Théories du complot: « Nous devons veiller à ne pas créer de société parallèle »
Il est devenu une sorte de bâtisseur de ponts entre les complotistes et les autres couches de la population. Jaron Harambam, sociologue attaché à la KULeuven, participe au débat social sur les complotistes aux Pays-Bas. Dans son livre « The truth is out there », 18 théoriciens du complot expliquent ce qu’ils pensent de la 5G, du coronavirus, du changement climatique, de notre système monétaire et d’autres sujets. Entretien sur la tentation des théories du complot et sur le sens et le non-sens de la vaccination obligatoire.
Les théories du complot abondent sur les réseaux sociaux. Pourquoi, selon vous, séduisent-elles autant?
Jaron Harambam : La vérité est de plus en plus remise en question. Il s’agit d’une conséquence logique des diverses transformations de notre société. Prenez la laïcisation, par exemple. Les gens renoncent à leur foi, ils se rendent compte que derrière la religion se cachent toutes sortes de jeux de pouvoir. Mais ils ont toujours besoin d’une histoire plus grande qui leur donne un sens, et les théories du complot offrent des histoires sur le bien et le mal.
Ensuite, il y a la mondialisation. Quelqu’un qui se rend en Russie et entend parler de la chute du mur de Berlin, là-bas, aura une image très différente de ce qui est relayé ici. Ce qui est considéré comme vrai dépend également de l’endroit où vous vous trouvez.
Enfin, la numérisation des médias fait qu’il est plus facile que jamais de trouver une image de la réalité qui nous convient. La croyance en une vérité objective unique devient de moins en moins plausible.
Si l’on ajoute la distance sociale entre d’un côté l’univers des citoyens ordinaires et de l’autre celui des politiciens, des scientifiques et des journalistes, on obtient une plus grande méfiance à l’égard des « élites » et de l’idée qu’elles détiendraient la vérité.
L’une des personnes citées dans votre livre, Gitta Sluijters, s’est lancée dans une résistance farouche lorsqu’elle a entendu un ministre dire que nous ne serons pas en sécurité tant que nous n’aurons pas été vaccinés. « Pur endoctrinement, c’est le puissant lobby Big Pharma qui doit être derrière tout ça ». Il est difficile de nier que le coronavirus rapporte de l’argent aux entreprises pharmaceutiques. Où se situe la limite entre réticences compréhensibles et théorie du complot ?
En cas de théorie du complot, il s’agit d’un groupe de personnes qui expliquent des actions secrètes. Elles voient que quelque chose se passe dans les coulisses, qui est vigoureusement démenti par les autorités. Prenez les attentats du 11 septembre. La théorie est que le gouvernement américain y était mêlé, afin de pouvoir déclencher une guerre. C’est évidemment démenti par le gouvernement.
Gitta s’est penchée sur l’influence de « Big Pharma » dans la crise sanitaire et a conclu à un jeu de pouvoir. Celui-ci contient de nombreux éléments que l’on peut effectivement documenter et vérifier. La différence entre l’enquête critique et la théorie du complot, c’est que dans le dernier cas vos suppositions vont plus loin que ce que vous découvrez. Dans le cas du coronavirus, c’est qu’il y a un plan derrière tout ça, un coup d’État mondial. Il ne s’agit pas seulement de lutter contre la maladie et de faire du profit, mais de surveiller l’humanité. Il existe une tension entre ce que nous pouvons documenter et ce qui pourrait se cacher derrière. Les complotistes veulent découvrir ce qui se passe dans les coulisses. Et ils relient – légitimement ou non – divers éléments de preuve entre eux. C’est ce qu’on appelle relier les points.
Lire aussi: Théories du complot: un Belge sur trois y croit
Vous venez de décrire comment la vérité est devenue instable dans notre société. Mais pourquoi une personne est-elle sensible aux théories du complot et une autre non ?
Il n’y a pas d’explications simplistes à cela, comme le handicap social, par exemple. Parmi les théoriciens de la conspiration, on trouve de nombreux citadins très instruits, qui ont parfois une vision spirituelle du monde et accordent une grande importance aux autosoins. Certaines personnes sont animées par la curiosité, elles veulent découvrir comment le monde fonctionne réellement.
