Passé colonial: un an après les « regrets » du Roi Philippe, qu’est-ce qui coince?
Travail de mémoire, excuses, réparations…: un an après les « regrets » du Roi Philippe, où en est la Belgique dans son processus de « vérité et réconciliation » sur la colonisation? Quels obstacles rencontre la commission parlementaire? Pourquoi le gouvernement peine-t-il à répondre aux demandes des métis victimes de la colonisation? Et quelle forme prendra l’engagement officiel de restituer le patrimoine culturel africain?
Un an déjà. Le 17 juin 2020, la Belgique se décide à faire face à son passé colonial: tous les partis représentés à la Chambre (excepté le Vlaams Belang) s’accordent sur le principe d’une commission parlementaire spéciale chargée de se pencher sur la colonisation belge au Congo, au Rwanda et au Burundi et ses conséquences. Les plaies de ce passé ont été ravivées par la mort, aux Etats-Unis, de l’Afro-Américain George Floyd, étouffé le 25 mai 2020 sous le genou d’un policier blanc. Sur fond de manifestations belges et internationales Black Lives Matter contre le racisme et les violences policières, l’idée s’est imposée de réaliser un travail de mémoire et d’entamer un processus de « réconciliation » et de réparation.
Douze mois plus tard, où en est cette entreprise collective sans précédent? A quel résultat aboutira-t-elle? « Pour qu’elle porte ses fruits, les initiatives ne doivent pas seulement venir de la commission sur le passé colonial, nous explique son président, le député Wouter De Vriendt (Groen). Il faudra organiser des événements en dehors de l’enceinte du Parlement, pour faire vivre le débat dans la société. Cela passe par des échanges et des webinaires avec les associations de la diaspora, par un dialogue avec des interlocuteurs dans les pays africains concernés. »
Mandat sûrement prolongé
La Chambre a institué la commission le 16 juillet 2020, après de longs débats en coulisse. Dix-neuf députés en font partie, dont deux sans voix délibérative (les élus CDH et DéFI). Wouter De Vriendt a pour vice-président le socialiste wallon Christophe Lacroix, historien de formation. L’un des quatre rapporteurs est Nabil Boukili, député du PTB, pour qui « la colonisation a volé la lumière et le futur du Congo, du Rwanda et du Burundi » (interview dans Solidaire).
Cette commission réalise un travail de mémoire que les aînés auraient dû faire.
La commission a un délai d’un an (extensible) pour achever sa tâche. Nul doute que son mandat sera prolongé. « La commission d’enquête sur l’assassinat de Patrice Lumumba, mise en place en mars 2000, a duré pas moins de dix-sept mois, rappelle le président de la commission. Il est normal que la nôtre prenne du temps: par rapport à la commission Lumumba, elle couvre une période historique beaucoup plus longue, de la création de l’Etat indépendant du Congo, en 1885, à la fin du Congo belge, en 1960, et elle cible trois pays africains. »
Pressions politiques et controverses
Le 6 août 2020, la commission a choisi dix experts chargés de défricher le terrain pour les parlementaires. Le choix du panel a donné lieu à des passes d’armes politiciennes: pressions pour imposer un candidat controversé, front nationaliste flamand résolu à utiliser le processus pour fragiliser l’institution monarchique à travers la figure de Léopold II, volonté du bloc de gauche Ecolo/Groen-PS-PTB de mettre l’accent sur la responsabilité des entreprises belges au Congo…
Sollicités pour faire partie du groupe d’experts, des historiens et politologues de renom ont décliné. Ibuka Mémoire et Justice, association des rescapés du génocide des Tutsis, a refusé de participer aux travaux et a vivement critiqué la désignation comme experte de Laure Uwase, militante d’origine rwandaise soutenue par le CD&V. Elle ne serait pas légitime, selon Ibuka et une autre organisation rwandaise, DRB-Rugari, qui dénoncent ses liens avec le site d’info Jambo News. Le Parlement rwandais la qualifie de « négationniste du génocide ».
