L’Allemagne après Merkel (6/6): le vaccin qui dope la biotech
Les élections législatives du 26 septembre prochain scelleront la fin de seize années de pouvoir de la chancelière. Le Vif revient pendant tout l’été sur les lieux où la politique d’Angela Merkel a rencontré l’histoire. Ils disent de quelle façon l’Allemagne a changé. Cette semaine, rendez-vous à Mayence, siège de la société qui a mis au point le premier vaccin contre la Covid. Même si l’indispensable partenariat avec l’ américain Pfizer a montré les limites des moyens du secteur en Allemagne.
Un vent glacial souffle sur l’Arena, au bord de la Spree. L’ancienne usine de brique, classée monument historique, héberge en temps normal toutes sortes d’événements culturels branchés. Avec la crise sanitaire, elle s’est transformée le 27 décembre 2020 en centre de vaccination, le premier à ouvrir dans la capitale allemande où, comme ailleurs dans le pays, les doses initiales étaient réservées aux pensionnaires des maisons de retraite. Quelque 150 personnes s’y présentent ce jour-là. La plupart sont des infirmières ou des aides-soignantes, ombres fuyantes protégées des micros par un service de sécurité musclé, au milieu des rafales de pluie et de vent. Les rares qui acceptent de prendre la parole, comme cet auxiliaire de soins indien employé dans une maison de repos de la ville, avouent leur « inquiétude », disent se sentir comme « les cobayes » d’une expérience inédite: le recours à l’ARN messager pour lutter contre le nouveau virus. La technique, que les chercheurs destinaient jusqu’alors plutôt à la lutte contre le cancer, est pour la première fois appliquée à grande échelle sur l’être humain. Les « cobayes » de l’Arena reçoivent leur première injection du vaccin BioNTech-Pfizer, le « vaccin allemand », développé par le laboratoire d’Ugur Sahin et Özlem Türeci, à Mayence.
Il est temps de créer en Allemagne et en Europe les conditions qui permettraient le développement des investissements dans le secteur des biotechnologies.
Sept mois plus tard, près de 60% des Allemands ont reçu leur première dose et 50% ont une vaccination complète. Les médecins de ville vaccinent désormais à tour de bras au point que les autorités berlinoises ont décidé de fermer quatre des six centres de vaccination d’ici à la fin août, dont l’ Arena. La pénurie en sérum n’est plus qu’un mauvais souvenir.
Un pari gagné
Un vaccin concocté en moins d’un an… Le succès des chercheurs de BioNTech a braqué un coup de projecteur sur la biotechnologie made in Germany. « La Covid-19 a été le catalyseur de toute une branche, expose Alexander Nuyken, responsable du département Life Sciences de la branche allemande du cabinet Ernst & Young (EY). L’industrie de la biotechnologie est un élément de la réponse à un problème qui se posait à l’humanité tout entière face à un dilemme existentiel. Les gens en ont pris conscience. Aujourd’hui, presque tout le monde a entendu parler de l’ARN messager… » Et si hors d’ Allemagne, le BNT162b2 est connu sous le nom de « vaccin de Pfizer », en République fédérale même, chacun connaît aujourd’hui la petite PME de Mayence où a été conçu le premier et le plus efficace de tous les sérums contre la Covid-19.
Ugur Sahin et Özlem Türeci travaillent au numéro 12 de la rue A la mine d’or, dans un quartier mi-résidentiel mi-industriel de Mayence, dans le sud-ouest de l’Allemagne. Ugur Sahin, 55 ans, est le président de BioNTech. Son épouse, Özlem Türeci, 54 ans, est la médecin-cheffe de l’entreprise. Passionnés par la recherche médicale et l’oncologie, les deux chercheurs travaillent depuis des années à de nouvelles façons de traiter la première cause de mortalité en apprenant au système immunitaire à reconnaître les cellules cancéreuses et à les détruire pour stopper leur développement anarchique. C’est le principe de l’ARN messager, qui va finalement trouver sa première application de l’histoire de la médecine dans la lutte contre la pandémie.
