Matignon, tremplin ou tombeau?
Sortis tous les deux d’une expérience éprouvante de Premier ministre, ils ne nourrissent pas les mêmes ambitions. Edouard Philippe s’est préservé. Manuel Valls a été broyé.
Ils sont de retour. L’un à Paris pour renouer, un jour, avec un destin national après s’être retiré sur ses terres du Havre. L’autre en France après une expatriation dans l’ Espagne de sa naissance où il a brigué la municipalité de Barcelone. Ils ont tous les deux occupé le poste de Premier ministre. Et bien que le premier soit de droite et le second de gauche, ils ont fait un bout de chemin, éphémère pour le Barcelonais, avec Emmanuel Macron. Edouard Philippe, chef du gouvernement français sous le mandat du président actuel (2017-2020), et Manuel Valls, son prédécesseur à l’époque de François Hollande (2014-2016), publient chacun un livre qui conte leur expérience.
Il ne peut y avoir confiance et loyauté que parce qu’il y a, de temps à autre, des différences de point de vue et un accord sur l’essentiel.
Les observateurs français scrutaient particulièrement le récit du premier, coécrit avec son compère Gilles Boyer, Impressions et lignes claires (1), et les interviews qui accompagnaient sa promotion dans l’espoir d’y déceler l’indice d’une entorse au serment de loyauté qu’il s’était fixé: si Emmanuel Macron est candidat à l’élection présidentielle de 2022, il était exclu qu’il en soit, même s’il fait figure de meilleur de la classe aux yeux des électeurs de droite. La pêche s’est révélée improductive. Et l’espèce de vénération affichée dans son livre pour celui qui a eu l’audace de le désigner Premier ministre, lui l’inconnu, lui de droite, le 15 mai 2017, empêche sérieusement d’imaginer qu’il puisse en être autrement.
La confiance et la peur
Or, bizarrement, si Emmanuel Macron et Edouard Philippe ont partagé nombre d’épreuves pendant ces 1 145 jours d’exercice commun du pouvoir marqués par la crise des gilets jaunes, la bronca contre la réforme des retraites et la pire crise sanitaire depuis un siècle, une distanciation sociale continue de les séparer. Collègues mais pas amis, ceux qui ont fait fonctionner le couple exécutif français avec la plus belle harmonie observée depuis longtemps. « La vérité est que la confiance avec le président n’a jamais été rompue, analyse Edouard Philippe. Il y eut, sans doute, comme dans toute relation professionnelle, de l’impatience ou des doutes, des options contradictoires privilégiées par l’un ou par l’autre sur certains sujets, mais la confiance n’a rien à voir avec l’accord complet, permanent et inconditionnel. C’est tout l’inverse. Il ne peut y avoir confiance et loyauté que parce qu’il y a, de temps à autre, des différences de point de vue et un accord sur l’essentiel. »
On peut penser que celui qui est redevenu maire du Havre sait ne pas devoir injurier l’avenir, est peut-être enclin pour cette raison à taire ses désillusions, ses regrets et ne veut pas noircir un bilan qui est aussi le sien. Le récit de ses trois années passées à Matignon est assez lisse et élude en partie les sujets sensibles (la répression policière des gilets jaunes, les tensions sur une des mesures qui les a jetés sur les ronds-points, l’abaissement à 80 km/h de la vitesse autorisée sur certaines routes, les ratés du début de la lutte contre la pandémie de Covid…). Il n’empêche, Impressions et lignes claires décrit bien la difficulté de gouverner, qui plus est en période de crises sociale et sanitaire. Edouard Philippe parle avec sincérité de la peur qui l’a gagné quand il est apparu au printemps 2020 que la France pourrait venir à manquer des médicaments nécessaires à la réanimation si sollicitée par les unités Covid des hôpitaux.
