Comment l’Europe peut-elle organiser sa défense face à la Russie? (analyse)
Comment créer une « autonomie européenne de défense » en bonne intelligence avec l’Otan? La guerre de Vladimir Poutine en Ukraine a imposé un sursaut de la part de l’Union européenne. Qui en a discuté à Bruxelles avec Joe Biden. Le politologue Frédéric Encel prône un « noyau franco-britannique ».
Une première étape. Le 21 mars, les ministres des Affaires étrangères et de la Défense de l’Union européenne ont approuvé la « boussole stratégique » (« Strategic Compass »). Ce texte fixe le cadre de la nouvelle politique de sécurité et de défense commune pour les dix ans à venir. Il prévoit, en guise de première réalisation, la création d’une force de réaction rapide, composée de cinq mille hommes et chargée notamment de l’évacuation de citoyens européens des zones de troubles. Son adoption a été accélérée par le retour de la guerre en Europe. Mais, à l’origine, c’est le désintérêt manifesté par les Etats-Unis de Donald Trump pour la sécurité des pays européens qui en avait inspiré l’idée. Aujourd’hui, les Vingt-Sept prônent de développer avec l’Amérique de Joe Biden « une coopération plus étroite et mutuellement bénéfique ».
Avec plus et mieux d’économie, avec plus et mieux de partenariat relevant du soft power, avec plus et mieux de diplomatie, les Européens pensaient éviter ad vitam aeternam la guerre.
Cette nouvelle relation « adulte » sera testée ce jeudi 24 mars à Bruxelles lors des sommets de l’Otan et de l’Union européenne auxquels assistera le président américain. Il devrait y être question de nouvelles sanctions contre la Russie de Vladimir Poutine en représailles à sa guerre de plus en plus meurtrière en Ukraine et de la consolidation d’une « autonomie stratégique européenne » pour faire face aux nouveaux défis posés par Moscou. Maître de conférences à Sciences Po Paris et professeur de relations internationales, Frédéric Encel publie Les Voies de la puissance (1). Il explique les raisons et les conséquences de cette prise de conscience européenne en matière de défense.
Depuis la chute de l’Union soviétique, les Européens ont-ils eu tort de négliger la dimension militaire de leur puissance?
C’est certain. Les Européens ont constitué l’illustration la plus parfaite de cette ineptie formulée par Francis Fukuyama dans les années 1990, à savoir qu’il y avait une « fin à l’histoire ». Le président français Emmanuel Macron a bien fait, à deux reprises au début de la guerre en Ukraine, de rappeler que l’histoire était tragique. Les Européens ont négligé leur propre défense notamment parce qu’ils se sont arc-boutés à leur propre narratif depuis la signature des traités de Rome en 1957 (NDLR: instituant la Communauté économique européenne), qui soutenait qu’au fond, avec plus et mieux d’économie, avec plus et mieux de partenariat relevant du soft power, avec plus et mieux de diplomatie, on évitera ad vitam æternam la guerre. C’est fondamentalement une aberration. Aujourd’hui, Vladimir Poutine rappelle l’Europe au bon souvenir de l’histoire. Il va falloir commencer, en Europe, à penser la puissance.
Peut-on s’attendre, au-delà du cas particulier de l’Allemagne, à une revalorisation des budgets militaires des Etats membres de l’Otan pour atteindre au minimum les 2% du PIB demandés par les Américains?
Oui, mais ce que vous évoquez, c’est dans le cadre de l’Otan. Dorénavant, l’Europe doit aussi penser une autonomie stratégique envers l’Otan. Il ne s’agit pas de la contourner, ni de s’y opposer. Personne ne le souhaite. Elle reste une alliance extraordinairement puissante et protectrice. Mais on a bien vu lors de ces dernières décennies que les intérêts américains ne sont pas nécessairement et mécaniquement alignés sur les intérêts européens, et vice versa. Il faut que l’Europe ajoute une dimension stratégique à sa vocation originelle qui s’inscrit dans l’économie, le commerce et la diplomatie, mais pour elle-même. Consacrer davantage de budget, oui bien sûr. De coopération, oui bien sûr. Mais, entre autres, pour une défense plus autonome.
Dans une forme de complémentarité avec les missions de l’Otan?
Oui. Il s’agit de complémentarité. Et en dépit des ricanements qui ont suivi l’affaire de la vente avortée des sous-marins français à l’Australie (NDLR: le 15 septembre 2021, Canberra rompait un contrat conclu avec la France pour la fourniture de sous-marins au profit d’une commande d’engins américains dans le cadre d’une alliance stratégique entre les Etats-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni), j’en appelle même à penser un noyau franco-britannique. Pourquoi? Parce que, même si le Brexit a eu lieu, il ne concerne que la dimension Union européenne. En l’occurrence, on n’est plus uniquement dans cette dimension-là. La défense du continent dépasse la problématique de l’Union européenne. D’autre part, ce sont les deux seuls pays du continent européen, au sens géographique du terme, à continuer à se percevoir comme devant incarner des grandes, ou moyennes, puissances globales, c’est-à-dire assumant la dimension stratégique de leur puissance. De ce point de vue, il y a une cohérence. Je constate d’ailleurs qu’en dépit des aspects foutraques et loufoques du Premier ministre britannique Boris Johnson, les deux armées continuent à travailler, à coopérer, voire à se mutualiser dans le cadre du processus dit de Lancaster House (NDLR: deux traités militaires signés entre les deux pays le 2 novembre 2010). On peut parfaitement imaginer là un futur noyau d’une autonomie de stratégie européenne aux côtés de l’Otan, y compris sui generis sur des dossiers qui concerneraient moins les Etats-Unis.