Pour BioNTech et la Covid-19, tout commence un week-end de fin janvier 2020. Ugur Sahin reçoit par e-mail une étude inquiétante. Le virus qui vient d’être identifié en Chine y est présenté comme beaucoup plus dangereux qu’escompté. En Europe, à l’époque, personne ne redoute vraiment le virus. Le lundi suivant, Ugur Sahin convoque pourtant son directoire au grand complet et annonce que BioNTech, qui travaillait jusqu’alors exclusivement sur le cancer, lancera toutes ses forces dans la recherche d’un vaccin contre le nouveau virus. Le projet est baptisé « Lightspeed », la vitesse de la lumière. Et c’est effectivement à cette vitesse, à l’échelle de la recherche, que le projet va avancer. Quarante salariés sont mobilisés, multipliant les heures supplémentaires. Vingt candidats vaccins sont rapidement développés. Début avril, BioNTech engage les premiers essais cliniques sur trois d’entre eux. BNT162b2, jugé le plus prometteur, est mis en avant. Dix mois plus tard, la nouvelle attendue par le monde entier affole les marchés financiers.
Fragilité structurelle
2020 aura été une année record pour la biotech allemande. Les 710 entreprises du secteur ont réalisé l’an dernier 6,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires (+ 36%), selon le rapport annuel publié par EY. Surtout, avec 3,1 milliards d’euros d’investissements dans la recherche, les entreprises allemandes ont pour la première fois dépassé leurs concurrentes britanniques en Europe, même si la moitié de la somme a profité à deux d’entre elles seulement, BioNTech et CureVac. Le succès de BioNTech, le destin tragique de CureVac (biotech allemande prometteuse, arrêtée en plein vol sur la voie d’un vaccin par le grave accident cérébral de son patron Ingmar Hoerr au tout début de la pandémie) ne peuvent faire oublier une fragilité structurelle du secteur, surtout face aux concurrents américains, qui ont investi quelque 100 milliards d’euros l’an passé.
Ce sont là les deux faces d’une même médaille: côté face, le succès de BioNTech et la forte croissance du secteur ; côté pile, la difficulté pour les acteurs du marché de trouver les capitaux dont ils ont besoin pour mener leurs projets jusqu’à la phase commerciale. Car dans le domaine, il faut en règle générale de longues années avant qu’un produit émerge. Les sommes à débourser sont colossales et les retours sur investissement très incertains. BioNTech comme CureVac, qui ont bénéficié de timides investissements publics en Allemagne, se sont toutes deux tournées vers les Bourses américaines, à la recherche d’investisseurs plus enclins à prendre des risques.
Globalement, Angela Merkel a bien géré les choses, même si le gouvernement a parfois été gêné dans son action par le fédéralisme.
« BioNTech n’aurait certainement pas réussi son pari sans le partenariat avec Pfizer, convient Viola Bronsema, présidente de Bio Deutschland, une fédération de la branche. Dans ce secteur, il faut un partenaire fort, surtout pour les tests. Pfizer a été pour BioNTech le partenaire sachant réaliser de vastes études et qui connaît bien le marché américain. Ce fut incontestablement un atout de taille. » « BioNTech était déjà présente dans le secteur de l’ARN messager avant la pandémie, rappelle Rolf Hömke, chargé de la communication de l’association des laboratoires de recherche pharmaceutique en Allemagne, VfA. Pfizer avait déjà mené quantité d’études cliniques. Pour en organiser de cet ordre de grandeur, avec 30 000 à 60 000 participants, il faut des statisticiens capables de calculer combien de personnes dans quelle région du monde doivent participer à quel moment, combien recevront le vaccin test, combien recevront un placebo, si on veut obtenir un résultat dans x semaines. Il faut mener auprès de tous les candidats des entretiens au cours desquels on explique quels sont les risques. Chacun doit subir un examen médical. Pour réaliser une telle étude, il faut le bon personnel, du matériel et il faut que le vaccin soit prêt à temps dans les quantités nécessaires… » Une logistique considérable, pour laquelle l’appoint de Pfizer a joué un rôle décisif. Interrogé à ce sujet, Ugur Sahin admet avec le sourire qu’à l’étranger, son vaccin « est connu sous le nom de Pfizer. C’est bien comme ça », ajoute le chercheur, connu pour sa modestie.
