Covid et guerre en Ukraine: ces antivax devenus des pro-Poutine (analyse)
La galaxie complotiste qui désinforme sur la pandémie propage aussi un contre-discours sur l’invasion russe de l’Ukraine. Avec, comme rengaine, que « tout est lié ». Et un narratif proche de la propagande du Kremlin.
Manifestations et initiatives de soutien au peuple ukrainien bombardé et jeté sur les routes de l’exil, mobilisations pour accueillir les réfugiés, monuments du monde illuminés en jaune et bleu…: l’élan de solidarité avec l’Ukraine est massif, en Belgique comme ailleurs en Europe. Pour autant, un discours « alternatif » essaime sur les réseaux sociaux. Des groupuscules et individus qui ont minimisé la dangerosité du Covid-19 et crié à la « dictature sanitaire » relativisent l’ampleur de l’invasion russe ou en rejettent la responsabilité sur l’Occident. Des milieux très remontés contre le traitement médiatique de la crise sanitaire s’en prennent à nouveau aux médias traditionnels qui, selon eux, intoxiquent les citoyens et en font des « moutons ». Des diffuseurs de théories du complot assurent que la « vérité » est, une fois de plus, cachée au public. Ils prétendent que la guerre en Ukraine, comme la pandémie, a été planifiée par les « élites mondialistes corrompues ». Que l’objectif est de distraire la population du « scandale des vaccins ». Donc, que « tout est lié », vieille rengaine de la pensée complotiste.
Cette capture d’écran très virale du « journaliste mort deux fois » est également un montage grossier et une fausse info.
L’une des voix les plus écoutées de la mouvance covidosceptique en Belgique nous envoie, pour nous prouver que les médias « mainstream » ne font pas correctement leur travail sur le conflit, une capture d’écran d’une photo de femme blessée. Elle a été publiée en Une de plusieurs journaux européens, dont The Guardian et Bild, le quotidien le plus lu d’Allemagne, au lendemain de l’invasion russe de l’Ukraine. Notre source reprend à son compte la thèse, diffusée sur les réseaux sociaux, selon laquelle le cliché n’est pas celui d’une Ukrainienne blessée par un bombardement russe sur un immeuble résidentiel de Tchougouïv, dans la banlieue de Kharkiv (est de l’Ukraine), comme l’indique la légende des journaux, mais une photo prise en 2018 lors d’une explosion de gaz dans la ville russe de Magnitogorsk. « Je suis bien conscient que la propagande russe utilise les mêmes armes, mais que le très sérieux The Guardian commette ce genre de propagande, c’est désolant », écrit le redresseur de torts.
Montages grossiers, fausses infos
Vérification faite, c’est lui qui s’est fait intoxiquer: la photo a bien été prise à Tchougouïv, le premier jour de l’invasion. Les deux photographes auteurs des clichés de la vieille dame blessée par les bombes russes confirment qu’ils ont pris ces photos le 24 février 2022. Le fait est attesté par les métadonnées des images, qui indiquent la date de création, signale Reality Check, l’équipe de vérification des faits de la BBC. Si les deux photos peuvent prêter à confusion, on repère néanmoins des différences visuelles: « Le bâtiment russe de huit étages ne ressemble en rien aux immeubles de cinq étages photographiés par les agences de presse AFP ou Anadolu, le 24 février, en Ukraine », constate l’équipe CheckNews du journal Libération. Les fausses rumeurs selon lesquelles les photos seraient anciennes et la femme photographiée ne serait pas une victime mais une « actrice » proviennent de comptes prorusses retweetés.