Imaginez-vous un leadership de la France en matière de défense à l’échelon de l’Union européenne?
Tous les Etats de l’Union européenne et du continent européen se méfient du leadership français. Ils connaissent l’histoire de la France et de l’Europe et cette tentation, ici et là, de penser l’Europe comme « une grande France ». Je pense que c’est erroné et que l’ on en est sorti. On a compris en France qu’il fallait penser coopération d’égal à égal avec nos partenaires européens. Néanmoins, objectivement, la principale puissance politique et militaire de l’Union européenne, c’est la France. Et tout aussi objectivement, la première puissance militaire de l’Otan sur le continent européen, c’est la France. Du reste, c’est reconnu par Vladimir Poutine, qui n’accepte comme canal diplomatique qu’Emmanuel Macron. Ce n’est pas un hasard.
Dans ce contexte, quel rôle l’Allemagne, qui a spectaculairement rehaussé son budget de Défense, pourrait-elle jouer?
Si l’Allemagne change de paradigme, ce qu’elle semble enfin commencer à faire, si elle accepte d’assumer une dimension stratégique qu’elle rejette catégoriquement depuis 1949, alors oui, on pourra imaginer quelque chose. Le problème est qu’elle n’en est qu’à la toute première étape du rattrapage de budget qu’elle aurait dû consacrer à sa Défense dans le cadre de l’Otan. Et puis, en continuant à acheter américain, elle reste toujours sur le même paradigme du « parapluie des Etats-Unis ». Ce n’est pas comme cela que l’on construira une autonomie stratégique européenne. Il faudra bien un jour acheter européen.
L’Europe doit-elle en quelque sorte s’émanciper de la puissance américaine?
Oui. Mais la difficulté est que, lorsqu’on parle de s’émanciper des Etats-Unis, l’idée fait tout de suite bondir et trembler de peur en Allemagne, au Benelux, en Italie… sans même parler de l’Europe orientale. Et notamment face à Vladimir Poutine. Plutôt que d’émancipation, je préfère parler de relative autonomie stratégique. Aucun Etat n’acceptera de sortir du simple commandement intégré de l’Otan comme le fit la France pendant des décennies (NDLR: de la fin des années 1960, sous l’impulsion de Charles de Gaulle, à 2009). Moins que jamais. Sauf si Donald Trump revenait au pouvoir dans trois ans. Dans ce cas, le terme d’émancipation conviendrait parfaitement. Mais ce serait même plutôt les Américains qui s’émanciperaient des Européens, le comble.
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La dimension dissuasive de l’arme nucléaire est-t-elle affaiblie par la façon dont elle a été invoquée dans ce conflit?
L’armement nucléaire est fait pour ne pas être utilisé. Il a été ramené à sa dimension diplomatique depuis la crise de Cuba en 1962 et la guerre du Kippour en 1973. C’est ce que l’on a vu. Lorsqu’un chef d’Etat ou de gouvernement évoque la possession par son pays de l’arme atomique, il dit quelque chose de sa très haute détermination, de sa très haute exaspération. Mais cela relève de la rhétorique diplomatique. L’arme atomique n’est plus ni moins dissuasive maintenant qu’il y a quelques années. Ce qui est dissuasif en l’occurrence aujourd’hui, c’est l’Alliance atlantique. Je constate que Vladimir Poutine n’envoie pas d’hommes à l’ouest de l’Ukraine. Il n’ira pas aux frontières polonaises et roumaines.
L’Union européenne peut-elle se délier de sa dépendance à l’égard de la Russie en matière d’hydrocarbures?
Elle peut le faire, mais pas à court terme. Un réseau d’approvisionnement en gaz naturel ne se forge pas en quelques semaines. Si on ne pense pas très vite et très efficacement la question, on risque de connaître des déconvenues dès l’automne prochain. L’Algérie n’a pas fait ce qu’il fallait pour développer ses capacités. La Norvège exporte déjà à plein. Il y a une nouvelle source de gaz naturel à proximité immédiate de l’Union européenne, en Méditerranée orientale, exploitable par la Grèce, Chypre, Israël, l’Egypte et, demain peut-être, le Liban si l’Etat libanais daigne exister. Ce gaz commence seulement à être exploité. Mais il y a là des gisements tout à fait considérables. En attendant, il n’y en aura pas pour tout le monde. Il sera plus rare, plus cher. Mais l’Union européenne a déjà démontré que, par temps de crise, elle savait s’organiser. Encore une fois, il s’agit de rapatrier et/ou de développer selon les secteurs de quoi créer une autonomie stratégique européenne. C’est vrai sur le plan militaire ; c’est vrai sur le plan énergétique.
Estimez-vous que la prise de conscience de cette nécessité est désormais acquise au sein de l’Union européenne?
Je pense qu’il y a une prise de conscience à double détente. Un, à l’égard de la Chine à cause du Covid. Deux, sur les plans énergétique et militaire face à la Russie. En deux ans, l’Europe s’est pris deux claques, deux avertissements sans trop de frais, pour l’instant.
(1) Les Voies de la puissance – Penser la géopolitique au XXIe siècle, par Frédéric Encel, Odile Jacob, 304 p.
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