Gilles Lipovetsky, sociologue: « Nous avons à défendre le droit de se gouverner soi-même » (entretien)
Sur le « fétichisme » de l’authenticité, le sociologue Gilles Lipovetsky tire à balles réelles. « Tout ce qui est authentique n’est pas nécessairement bon, et tout ce qui est inauthentique n’est pas à excommunier », assume-t-il sans ambages dans son dernier opus.
Son aménité n’a d’égale que son aura académique. « Je suis à votre disposition autant qu’il le faudra pour répondre à toutes vos questions », prononce-t-il gaiement en préambule de notre échange. Gilles Lipovetsky, 77 ans, est une figure de proue du paysage intellectuel et académique francophone. Observateur affûté des mutations de nos sociétés, de leurs excès, de leurs impasses et paradoxes, il fit irruption dans le paysage intellectuel en 1983 à la faveur de la publication de son célèbre essai L’Ere du vide, essais sur l’individualisme contemporain. Le sociologue y dépeignait l’ethos de l’individu contemporain dans une société qu’il était le premier, et le seul, à qualifier d' »hyperindividualiste » — ce qui n’est pas forcément incompatible avec de nouvelles formes d’engagement et l’intérêt pour les causes communes, comme il le défend dans cet entretien. Depuis, Gilles Lipovetsky n’a cessé de diagnostiquer les retombées de cette forme singulière d’individualisme sur bien des sphères de la société, analysant tour à tour des domaines aussi variés que la mode, la consommation, l’esthétique, la « révolution du féminin », ou encore la culture de masse. Au summum de son art, il revient aujourd’hui sur la scène éditoriale muni d’un remarquable ouvrage, Le Sacre de l’authenticité (1), dont il explique ici les enjeux et l’intérêt à la lumière des défis d’aujourd’hui.
La survalorisation contemporaine de l’authenticité contribue à la montée des populismes.
BIO EXPRESS
1944 : Naissance à Millau, en France, le 24 septembre
1970 : Agrégé de philosophie.
1983 : Publie son premier ouvrage majeur, L’Ere du vide (Gallimard).
2003 : Chevalier de la Légion d’honneur.
2021 : Publie Le Sacre de l’authenticité.
En 1983, vous publiez votre livre majeur, L’Ere du vide, où vous documentiez l’émergence de l’hyperindividualisme narcissique dans nos sociétés. Qu’est-ce qui a changé depuis et dans quelle mesure nos moeurs ont-elles évolué?
Le diagnostic que j’ai dressé dans L’Ere du vide, et qui présentait déjà les principes clés de l’hyperindividualisme narcissique contemporain, est à mes yeux toujours d’actualité. Ce néo-individualisme se caractérise par le culte hédoniste et consumériste, le culte du corps (santé, cosmétique, sports de glisse « jeunisme »), la culture psy, la dépolitisation de masse, ainsi que la quête de l’autonomie individuelle. A cet égard, il n’y a pas de véritable changement mais plutôt une extension sociale de ces phénomènes dont témoignent, par exemple, le narcissisme numérique de masse sur les réseaux sociaux (surexposition de ses goûts et émotions, like, selfies, etc.), mais aussi la démocratisation de la chirurgie esthétique, l’essor du coaching, le succès des techniques de « développement personnel ».
Il n’en demeure pas moins que, depuis, divers phénomènes majeurs (mondialisation libérale, cybermonde, populisme, crise migratoire, pandémie) sont apparus et ont changé l’esprit du temps, de plus en plus marqué par une insécurité de masse. Au tout début des années 1980, l’époque était encore portée par l’idéal d’émancipation individuelle vécue comme une libération, quelque chose de positif. Et puis, l’air du temps a basculé avec les années sida. Aujourd’hui, les anxiétés en tout genre se sont exacerbées avec le chômage et la précarité de masse mais aussi la crise écologique et climatique, les attentats terroristes, les communautarismes, la panne européenne, le défi migratoire, la Covid-19, la montée du populisme. Le climat est lourd, le « cool » recule au bénéfice des discours de haine et des « passions tristes », le sentiment du pire a remplacé l’optimisme de l’avenir. On est passé d’un individualisme libérationniste à un individualisme d’insécurité.