Notre « informateur » nous envoie une autre capture d’écran, elle aussi très virale sur les réseaux sociaux. Un journaliste présenté comme « le premier Américain victime du conflit en Ukraine » aurait, en réalité, été abattu l’an dernier par les talibans à Kaboul. Toutefois, dans ce cas-ci également, il s’agit d’un montage grossier et d’une fausse info. Les Décodeurs, le site du journal Le Monde dédié au fact-checking, donne des précisions sur ce prétendu « journaliste mort deux fois »: « Des captures d’écran attribuées à CNN circulent pour montrer que le même homme, Bernie Gores, aurait été annoncé comme mort en Ukraine et en Afghanistan. C’est une intox: ces comptes ne sont pas liés à CNN et la photo montre le youtubeur Jordie Jordan. Ce canular circule depuis l’explosion au port de Beyrouth (Liban) en 2020. »
Propagande russe et complotisme
Le conflit en Ukraine est, aussi, une guerre des images. Vidéos truquées, photomontages et archives décontextualisées circulent sur les réseaux sociaux depuis le début de l’offensive lancée par Vladimir Poutine. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky, ancien comédien devenu chef de guerre salué en Occident pour son sang-froid, est la cible de prédilection de la propagande russe (diffusée notamment par l’application de messagerie Telegram) et de la sphère complotiste. Pour justifier son élimination, il est présenté comme « un nazi » et une marionnette du « Deep State« , l' »Etat profond », prétendu organe parallèle qui détiendrait le vrai pouvoir.
L’agence étatique russe Ria Novosti et les versions russes de RT (ex-Russia Today) et Sputnik, ont lancé, le surlendemain de l’invasion, la rumeur sur la fuite supposée de Zelensky hors de Kiev. Le président ukrainien l’a démentie et s’est filmé à plusieurs reprises dans les rues de la capitale. L’infox a néanmoins été reprise sur les comptes Twitter et VKontakte (le « Facebook russe ») du chanteur Francis Lalanne, dont les dérapages conspirationnistes ont déjà suscité le tollé à de nombreuses reprises. L’ an dernier, il appelait les militaires à la désobéissance contre les restrictions sanitaires « liberticides » et comparait le vaccin anti-Covid à un « crime contre l’humanité ». Aujourd’hui, il traite le président ukrainien de « menteur » et de « psychopathe ».
Les nouvelles recrues de la complosphère
Les théories du complot qui fleurissent sur les réseaux sociaux depuis le début de la guerre en Ukraine proviennent surtout de personnes qui ont propagé des récits fictifs délirants sur la pandémie. « Je pensais qu’on avait atteint le climax absolu du complotisme avec la séquence Covid, raconte Tristan Mendès France, enseignant et spécialiste des cultures numériques, dans une vidéo publiée le 7 mars par le site Conspiracy Watch. En réalité, on est au début d’un moment encore plus virulent, car l’événement, l’invasion de l’Ukraine, aura des conséquences plus graves. Pendant la pandémie, l’effervescence complotiste a réussi à capitaliser une audience folle, planétaire, à créer des passerelles entre communautés, à développer une infosphère. Avec l’attaque russe, des profils anti-Otan, anti-Amérique et, sans doute, pro-Poutine ont rejoint dans cette complosphère les acteurs de la désinformation sanitaire. »
Je pensais qu’on avait atteint le climax du complotisme avec le Covid. En réalité, on est au début d’un moment encore plus virulent.