Trois milliardaires investis
Véritable nerf de la guerre, les investissements restent le point faible du secteur en Allemagne. Sur les 6,2 milliards de capital-risque investis dans les start-up allemandes en 2019, 1,5% seulement sont allés vers les biotechs, selon le rapport annuel d’EY, soit 90 millions d’euros. La banque d’investissement allemande, la KfW, était jusqu’ici peu impliquée dans le secteur. Et les PME de la branche n’ont survécu que parce qu’elles sont portées à bout de bras depuis une quinzaine d’années par trois milliardaires: Dietmar Hopp, cofondateur de SAP dans les années 1970 et passionné de biotechnologies d’une part ; les frères jumeaux Andreas et Thomas Strüngmann d’autre part, créateurs des laboratoires de génériques Hexal revendus pour 5,6 milliards d’euros à Novartis. Dietmar Hopp a cru en CureVac bien avant que Bill Gates et Donald Trump ne lorgnent l’entreprise. L’ancien président américain, ayant eu vent des travaux prometteurs de CureVac, aurait cherché à mettre la main dessus, selon des rumeurs persistantes malgré les démentis de la direction.
Les frères Strüngmann, eux, soutiennentBioNTech depuis ses premiers pas. « Sans eux, la biotechnologie allemande n’existerait pas, estime Viola Bronsema. Les succès du secteur reposent sur une poignée de milliardaires qui ont investi une partie de leur fortune personnelle par conviction, comme Dietmar Hopp qui a dépensé 1,6 milliard d’euros. Il est temps de créer en Allemagne et en Europe les conditions qui favoriseraient le développement des investissements dans le secteur. » Et de citer la mise en place d’avantages fiscaux, qui permettraient de compenser les pertes réalisées dans la recherche par des allègements de taxe sur les bénéfices réalisés sur d’autres produits. Ou la possibilité pour les fonds de pension d’investir dans les secteurs dits « à risque » comme c’est le cas aux Etats Unis. Ou encore la possibilité pour l’Etat de subventionner plus largement une branche fragile. « Les entreprises de biotechnologies sont considérées comme un secteur à risque, au même titre que des sociétés qui se trouveraient au bord de la faillite, dénonce Viola Bronsema. Par conséquent, l’accès aux subventions publiques leur est quasiment interdit… » En juin 2020, Berlin décide d’investir 300 millions d’euros dans CureVac, en rachetant 23% du capital par le biais de la banque publique d’investissement KfW, juste avant la mise en Bourse de l’entreprise. Cette première du gouvernement fédéral a largement été critiquée à l’époque. Au total, l’Etat aura investi l’an passé 627 millions d’euros dans les biotechnologies. L’intégralité de la somme a bénéficié à CureVac et BioNTech.
La crise la plus pénible
Angela Merkel, la première chancelière d’Allemagne à avoir une formation scientifique, n’a pas caché que la crise de la Covid avait été la plus lourde à porter de sa carrière politique. « Globalement, elle a bien géré les choses, juge Viola Bronsema, même si le gouvernement a parfois été gêné dans son action par le fédéralisme et si le Parlement s’est plaint qu’elle ne s’est pas saisie du dossier plus tôt. Avec sa formation scientifique, elle était certainement la bonne cheffe pour prendre en main ce dossier. Même si, vu la gravité de la situation, il a fallu gérer les choses vite, sans pouvoir toujours procéder au préalable à l’examen approfondi des conséquences, comme on aime le faire en Allemagne. Il y a eu quelques erreurs, dans l’achat des masques, ou la commande des vaccins… »
Avec la crise de la Covid-19, une grande partie de la classe politique semble avoir pris conscience de l’importance des biotechnologies. A la veille des élections du 26 septembre, trois partis au moins, les chrétiens-démocrates, les Verts et les libéraux, font référence dans leur programme électoral à l’importance de soutenir davantage le secteur, au cours de la prochaine législature. L’Arena, elle, a entamé un lent retour à la normale. Depuis la mi-août, elle accueille une foire aux métiers destinée aux jeunes en quête d’un apprentissage…
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