« On ne sort pas indemne d’une telle expérience, reconnaît l’ancien Premier ministre de Macron. Nous sommes pour notre part aujourd’hui bien plus conscients de la difficulté de gouverner et de celle, encore plus grande, de présider. » Pour autant, Edouard Philippe se refuse à souscrire à l’idée communément admise de « l’enfer de Matignon » qui placerait la fonction de chef de gouvernement comme le summum du sacerdoce. « A Matignon, plus ça dure, moins c’est dur. […] A l’Elysée, pour autant que nous puissions en juger, il nous semble que c’est l’inverse », ose même le duo d’auteurs.
Fatigué, abîmé
S’il y a bien une personne qui peut témoigner qu’on ne sort pas indemne de la direction d’un gouvernement, c’est Manuel Valls. Dans Pas une goutte de sang français (2), il se décrit comme un « homme fatigué, abîmé par trop de coups reçus, par des années de combat politique, par la brutalité des réseaux sociaux » quand il décide de quitter la France pour tenter l’aventure politique à Barcelone, dont il deviendra conseiller municipal sur une liste estampillée Ciudadanos, le parti centriste, à l’issue des élections du 26 mai 2019.
Cinq ans après être sorti de sa charge de Premier ministre pour échouer aux primaires socialistes à la présidentielle de 2017, le revenant ne nourrit pas la même ambition que son coreligionnaire en écriture. Tout juste ambitionne-t-il d’être « l’un des acteurs principaux du combat des Lumières contre l’obscurantisme ». Il en est d’autant plus libre pour dresser l’inventaire du mandat de François Hollande. Faiblesse, frilosité, inertie: Manuel Valls n’est pas tendre avec celui qu’il dit pourtant être son ami. L’ancien Premier ministre épingle en particulier la période des attentats de janvier (Charlie Hebdo, l’Hyper Cacher) et novembre 2015 (le Bataclan, les terrasses) qui aurait pu permettre des démarches inédites. « Le président aurait pu prendre des initiatives majeures, imposer l’union nationale. François Hollande ne le tente pas ou si peu – les querelles politiciennes l’emportent », relate l’auteur. « Que je regrette l’inertie du président de la République, sa frilosité, alors qu’il était de nouveau populaire, porté par le vent de l’unité nationale! C’était le moment de renverser la table – au moins d’essayer », enchérit-il.
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Pis, la seule disposition marquante que le président socialiste avance après les attentats, la déchéance de nationalité pour les personnes plurinationales condamnées pour des actes de terrorisme, il finit par s’en désintéresser. « Un chef de l’Etat qui annonce une réforme constitutionnelle devant l’ensemble des parlementaires, devant les millions de Français qui ont écouté son discours en direct sur toutes les chaînes, qui la fait adopter en Conseil des ministres le 23 décembre, et qui ensuite ne l’assume pas, ce n’est pas banal« , assène Manuel Valls, obligé de défendre un texte qui lui inspire le plus grand scepticisme.
L’amertume habite le récit de l’ancien chef de gouvernement. Le mandat de François Hollande et l’évolution de la gauche la nourrissent. « La social-démocratie s’est montrée incapable de régénérer l’Etat-providence, de l’adapter aux réalités de notre époque, pour mieux lutter contre les inégalités et le déclassement d’une partie des classes moyennes, broyées par la crise financière de 2008, décrypte Manuel Valls. Faute d’affronter les conséquences de la mondialisation de l’économie et de l’individualisation de la société, la gauche s’est enfermée dans une vision pessimiste et passéiste du monde. » Ce constat lucide dressé, Manuel Valls a préféré se rapprocher du centre politique et du centre du pouvoir. Pas de chance pour lui, les deux étaient occupés par un certain Emmanuel Macron qui, pour personnifier cette politique de l’extrême centre, ne penserait pas à lui mais à Edouard Philippe.
(1) Impressions et lignes claires, par Edouard Philippe et Gilles Boyer, Jean-Claude Lattès, 422 p. Pourquoi ce titre? « A Matignon, on peint impressionniste ; à l’Elysée, on a besoin de lignes claires », écrivent les auteurs.
(2) Pas une goutte de sang français, par Manuel Valls, Grasset, 224 p.
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