Vous caractérisez l’individualisme contemporain par une recherche effrénée d’authenticité individuelle. Qu’entendez-vous par là?
La quête de l’authenticité se manifeste dans l’exigence de vivre en concordance avec notre individualité singulière. Désormais, il n’y a rien de plus légitime que de vouloir « être soi-même », c’est-à-dire mener une existence conforme à ses aspirations propres, se diriger soi-même selon sa conscience et sa propre vérité, adopter les voies de son propre bonheur. La quête d’authenticité est portée par l’idéal individualiste du « be yourself ». Il faut prendre la mesure du changement de paradigme civilisationnel et culturel que cela implique: la règle qui s’est toujours imposée, depuis le fonds des âges, c’est l’obéissance à des normes qui n’émanent pas de soi, mais du collectif, des traditions, d’une transcendance divine. On devait alors se comporter comme ses ancêtres, conformément à des prescriptions religieuses et impositions sociales extrêmement directives. Par exemple, le mariage était « arrangé », réglé par les castes, les clans ou les parents et non l’amour ressenti par les futurs conjoints. A partir du XVIIIe siècle, un phénomène culturel exceptionnel apparaît: quelques penseurs, à leur tête Jean-Jacques Rousseau, posent comme principe éthique premier l’adhérence à soi, la sincérité envers soi-même et les autres. Rien n’est plus haut que de lutter contre le paraître, les masques, l’hypocrisie et se gouverner soi-même en concordance avec notre vérité subjective. J’ai appelé ce premier moment « l’authenticité héroïque », car l’individu, pour être lui-même, avait à s’arracher, non sans drame et angoisse, aux normes du collectif dans une époque où le conformisme social était encore très prégnant. Le phénomène remarquable, c’est que cet idéal professé au départ par une poignée d’intellectuels et d’artistes bohèmes est devenu l’idéal le plus consensuel qui soit dans nos sociétés. Car aujourd’hui, excepté les fondamentalistes, plus personne ne le remet en cause.
A cette échelle, vous semblez plutôt vous réjouir de cette éthique de l’authenticité…
Absolument. Je la considère comme une pièce constitutive du monde libre et démocratique en ce qu’elle légitime le principe selon lequel chacun doit être le maître de lui-même et s’autogouverner plutôt que de se conformer à des modèles reçus en dehors de soi. Aujourd’hui, il est de bon ton de déplorer le fait que la culture de l’authenticité individuelle (l’épanouissement subjectif ) soit devenue une technique de contrôle, une norme obligatoire au service de la performativité économique et de l’industrie du bonheur. C’est oublier trop vite qu’avant d’être une contrainte institutionnelle, l’authenticité du soi est un droit subjectif premier: le droit de se diriger soi-même, lequel rend possible la conquête de nouvelles libertés pour les femmes, les jeunes, les minorités sexuelles et de genre. C’est au nom de l’idéal d’authenticité que les femmes s’insurgent contre le harcèlement sexuel (MeToo), l’excision ou les mariages forcés ; c’est au nom de ce même idéal que les gays, les lesbiennes, les personnes transidentitaires réussissent, peu ou prou, à gagner de nouveaux droits (mariage homosexuel, droit à changer de sexe et de prénom à l’état civil pour les trans) et une reconnaissance sociale. Contre tous les fondamentalismes et communautarismes qui s’attachent à enfermer les individus dans leur particularisme collectif en les assignant à une communauté à l’encontre de leur liberté personnelle, nous avons à défendre, plus que jamais, le droit de se gouverner soi-même comme principe fondamental du monde démocratique.
Ce qui vous semble problématique, en revanche, c’est plutôt ce que vous appelez le « fétichisme » de l’authenticité. Que voulez-vous dire? Dans quelle mesure est-il problématique?
