Pourquoi les présidents de parti font des propositions qu’ils savent irréalisables (analyse)
Avant les dures négociations autour du budget fédéral, les présidents de parti, surtout du PS et du MR, ont multiplié les sorties médiatiques et les revendications. Les plus bruyantes sont tombées à l’eau. Mais Paul Magnette et Georges-Louis Bouchez promettent déjà de les en sortir…
La Belgique, dit-on souvent, est une particratie. Les présidents de parti y font la pluie et le beau temps. Est-ce alors à la mort d’une tradition que l’on a assisté, le 12 octobre?
Lorsqu’Alexander De Croo et ses vice-premiers ministres sont venus présenter les grands traits de leur accord budgétaire, d’un rabiot d’investissement public pour le plan de relance, et d’une réforme du marché du travail censée porter le taux d’emploi à 80%, en effet, c’est plutôt ce qui ne figurait pas dans les compromis annoncés que ce qui s’y trouvait qui a pu surprendre: rien de ce que les présidents des deux plus grands partis francophones avaient proposé et exigé depuis plusieurs semaines, aussi bruyamment que leur position les y autorisait, ne s’y retrouvait.
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Depuis son bureau, au quatrième étage du siège du boulevard de l’Empereur, Paul Magnette avait d’abord revendiqué la programmation d’un milliard et demi d’investissement public fédéral annuel, et plus tard demandé que la SNCB baisse ses tarifs jusqu’à la gratuité. Georges-Louis Bouchez, perché au neuvième étage, avenue de la Toison d’Or, réclamait depuis l’été des sanctions pour les chômeurs de longue durée qui refuseraient trop de propositions de formation ou des offres fermes d’emploi pour des métiers en pénurie tout en réitérant son opposition irréductible à l’introduction de nouvelles taxes.
Dans son nouveau bureau de la rue Van Orley, Jean-Marc Nollet, lui, avait été beaucoup plus discret. Tout au plus avait-il, dans son interview de rentrée au Soir, suggéré la généralisation du plan « Tandem » (l’engagement par l’entreprise d’un jeune formé par l’employé plus âgé qu’il est appelé à remplacer) et la mise en oeuvre des « territoires zéro chômeur« . La première revendication porte sur la réforme des fins de carrière, qui n’a pas été discutée dans ces négociations (Karine Lalieux, ministre des Pensions, doit bientôt s’y atteler), et la seconde concerne surtout les Régions, wallonne et bruxelloise: l’exécutif fédéral prévoit simplement, dans son accord de gouvernement, d’examiner comment elles peuvent être mise en oeuvre « dans le respect des compétences de chacun ». Elles n’ont donc guère animé les débats ministériels, ni avant ni pendant le conclave budgétaire. « L’idée n’était pas d’être discret, mais de nous focaliser sur le climat: le budget en CO2 est aussi important que le budget en euros, et le gouvernement « climat » qui a précédé le dernier conclave budgétaire a entériné des objectifs en phase avec notre objectif des moins de 55% d’émissions d’ici à 2030″, tempère le coprésident écologiste.
La gratuité des transports en commun est un combat qui ne s’arrête pas à une discussion budgétaire. »
Paul Magnette, président du PS.
Les exigences socialistes et libérales, elles, ont fait beaucoup plus de bruit, et entraient parfaitement dans la sphère de compétence du fédéral. Mais elles ont été rejetées, tôt ou tard dans les discussions, par le gouvernement. Si bien que l’accord ne recèle aucune mesure relative au prix des tickets de train, que le montant des investissements publics du fédéral se limitera à un milliard d’euros d’ici à 2024, que les mesures du plan « métiers en pénurie » ne contiennent aucune sanction pour les chômeurs, et qu’une petite nouvelle taxe, celle sur les « sauts de puce » en avion à partir de la Belgique a été introduite .
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Cette dernière mesure, à l’ampleur et au rendement budgétaire incertains, en deviendrait un contre-exemple parfait: personne, jamais, n’en a parlé au-dehors, et surtout pas les présidents. Elle a pourtant été adoptée, et sans grande difficulté encore. Est-ce à dire que se taire, pour un président de parti, serait alors plus efficace que s’exprimer?
Tout dépend de comment on évalue l’efficacité présidentielle: un président est moins coté sur le bilan des gouvernements auxquels il participe que sur les électeurs qu’il parvient à recruter, et ces derniers ne se recrutent pas nécessairement à l’aide du premier. Parfois, les deux injonctions, des gouvernements à faire tourner et des électeurs à rameuter, sont même contradictoires.
Vie du gouvernement et vie du parti
« Il y a la vie du gouvernement, et il y a la vie du parti », pose Paul Magnette. « Parfois les deux s’entrecroisent, mais, vous savez, les Carolos que je rencontre dans la rue, ce n’est pas de la réforme du marché du travail qu’ils me parlent, ni même de la taxe comptes-titres, mais bien des prix de l’énergie ou des transports publics! », ajoute le président du PS, qui, à La Libre, ce 19 octobre, expliquait contre toute évidence avoir « essayé de ne pas faire d’annonces, justement ». C’est contradictoire avec son interview au Soir du 27 août, titrée « Le devoir de la Vivaldi: investir massivement« , dans laquelle il fixait des montants et des affectations: « Il faut trouver six à sept milliards d’ici à 2024, environ un milliard et demi annuellement pour le ferroviaire, la transition écologique, etc. » passés à « 1,2 milliard en plus » dans son interview du 25 septembre, toujours au Soir, dans laquelle il soumettait son idée de gratuité de la SNCB avant la COP 26 de Glasgow, « il y a urgence à avoir ce débat, l’arbitrage budgétaire a lieu le 15 octobre, on doit être prêts le 10 novembre ».