Certains de ces complotistes établissent un lien direct entre les deux crises. « Covidisme et ukrainisme » sont les « deux maladies mentales qui touchent les Occidentaux« , clame Salim Laïbi, un chirurgien-dentiste marseillais d’extrême droite, proche du milieu négationniste. Dans une vidéo postée, le 1er mars, sur son site de fake news (Le Libre penseur), il associe « l’arnaque du Covid et l’arnaque ukrainienne. » Il ajoute: « On ne peut critiquer la doxa: Poutine est le méchant, Zelensky le gentil. Les Russes sont des barbares, les Ukrainiens des poètes… A la télé, on nous met le drapeau ukrainien comme si nous étions tous pro-Ukraine. »
« Nous vacciner, puis punir la Russie »
Coqueluche de la complosphère, Silvano Trotta tient à peu près le même langage dans ses tweets: « L’Ukraine semble tomber à pic pour ne plus parler du scandale mondial de leurs « vaccins » toujours expérimentaux! » Selon ce chef d’entreprise alsacien, qui a fait partie des protagonistes du film complotiste Hold-up de Pierre Barnérias (novembre 2020), la « plandémie » a été orchestrée à dessein par Bill Gates et l’industrie pharmaceutique. Les dirigeants occidentaux « n’avaient qu’une obsession, nous vacciner malgré que ces vaccins soient inutiles et dangereux. Maintenant, ils ont une nouvelle obsession, punir la Russie, même en affamant leurs propres peuples! » A propos du président ukrainien Zelensky, il poste: « Ce type est malade, il est le problème! Et dire que des débiles écoutent ce drogué nazi. »
Le youtubeur multiplie aussi, dans le sillage des affirmations des autorités russes, les posts sur les présumés laboratoires biologiques américains en Ukraine. Le 10 mars, Sergueï Lavrov, chef de la diplomatie russe, a accusé Washington d' »utiliser le territoire ukrainien pour mener des expériences sur des agents pathogènes qui peuvent ensuite être utilisés pour créer des armes biologiques ». Le sujet, pas vraiment neuf, est massivement relayé par les milieux complotistes (#USBiolabs). Ils affirment que l’ attaque russe contre l’Ukraine vise en fait à détruire ces laboratoires où des maladies mortelles comme le Covid seraient secrètement produites.
La fausse carte des biolabs
A l’appui de cette thèse, la complosphère fait circuler deux cartes de l’Ukraine juxtaposées. L’une montrerait l’emplacement des frappes de l’armée russe, l’autre la localisation des prétendus laboratoires. Le document (voir carte en p. 30) ne prouve rien: les points désignant les laboratoires ont été rajoutés et les lieux ciblés sont les principales villes d’Ukraine. Seuls faits avérés: depuis de nombreuses années, des labos ukrainiens et géorgiens sont partenaires d’un programme américain de « prévention contre les risques biologiques ». Le 8 mars, la sous-secrétaire d’Etat américaine pour les Affaires politiques, Victoria Nuland, a expliqué que son pays travaillait avec l’Ukraine pour « éviter que des matériaux liés à la recherche biologique ne tombent entre les mains des forces russes« , déclaration aussitôt interprétée par Moscou et les hérauts de la « réinformation » comme un aveu.
Le conspirationniste belge Jean-Jacques Crèvecoeur s’était fait remarquer au début de la crise sanitaire en qualifiant, dans ses vidéos, le Covid-19 de « manipulation monumentale » destinée à imposer une « dictature mondiale ». En octobre 2021, il traite ses opposants de « fous dangereux », de « malades mentaux », « qui ne méritent même plus de vivre sur cette planète », note le site Conspiracy Watch. A présent, le gourou assure que Vladimir Poutine bombarde l’Ukraine pour protéger le monde contre la prochaine pandémie, déjà orchestrée par Bill Gates. Ceux qui la préparent s’appuient « sur les travaux de laboratoires, dont ceux situés en Ukraine ». Le vidéaste prétend que « Poutine a visé dès le départ et détruit de façon précise les emplacements de ces laboratoires ». Il ajoute que le président russe s’attaque, en Ukraine, « uniquement à la milice néonazie et aux dirigeants néonazis, c’est tout ».
Conseils face aux variants complotistes
Que faire pour ne pas se laisser infecter par ces nouveaux variants complotistes? Eviter de partager ou diffuser des informations non sourcées ou non vérifiées. Des médias couvrent le conflit sur le terrain et recueillent les analyses de spécialistes reconnus. Faisons-leur davantage confiance qu’ à des récits « alternatifs » souvent véhiculés par des milieux conspirationnistes et extrémistes. Comme le dit Marie Peltier, spécialiste belge du complotisme, « les idéologues du complot prétendent nourrir et défendre l’esprit critique, le doute, alors qu’ils ont dévoyé cette attitude pertinente en faisant croire que tout le « système » est mensonger et qu’eux apportent la seule vérité. »
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