Un groupe d’experts hétéroclite
L’équipe, multidisciplinaire, est constituée d’historiens, de deux expertes des processus de réconciliation et de deux représentantes de la diaspora. L’un des historiens sélectionnés, le Belgo-Congolais Mathieu Zana Etambala, a appelé, en vain, les élus à revoir la composition du groupe, qu’il jugeait trop hétéroclite et fonctionnant selon des méthodologies divergentes. Une soixantaine d’universitaires belges et congolais ont également dénoncé la « confusion » entre les deux missions du groupe, l’enquête historique et le débat sur la réconciliation. Ils y ont déploré l’absence d’historiens congolais, rwandais et burundais (les Africains retenus ont étudié en Europe et y résident) et de collaborateurs du Musée de l’Afrique centrale à Tervuren (aujourd’hui rebaptisé AfricaMuseum).
« Nous ne voulions pas d’un rapport limité à l’aspect historique, réplique Wouter De Vriendt. D’autant que de nombreuses études ont déjà traité la question du colonialisme belge et que les historiens s’accordent sur le fait que cette tutelle s’est accompagnée de violations des droits humains, de ségrégation institutionnelle, de violence structurelle, de travail forcé, ou encore d’exploitation économique. L’objectif est de pointer les lacunes de ces recherches, les désaccords entre historiens, l’accessibilité des archives coloniales et le lien entre le passé et le présent. »
Des centaines de pages
Le premier rapport des experts, qui devait être remis le 1er octobre, sera vite reporté à début décembre. L’un des membres du groupe, Pierre-Luc Plasman, de l’UCLouvain (auteur de Léopold II, potentat congolais) démissionne dès la mi-octobre 2020, assurant qu’il manque de temps. Il remettra néanmoins une contribution au rapport. Expert désigné par la N-VA, Mgr Jean-Louis Nahimana, ancien président de la commission vérité au Burundi, décède en janvier dernier, à 56 ans. L’une des membres du groupe relève d’autres vicissitudes: « Nous n’avons pas pu nous réunir physiquement en raison de la crise sanitaire et certains membres résidant à l’étranger n’ont pu se rendre en Belgique. Nous avons obtenu un délai supplémentaire pour boucler notre rapport, remis au Parlement il y a quelques semaines. Il fait plusieurs centaines de pages. »
Wouter De Vriendt a demandé aux experts de ne pas s’exprimer publiquement avant la présentation du rapport devant les commissaires. « Je peux déjà vous dire qu’il contient des recommandations méthodologiques en vue de nos futures auditions. Les services du Parlement assurent la rédaction finale. Le rapport est traduit en anglais pour qu’il ait un retentissement international. »
« A l’étranger, on nous regarde »
Que faut-il attendre de la suite des travaux de la commission « Passé colonial »? « Je comprends les inquiétudes et les doutes sur nos chances de réussir, répond Wouter De Vriendt. Certains partis ne sont pas prêts à aller aussi loin que d’autres dans l’examen de conscience entrepris. Je dois reconnaître que le terrain est miné en raison de ces sensibilités politiques diverses. Mais nous n’éluderons pas la question des excuses, des réparations et des mesures à prendre pour que la colonisation et son lien avec le racisme et les discriminations actuels soient mieux enseignés. A l’étranger, dans les ex-puissances coloniales, on observe avec intérêt cette expérience inédite. »
Pascal Blanchard, historien français du fait colonial régulièrement consulté par le président Emmanuel Macron, salue l’initiative belge: « Cette commission entreprend, soixante ans après les indépendances, le travail de mémoire que les aînés n’ont pas fait. Cette volonté d’occulter la colonisation peut se comprendre: on a tendance à évacuer un épisode négatif de la grande histoire nationale. Mais cela conduit, chez les descendants des peuples autrefois dominés, à des rancoeurs, des frustrations, des violences identitaires, bien souvent alimentées par les réseaux sociaux. Même s’ils sont nés en Belgique, les jeunes issus de l’immigration africaine ont un lien avec ce passé. Nous-mêmes, Européens, sommes les héritiers de l’imaginaire colonial. Les stéréotypes raciaux ont traversé le temps, que l’on pense à Tintin au Congo. »
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Membre du groupe d’experts de la commission spéciale, Elikia M’Bokolo, historien né au Congo belge, spécialiste de l’histoire de l’Afrique et de la diaspora africaine, confirme: « Les jeunes de la diaspora risquent de s’enfermer dans une identité sublimée s’ils connaissent mal la réalité de la colonisation. On ne retient en général de cette longue période que le début et la fin: le régime léopoldien de la fin du XIXe siècle, avec pour image choc non contextualisée les « mains coupées » des indigènes, et les convulsions de la décolonisation, avec pour moment dramatique l’assassinat de Lumumba. Le reste est négligé: l’évolution des rapports entre coloniaux et colonisés de 1885 à 1960, l’impact variable des exactions d’une région à l’autre du Congo… »
Des réparations pour les métis?