« Vie du parti et vie du gouvernement diffèrent, mais on ne peut pas faire une séparation nette et brutale. Les temporalités, notamment, sont différentes. Mais il faut veiller à ne pas se contredire! », conteste Jean-Marc Nollet.
Georges-Louis Bouchez, lui, avait spécifiquement planté ses graines fin juillet sur les métiers en pénurie, en vue des discussions fédérales sur le budget. « Mais pas seulement », interrompt-il lorsqu’on lui pose la question. « J’ai commencé à en parler en juillet, je l’ai ressassé en août, puis en septembre, mais pas nécessairement avec le conclave budgétaire en tête: avec l’idée d’ouvrir le débat. Nous avons, au parti, analysé la situation, en fonction des marges budgétaires et des possibilités de cette réforme annoncée du marché du travail et des discussions sur la relance. Et cette question des métiers en pénurie est une vraie ligne de démarcation, en Belgique francophone. Elle n’a que des avantages pour nous, qui parlons aux entrepreneurs et aux gens qui bossent. Vous savez, il y a un an, personne ne voulait qu’on parle des métiers en pénurie. Ici, il y a un plan qui sera mis en oeuvre, il y aura une conférence inter-ministérielle et un accord de coopération entre le fédéral et les entités fédérées », assure-t-il.
Présidents libéral et socialiste ont donc plutôt pensé à faire vivre le parti qu’à faire tourner le gouvernement – ils font largement l’inverse aux gouvernements wallon et de la fédération Wallonie-Bruxelles. Cela a pu perturber les travaux du fédéral, et même un peu tenailler leurs vice-premiers, forcés de défendre, au moins formellement, les positions publiques de leur président, lui-même connecté en permanence, via des applications de messagerie et, lors des fort nombreuses interruptions, des appels, à la table des négociations. Il n’est aujourd’hui plus possible d’isoler un débatteur du siège de sa formation pendant plusieurs heures… « Pas chez nous, dit Jean-Marc Nollet qui, précise-t-il, n’a pas spécialement moins dormi lors de la dernière nuit de négociations que d’habitude. On a fait un point avec Georges Gilkinet (ministre de la Mobilité, Ecolo) tôt le matin, comme on peut le faire relativement souvent. Mais nous avions fixé ensemble la stratégie, et pour les deux semaines de conclave, c’est évidemment aux ministres concernés de déterminer leur tactique. »
La question des métiers en pénurie est une vraie ligne de démarcation. Elle n’a que des avantages pour nous, qui parlons aux entrepreneurs et aux gens qui bossent. »
Georges-Louis Bouchez, président du MR.
A propos de tactique imposée depuis la présidence, « Pierre-Yves Dermagne (ministre du Travail, PS) a fait mine de déposer une fiche sur la gratuité à la SNCB, portant sur les moins de 25 ans et les plus de 65 ans, et qui coûtait 150 millions d’euros par an, mais c’était hors délai et lui-même savait que c’était de la pure forme« , raconte une source gouvernementale. Plus tard dans les nuits, en particulier celle de mardi, alors qu’énervement et fatigue se renforçaient mutuellement, Pierre-Yves Dermagne a pu souffler que « c’était sa place qui était en jeu » et certains estiment qu’Alexander De Croo, en gardant la proposition de sanction pour les chômeurs en pénurie « forçait Sophie Wilmès à la défendre jusqu’au bout, afin qu’une fois qu’elle l’abandonne, le ministre socialiste de l’Emploi soit forcé de concéder des aménagements sur l’e-commerce, beaucoup plus crucial pour l’Open VLD ».
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« On y reviendra »
Mais il y va, peut-être, de l’honneur d’un président de parti: Paul Magnette et Georges-Louis Bouchez n’ont pas rendu les armes au terme d’une longue nuit de discussion budgétaire. La vie du gouvernement, vous dit-on, est à distinguer de la vie du parti. Et leurs deux partis continueront à porter ces revendications de l’automne chaud. « La gratuité des transports en commun est un combat qui ne s’arrête pas à une discussion budgétaire », lance Paul Magnette. « C’est un combat socialiste qui prendra plusieurs années, et qui devra se gagner par étapes, mais que nous porterons encore, d’ici aux élections de 2024, bien sûr, mais aussi au-delà. Et dès la confection du budget pour 2023 nous reviendrons avec l’investissement public: sept cents ou huit cents millions de plus ne seraient pas superflus », ajoute-t-il. Son homologue libéral n’est pas en reste. « Contrairement au PS, dont les trucs sont à la poubelle, dit-il, le dossier des métiers en pénurie reste « on hold ». Pierre-Yves Dermagne doit encore venir avec des trucs! Il y aura encore des discussions en conférence interministérielle, puis un débat autour de l’accord de coopération, et on devra aussi négocier le contrat de gestion du Forem: la mobilisation autour de l’emploi est un de nos marqueurs forts, avec la neutralité ou la limitation de la fiscalité, par exemple », termine Georges-Louis Bouchez. Il tombera donc sans doute encore beaucoup de pluie sur la tête du gouvernement De Croo. Pour le beau temps, on verra plus tard.
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