D’autres recherchent la vérité après s’être heurtés à certaines autorités. C’est le cas de Frank Ruesink, dont le fils est tombé gravement malade après avoir été vacciné contre les oreillons, la rougeole et la rubéole. Il s’est donc mis à chercher des informations sur les vaccinations et a trouvé d’autres informations que les officielles. Dans le cas de Gitta, c’est un médicament nocif pour ses problèmes menstruels qui l’a incitée à lancer des recherches approfondies.
D’autres partent en quête de sens dans notre monde matérialiste. Le réseau social joue également un rôle important : un ami vous envoie une vidéo intéressante, par exemple, et c’est parti.
L’image qui veut que les théoriciens du complot soient des « perdants de la modernité » en colère et paranoïaques est donc fausse ?
C’est une vision très unilatérale. Ce qui est certain, c’est que les théories du complot canalisent la colère et le mécontentement social d’un groupe de personnes qui ont le sentiment de ne pas compter et d’être trompées par une élite qui ne se préoccupe que d’elle-même. Il y a pas mal de groupes de classes sociales inférieures qui se sentent de moins en moins représentées par les politiciens ou les médias.
Dans votre livre, le réalisateur de documentaires Flavio Pasquino déclare à propos du covid : « Les médias ont créé une culture de la peur, je n’ai entendu que de la rhétorique de guerre ». Les médias ont-ils suivi les autorités sans critiquer, comme le prétendent les complotistes?
La crise sanitaire semble avoir ajouté une dimension aux rôles journalistiques. Outre la fonction d’information et de chiend e garde du journalisme, elle a ajouté un rôle de responsabilité. Comme si de nombreux médias s’étaient chargés de veiller à ce que les gens respectent les mesures. Au début de la crise, Pieter Klok, rédacteur en chef de De Volkskrant, a déclaré dans une interview à la radio : « Lorsque la peur est à son comble, nous devons essayer de parler d’une seule voix et ne pas exagérer les contradictions ». En d’autres termes, en cas de crise, les médias doivent soutenir les autorités. Bien sûr, cela soulève des questions. Le rôle des médias est-il de maintenir la cohésion de la société ? Et comment conciliez-vous cela avec votre rôle de chien de garde ?
Je crois qu’un choc pluraliste d’idées peut nous faire avancer. Nous devons veiller à ne pas tomber dans une vision étroite et à n’apporter qu’une seule histoire ou perspective. Il y a eu beaucoup de confusion sur les bonnes informations pendant la pandémie de covid, alors comment pouvez-vous soutenir qu’il n’y a qu’une seule voie ? Si vous ne permettez pas l’expression de points de vue différents, y compris les voix dites dissidentes, vous exercez une censure en tant que média.
En tant que média, vous pouvez tout de même hiérarchiser les voix que vous laissez s’exprimer, et dire « ceci nous semble plus valable » et « il y a encore beaucoup de discussions à ce sujet ». En tant que média, votre tâche consiste à interpréter ce qui se passe, ce qui est bien différent de ne couvrir qu’une seule perspective.
La France instaure la vaccination obligatoire pour le personnel soignant. Notre pays envisage la même chose, et il est question d’une vaccination obligatoire pour les enseignants. Quel effet aura la vaccination obligatoire sur les complotistes qui refusent le vaccin, et quel impact aura-t-elle sur la société ?
Les complotistes convaincus ne vont pas se faire vacciner. Et de nombreux sceptiques ne feront que s’entêter, car la coercition entraîne résistance et aversion. Les gens sont sur un continuum lorsqu’il s’agit de mesures sanitaires : de tout à fait d’accord à pas du tout d’accord et tout ce qui se trouve entre les deux. L’effet de la coercition est de pousser les gens vers les extrêmes et donc d’accroître la polarisation. La coercition est le pire outil que vous puissiez utiliser. Nous devons veiller à ne pas créer de société parallèle. Et comment gérer ceux qui, malgré une pression accrue, ne se font toujours pas vacciner ? Allez-vous exclure ces personnes de la société ? Et est-ce souhaitable ? Il s’agit de questions éthiques et politiques complexes dont nous devons discuter avant d’instaurer une telle exigence.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici