Comment la Belgique est devenue une puissance coloniale
En une dizaine d’années, de 1876 à 1885, Léopold II réussit à mettre la main sur l’immense bassin du fleuve Congo. Le projet apparemment chimérique du roi se transforme en colonie belge grâce à un extraordinaire concours de circonstances.
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En 1908, la Belgique acquiert le statut de puissance coloniale: son roi, Léopold II, qui a aussi, depuis 1885, le titre de « roi-souverain » de l’Etat indépendant du Congo (EIC), lui cède sa colonie, qui sera administrée sous le nom de Congo belge jusqu’à son indépendance en 1960. Comment s’est concrétisé l’improbable phénomène colonial belge ? Quels faits ont transformé un projet léopoldien d’apparence irréaliste en une colonie belge, puis en un Etat africain ? L’initiative du souverain a bénéficié, entre 1876 et 1885, d’une fenêtre d’opportunités, d’un ensemble de circonstances passagères qui ont permis un enchaînement d’événements.
Grand voyageur, le futur Léopold II, alors duc de Brabant, vantait déjà les mérites de la colonisation et s’intéressait au système mis en place par les Hollandais à Java. Il rêve de lancer et de participer personnellement à de juteuses entreprises coloniales et commerciales. A ses yeux, elles serviront à la fois les intérêts économiques et la grandeur de la Belgique, et le patrimoine de la famille royale. Cette idée fixe, toujours présente après l’accession du prince au trône (1865), suscite la méfiance des milieux politiques et économiques belges. « Les autorités belges et les milieux d’affaires sont très sceptiques et même hostiles face aux projets qui ne cessent de jaillir de l’esprit du souverain « , reconnaît l’historien de la VUB Guy Vanthemsche, auteur de La Belgique et le Congo. Empreintes d’une colonie (Complexe, 2007).
Un coût dissuasif
Léopold II lance tous ces projets grâce à son immense fortune personnelle et l’aide de fidèles collaborateurs. Mais les « lubies » du roi ne sont pas prises au sérieux. L’intérêt belge pour les horizons lointains est alors très marginal. Les territoires qui deviendront la Belgique n’ont pas participé au grand commerce mondial des XVIIe et XVIIIe siècles. A la différence de l’Angleterre, de la France, des Pays-Bas, de l’Espagne et du Portugal, elle n’a pas hérité d’attaches outre-mer. La rupture avec La Haye, en 1830, a coupé un lien éphémère avec les Indes néerlandaises. Surtout, la jeune nation belge est encore fragile et tenue à une stricte neutralité. Il y a donc, pour elle, un risque politique et économique majeur à s’immiscer dans le « grand jeu » des rivalités entre puissances coloniales, qui s’exacerbe dans la seconde moitié du XIXe siècle. « Les initiatives coloniales impliquent en outre un coût budgétaire que l’Etat libéral belge, qui se veut « modeste », n’est pas disposé à supporter », note Guy Vanthemsche.
En 1875, le roi affiche son intention de prospecter désormais en Afrique, les Espagnols ayant refusé de lui céder les Philippines. A l’époque, « l’Afrique centrale n’est connue en Europe que par les quelques rares explorateurs qui l’ont effleurée, relève l’historien de la VUB. Léopold II essaie de profiter de ces premières approches pour tenter, une fois de plus, de lancer une affaire profitable. » En 1876, il convoque à Bruxelles une Conférence géographique internationale. Une quarantaine d’experts européens – explorateurs, géographes et philanthropes intéressés par l’Afrique – y participent. A l’issue du rendez-vous, le roi crée l’Association internationale africaine (AIA). Objectif affiché : découvrir les terres inconnues du bassin du Congo, civiliser leurs habitants et supprimer la traite des Noirs, le commerce d’esclaves. Ce paravent scientifique et humanitaire cache des préoccupations de profit. Toutefois, l’AIA devient vite inopérante face aux actions individuelles de ses comités nationaux.
Stanley, l’atout du roi
Léopold II s’assure alors un atout précieux : il réussit à s’attacher les services d’Henry Morton Stanley, rendu célèbre par sa rencontre avec David Livingstone (1871) et par sa traversée de l’Afrique d’est en ouest (1874-1877). L’explorateur, qui n’est pas parvenu à intéresser la Grande-Bretagne à la région du fleuve Congo, accepte de retourner sur place en 1879 en tant qu’agent du roi des Belges. Sa mission : fonder des stations pour le compte d’un nouvel organisme, le Comité d’études du Haut-Congo, rapidement remplacé par l’Association internationale du Congo (AIC), deux structures derrière lesquelles se profile une fois de plus le souverain.
Le roi cherche à obtenir des monopoles commerciaux et ne songe pas à établir une forme de souveraineté politique. Mais la donne change à partir de 1882. L’explorateur Brazza, actif comme Stanley dans l’embouchure du Congo, conclut des accords avec des chefs africains qui reconnaissent la souveraineté française dans la région. Léopold II adopte alors une nouvelle tactique. « Pour obtenir l’appui des autres puissances, il doit devenir le champion du libre-échange, explique l’historien Pierre-Luc Plasman, auteur de Léopold II, potentat congolais (Racine, 2017). « Dès 1883, la formule ‘un Etat sans douane’ est répétée de plus en plus et elle rencontre un écho considérable dans les milieux économiques européens. » Les Britanniques applaudissent cette promesse. Pour rassurer la France, le roi a l’habileté de lui accorder le droit de préemption sur le Congo : si son projet colonial échoue, elle recueillera son territoire ».
Pas de plan préconçu
L’AIC cherche alors à se faire reconnaître comme Etat par les puissances occidentales. Ce qui se produit avant et en marge de la Conférence internationale de Berlin de 1884-1885. » Ce tour de force réussit, car le roi a bien disposé ses pièces sur l’échiquier « , commente Pierre-Luc Plasman. Léopold II devient ainsi le roi souverain absolu de l’Etat indépendant du Congo. Ce résultat final n’est pas conçu dès le début de l’entreprise. « Au contraire, il prend forme petit à petit, au gré des circonstances, par une série de revirements parfois inattendus, remarque Guy Vanthemsche. Léopold II ne poursuit donc pas méthodiquement le « grand dessin africain », la « colonie pour la Belgique », que certains historiens lui ont prêté après-coup. »
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