Ce qui caractérise notre époque, c’est que l’authenticité est de plus en plus brandie comme la solution miracle capable de remédier à tous les maux (écologiques, politiques, managériaux, éducationnels) qui nous affligent. Pareil fétichisme « authenticitaire » est une imposture. Ce n’est pas en exaltant un mode de vie « authentique », en glorifiant par exemple la « frugalité heureuse », que nous pourrons arrêter le réchauffement climatique. Ce n’est pas avec le « leadership authentique » que l’on construira des entreprises performantes, un monde juste et solidaire. Ce n’est pas la sincérité et l’honnêteté des responsables politiques qui réussiront à stopper les populismes et juguler le complotisme. L’idéal d’authenticité personnelle ne permettra pas davantage de résoudre notre crise de l’éducation.
Cette quête de l’authenticité est forcément associée à des pratiques, de plus en plus répandues aujourd’hui, telles que le développement personnel, les séances de méditation ou encore le yoga. De quel oeil les regardez-vous à la lumière de votre étude?
De nos jours, être authentiquement soi ne consiste plus à assumer l’angoisse existentielle, mais à être bien « dans son corps et dans sa tête », se défaire de ses défaillances psychologiques, retrouver la confiance en soi, bien vivre sa vie. En témoigne, notamment, le succès du développement personnel, du yoga, de la méditation qui sont censés aider à nous réaliser et à renouer avec soi-même. L’authenticité était synonyme d’anticonformisme courageux et de rébellion anti-institutionnelle. Cet idéal se diffuse aujourd’hui au travers de la littérature psy, des magazines du mieux-être, des manuels de développement personnel. Après l’époque de l’authenticité héroïque et libertaire, s’est mis en place le règne de l’authenticité « psy », normalisée, intégrée, institutionnalisée, troisième phase historique de la culture individualiste de l’authenticité personnelle.
Si l’authenticité est une valeur, elle n’est ni la seule ni la valeur suprême. Qui est le plus respectable: un fanatique de bonne foi ou un humaniste conformiste?
Au-delà des individus, d’un point de vue plus général, quelle est la traduction politique de cet idéal? Quel bord politique et idéologique l’incarne?
Depuis les années 1970, à droite comme à gauche, dans la foulée de l’éclipse des grandes idéologies de la modernité, les leaders politiques cherchent à donner d’eux-mêmes une image d’authenticité, jouent la carte du « parler vrai », de la sincérité et de la proximité, considérés comme les plus grandes vertus politiques par les citoyens. La question de l’authenticité en politique a acquis un poids nouveau avec les leaders populistes, lesquels se présentent comme les seuls authentiques représentants de la volonté populaire, les seuls à incarner la voix du peuple. Avec ses propos incendiaires, ses discours à forte charge émotionnelle, faits de grossièretés et d’invectives, le chef populiste semble « authentique », aux antipodes des élites de l’establishment, de leur langage « politiquement correct ». La survalorisation contemporaine de l’authenticité contribue, à cet égard, à la montée des populismes.
On remarque aussi que des valeurs telles que la solidarité, le commun, le partage sont clairement plébiscitées, principalement depuis le début de la crise sanitaire. Comment expliquez-vous cette sorte de cohabitation entre, d’une part, le triomphe de la quête de l’authenticité et le culte de soi, et, d’autre part, l’intérêt pour les causes communes et l’intérêt général?
Il est caricatural d’assimiler l’individualisme hypermoderne au cynisme, à l’égoïsme, à l’effondrement des engagements dans les affaires concernant le bien public. Il est remarquable qu’au moment où triomphe l’individualisation de la société, il n’y a jamais eu autant de bénévoles et d’associations. En France, on compte quelque quinze millions de bénévoles et à peu près 1,5 million en Belgique . Si la culture individualiste du « be yourself » n’a nullement mis fin aux modes d’investissement de soi dans la sphère publique, c’est que ces formes d’engagement procurent des satisfactions impossibles à trouver dans les jouissances consuméristes, en particulier le bonheur de se sentir utile aux autres et à la société, le bonheur de donner du sens à son existence, de trouver une voie porteuse de valorisation personnelle et d’enrichissement de soi. Les modes d’engagement militant n’ont pas disparu: sous l’effet de l’idéal d’authenticité, ils sont devenus postsacrificiels, moins sacerdotaux, plus mobiles, plus intermittents, plus émotionnels, davantage compatibles avec l’épanouissement de soi.