La commission sur le passé colonial va-t-elle également se pencher sur la ségrégation dont les métis ont été victimes pendant la colonisation? Il y a plus de trois ans, la Chambre a reconnu ces discriminations dans une résolution votée à l’unanimité. Pour autant, la mise en oeuvre des requêtes formulées par les élus en vue d’une forme de réparation reste embryonnaire. Entre 1959 et 1962, des centaines d’enfants nés d’un père colon européen et d’une mère noire ont été séparés de leur maman, placés dans des orphelinats tenus par des religieux, puis transférés en Belgique. Le 4 avril 2019, Charles Michel a présenté les excuses du gouvernement pour les souffrances subies. Un mois plus tôt, le Premier ministre a assuré que le gouvernement veillerait « à exécuter loyalement les propositions exprimées par une majorité parlementaire ». Mais cet engagement a été, jusqu’ici, peu suivi d’effets.
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Autre question: où en est le processus de restitution de biens culturels africains spoliés pendant la colonisation? Quels obstacles se dressent sur le parcours, alors que la question, portée par des associations de la diaspora, a donné lieu, en 2019, à des propositions de résolution au Sénat et au parlement bruxellois? Jusqu’ici, aucune demande officielle de restitution n’a été transmise à la Belgique. L’ULB a néanmoins décidé de restituer à la RDC, dans le cadre de son partenariat avec l’université de Lubumbashi, une dizaine de crânes d’origine congolaise conservés dans ses collections d’anthropologie. Et Thomas Dermine (PS), secrétaire d’Etat en charge de la Politique scientifique, qui a la tutelle sur le musée de Tervuren, promet un engagement de restitution d’oeuvres sous cette législature (lire son interview par ailleurs).
Léopold II, Philippe et Annie Cordy
Début juin 2020, à Bruxelles et ailleurs en Belgique, des bustes de Léopold II et d’autres symboles de la colonisation sont vandalisés, déboulonnés, ou remisés dans des réserves. Les activistes de la diaspora réclament une « décolonisation de l’espace public ». En marge des protestations Black Lives Matter, le groupe Réparons l’Histoire lance une pétition: il demande à la Ville de Bruxelles d’enlever toutes les statues du souverain de l’Etat indépendant du Congo, qualifié de « roi exterminateur ». Un an plus tard, la pétition, toujours en ligne, a été signée par près de 85 000 personnes. Entre-temps, le tunnel Léopold II, le plus long du pays, a été débaptisé: il portera, cet automne, le nom d’Annie Cordy, choisi à l’issue d’un vote populaire. Ce changement a suscité une polémique: le titre phare de la chanteuse et actrice belge, Cho Ka Ka O, sorti en 1985, serait raciste et véhiculerait les stéréotypes sur l’Afrique.
Hors-série colonialisme
Dans un numéro hors-série de près de 200 pages, sorti ce 18 juin, Le Vif ambitionne d’apporter sa contribution à une meilleure connaissance du passé colonial belge et européen.
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