contiennent les velléités agressives de l’Iran ?
C’est ce qui est à l’oeuvre dans cet échiquier. Cela explique certainement que le front nord ne s’est pas embrasé lors de ce conflit. On aurait pu imaginer une coordination entre le Hamas et le Hezbollah bien plus réactive. Malgré quelques projectiles tirés, vraisemblablement par des factions palestiniennes au Liban, cela n’a pas été le cas. Si le Hezbollah s’est tenu calme, c’est parce que d’importantes négociations sont en train d’avoir lieu entre Européens, Américains et Iraniens avec la perspective, pour ces derniers, de la levée de sanctions et d’un desserrement de la pression économique.
La guerre intrapalestinienne
Le Mouvement de la résistance islamique, Hamas, remporte les élections législatives palestiniennes organisées le 26 janvier 2016. Fort des 74 sièges sur 132 dont il dispose au Parlement palestinien, il est appelé à former le gouvernement par le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas. Ismaïl Haniyeh le dirige. Il ne faut pas attendre longtemps pour que surgissent les tensions entre le Hamas et le Fatah de Mahmoud Abbas, parti historique de la lutte pour la création d’un Etat palestinien. En juin 2007, elles se traduisent par une guerre civile dans la bande de Gaza, dont le Hamas sort vainqueur. Ismaïl Haniyeh est démis de ses fonctions de Premier ministre. Les premières élections palestiniennes depuis 2006 devaient avoir lieu en ce mois de mai. Elles ont été reportées par Mahmoud Abbas. Le conflit de Gaza et la suprématie du Hamas qu’il a consacrée ne vont pas l’inciter à les programmer rapidement.
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