Comment expliquez-vous la coexistence de la quête d’authenticité que vous décrivez et le consumérisme qui continue à travailler nos sociétés et que démontrent nombre d’études?
L’authenticité n’est plus seulement une vertu morale s’affirmant dans l’opposition radicale à la banalité quotidienne et marchande : elle s’impose comme une exigence portant sur les manières de consommer. Désormais, il s’agit d’être soi jusque et y compris dans l’alimentation, les voyages, le vêtir, la beauté, la décoration. Tous les domaines sont peu ou prou concernés: on mange, on décore son appartement, on s’habille, on voyage, moins en s’attachant à être comme les autres qu’en cherchant à coïncider avec ce qui nous convient. L’ époque est à l’individualisation des pratiques alimentaires: les horaires, les menus, les lieux où manger reposent sur des choix personnels et non plus des prescriptions collectives. A quoi s’ajoute le fait que le mangeur contemporain est en quête d’aliments naturels, bio, authentiques. Le choix des produits écologiques et locaux traduit certes le souci prédominant de la santé mais aussi la volonté d’être un consommateur-citoyen, un « consom’acteur » reprenant le pouvoir sur son mode d’existence et dont les actes expriment ses valeurs, ses convictions. De plus en plus, les touristes sont à l’affût de voyages « vrais », de destinations qui échappent aux circuits stéréotypés du tourisme de masse. Les valeurs individualistes et la révolution numérique ont permis l’émergence de touristes plus autonomes, dont les demandes sont personnalisées et diversifiées, et qui désirent construire leurs vacances en fonction de leurs goûts singuliers. Même la mode, traditionnellement associée au conformisme, enregistre l’onde de choc de l’idéal d’adéquation à soi. On ne choisit plus un modèle parce « c’est à la mode », mais parce qu’il nous plaît, qu’il « nous va ». La nouvelle relation au vêtement qui se déploie privilégie l’accord avec le soi personnel plutôt que la stricte conformité avec la dernière mode.
Quelle serait selon vous une authenticité salutaire et souhaitable qui évite les excès que vous soulevez?
Nous avons à éviter de tomber dans les impasses de l’authenticité libertaire, celle de la contre-culture qui refusait toutes les contraintes collectives au nom de la liberté et de la spontanéité. L’ authenticité souhaitable est celle qui ne tourne pas le dos au travail, à l’effort, à l’innovation technoscientifique, à une éducation exigeante, à la responsabilité sociale. Si l’authenticité est une valeur, elle n’est ni la seule ni la valeur suprême. Qui est le plus respectable: un fanatique de bonne foi ou un humaniste conformiste? Vaut-il mieux un chirurgien cupide mais ultraperformant ou un chirurgien désintéressé mais dont les compétences sont moindres? Tout ce qui est conventionnel n’est pas dépourvu de valeur: cela permet, ce qui n’est pas peu, la civilité des moeurs, une certaine aménité de la vie sociale. L’ altruisme, la solidarité, la bienveillance, la tolérance, la responsabilité des actes mesurés, la justice sociale sont plus souhaitables, plus estimables que l’authenticité. Etre sincère est certes louable mais seulement dans certaines circonstances et pas de n’importe quelle manière. D’autres principes existent, dont l’importance pour construire une vie individuelle et collective souhaitable, l’emportent de beaucoup sur l’authenticité. Tout ce qui est authentique n’est pas nécessairement bon, et tout ce qui est inauthentique n’est pas à excommunier. Nous devons relativiser la valeur d’authenticité qui, sur nombre de points, n’est pas en mesure d’apporter les solutions effectives aux périls qui montent.
(1) Le Sacre de l’authenticité, par Gilles Lipovetsky, Gallimard, 432 p.
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