Guerre en Ukraine: révolution en Allemagne
Rompant avec des décennies de pacifisme, le chancelier Olaf Scholz a accepté de renforcer les sanctions envers la Russie et de livrer des armes à l’Ukraine. Quitte à en subir les conséquences économiques.
Régine en est comme hébétée. A 69 ans, cette grand-mère berlinoise, ancienne professeure d’anglais, croyait encore il y a quelques jours à l’irréversibilité du pacifisme allemand. « Vous savez, en tant qu’Allemands, on se sentait tenus à une grande retenue militaire à cause des atrocités commises par les nazis. On se répétait qu’il ne devait plus jamais y avoir de guerre sur le sol allemand ou en Europe. Mais avec ce qui se passe… La démocratie, notre démocratie européenne, est agressée. La situation a complètement changé. Nous devons nous adapter, penser autrement. » Régine s’exprime d’une voix mal assurée, visiblement choquée par la tournure des événements.
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Le 27 février, comme plusieurs centaines de milliers de Berlinois, elle a manifesté devant la porte de Brandebourg, à Berlin, contre l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le jour même où le chancelier Olaf Scholz, le visage grave, annonçait un virage à 180 degrés de la politique étrangère et de défense de son pays devant les députés du Bundestag, qui l’ont longuement ovationné. En l’espace de quelques jours, le gouvernement allemand a enterré le projet contesté de gazoduc Nord Stream 2 qui devait permettre de doubler les livraisons de gaz russe à l’ Allemagne, accepté de renforcer les sanctions à l’égard de la Russie, au risque de mettre en péril la sécurité de son approvisionnement énergétique en soutenant l’exclusion de 70% des banques russes du système Swift , consenti à livrer des armes à l’Ukraine – alors que l’une des constantes de la politique allemande était de ne pas livrer d’armes létales à des zones en conflit – et mis fin à des décennies de pacifisme en annonçant le doublement du budget militaire de l’ Allemagne.
Investissements dans la défense
« Le monde est entré dans une ère nouvelle avec l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes, une violation infâme du droit international », a martelé le chancelier sous les applaudissements des trois partis de la coalition et des conservateurs. « Le monde d’après ne sera plus le même que le monde d’avant », a-t-il insisté. Mesure phare de la nouvelle politique sécuritaire: le déblocage immédiat d’une enveloppe de cent milliards d’euros pour moderniser la Bundeswehr, notoirement sous-équipée. La somme équivaut à un doublement du budget prévisionnel de la Défense pour 2022. Olaf Scholz a notamment insisté sur sa volonté de « développer la prochaine génération d’avions et de chars de combat avec nos partenaires européens, en particulier la France », un objectif qualifié de « priorité absolue ». « A partir de maintenant, nous allons investir d’année en année plus de 2% de notre PIB dans notre défense », a souligné le successeur d’Angela Merkel sous un tonnerre d’applau- dissements.
Son parti, qui avait fait du rapprochement avec la Russie l’une de ses priorités diplomatiques depuis l’Ostpolitik de Willy Brandt, était régulièrement attaqué par le camp conservateur et par les Américains pour son refus d’augmenter les dépenses militaires. Avec à peine 1% de son PIB investi dans la défense l’an passé, l’Allemagne était loin de l’objectif de 2% que se sont fixés les membres de l’Otan. Depuis des mois, les experts militaires répétaient qu’en l’état actuel, l’Allemagne ne serait ni en mesure de voler au secours des pays Baltes en cas d’agression ni même d’assurer sa propre défense. Traditionnellement depuis la guerre, l’Allemagne misait sur le bouclier américain pour assurer sa sécurité.
La mue dans la Défense est un véritable défi pour les partenaires de la coalition. Pour les Verts tout d’abord, un parti né du mouvement antimilitariste. « L’Allemagne est en train de rompre avec une forme de retenue particulière et solitaire en matière de politique étrangère et de sécurité, a concédé la ministre écologiste des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, devant le Bundestag. Si notre monde est différent, notre politique doit l’être aussi. » « J’ai un grand respect pour la politique du pacifisme à tout prix, ajoute le ministre vert de l’Economie, Robert Habeck. Mais je la crois erronée. Car au final, nous ne sortirons pas de cette affaire les mains propres. » Qu’elle augmente son budget militaire ou pas, qu’elle livre des armes à l’Ukraine ou pas… Dans les deux cas, l Allemagne ne pourra éviter d’avoir du sang sur les mains, un déchirement pour les Verts allemands. Mais c’est aussi un défi pour l’allié libéral. Le ministre FDP des Finances, Christian Lindner, apôtre de l’équilibre budgétaire, a accepté de laisser filer les dettes pour financer le paquet militaire d’Olaf Scholz.
Dépendance au gaz
« En regardant en arrière, en relisant les déclarations de Vladimir Poutine de l’été dernier, on s’aperçoit que l’Occident, l’Europe, l’Allemagne ont été naïfs« , déplore Robert Habeck. L’un des volets de cette naïveté pourrait coûter particulièrement cher à l’ Allemagne: la dépendance énergétique du pays envers la Russie, que la mise en service de Nord Stream 2 aurait encore aggravée. Berlin importe 55% de son gaz de Russie, 50% de son charbon et 35% de son pétrole. La situation du gaz est particulièrement préoccupante, tant il sera difficile pour l’Allemagne de diversifier à court terme ses fournisseurs. Les réserves de gaz sont historiquement basses, autour de 30% des capacités, alors que la moitié des logements du pays sont chauffés grâce à ce combustible. Certes, cela devrait suffire à passer l’hiver. Mais jamais le niveau des réservoirs n’a été aussi faible, particulièrement pour les très gros, directement gérés par une filiale de Gazprom, Astora. Le réservoir d’Astora à Rehden, le plus gros d’Europe avec une capacité de quatre milliards de mètres cubes, n’est plein qu’à 3% de ses capacités.
La forte dépendance de l’Allemagne envers les hydrocarbures russes – et la nécessité pour elle de payer sa facture énergétique par virements internationaux – explique la réticence qu’a eue Berlin à soutenir l’exclusion des banques russes du système Swift. Là encore, un verrou a sauté, celui qui voulait que la diplomatie soit dictée par les intérêts économiques du pays. Le 27 février, Olaf Scholz, longtemps accusé de manquer de charisme, a véritablement endossé le costume de chancelier.
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