Métisses contre l’Etat : le procès pour crimes contre l’humanité débute ce jeudi
Le 14 octobre, le tribunal de première instance de Bruxelles examinera l’assignation de l’Etat belge, par cinq femmes métisses, pour crimes contre l’humanité. Sa décision sera une étape capitale dans l’examen de conscience de la Belgique sur son passé colonial.
Déclarer l’action des plaignantes recevable et fondée. Constater que l’Etat belge a commis des fautes et qu’elles doivent être qualifiées de crimes contre l’humanité. Le condamner à payer à chaque plaignante 50 000 euros, plus les intérêts. Désigner un expert chargé d’évaluer le préjudice moral subi par chacune d’entre elles. Et leur donner enfin accès aux archives qui concernent leur cas. Ce sont les cinq principales demandes que formuleront, le 14 octobre, devant le tribunal de première instance de Bruxelles, les cinq femmes métisses qui ont assigné la Belgique, le 24 juin 2020, pour crimes contre l’humanité. Un dossier judiciaire dont les enjeux dépassent largement le cadre strict de cette affaire.
Les cinq femmes »entendent voir constater la situation de non-droit dans laquelle elles ont été plongées en raison des actes posés et des violations de leurs droits fondamentaux par l’Etat belge ».
Dans notre article du 25 juin 2020, Léa Tavares Mujinga (78 ans), Monique Bitu Bingi (72 ans), Noëlle Verbeeken (76 ans), Simone Ngalula (71 ans) et Marie-José Loshi (74 ans), toutes nées au Congo belge d’une mère noire et d’un père blanc et résidant aujourd’hui en Belgique ou en France, racontaient comment elles ont été enlevées à leur mère alors qu’elles étaient âgées entre 2 et 4 ans, pour la simple raison qu’elles étaient métisses. Au Congo belge, elles constituaient – comme les milliers d’autres enfants dits, à l’époque, « mulâtres » -, une gifle pour l’Etat colonial, qui cultivait la suprématie des Blancs sur les Noirs et excluait tout métissage. C’étaient « les enfants de la honte ». Elles ont alors été placées chez les soeurs de Saint-Vincent de Paul à Katende, dans le Kasaï, une institution qui « recevait des subsides de l’Etat belge en contrepartie de sa fonction de tutrice », rappellent leurs avocats. Certaines d’entre elles ont été abandonnées à leur sort lorsque les religieuses ont été rapatriées en Belgique. Avant d’arriver chez nous, des années plus tard, sans pouvoir bénéficier pendant longtemps de la nationalité de leur père biologique – belge, donc – ni prétendre à aucun droit découlant de leur lien de parenté avec ce père, comme la possibilité d’hériter.
Leurs défenseurs égrènent une longue liste des préjudices qu’elles ont subis: « privées du jour au lendemain de leur mère, de leurs proches, de leur famille, de leur communauté de vie, d’un foyer, de nourriture convenable et des soins les plus élémentaires » ; « immergées dans une autre culture, déracinées de leur propre culture, de leurs origines » ; « privées d’identité, du nom pourtant connu de leur père » ; « parfois victimes de mauvais traitements, de violences, d’abus sexuels et de viols » ; « privées de toute possibilité de facto de revendiquer un lien juridique avec leur famille ». Et ils enfoncent le clou: « Des vies volées, pour l’unique raison d’être nées métisses, tel est le résultat de la politique généralisée et systématique d’enlèvements forcés décidée et mise en oeuvre par l’Etat belge, politique qui constitue des crimes contre l’humanité. » Dont Léa Tavares Mujinga, Monique Bitu Bingi, Noëlle Verbeeken, Simone Ngalula et Marie-José Loshi « sont autant de victimes ».
> Lire à ce sujet notre article Elles assignent l’Etat belge pour crimes contre l’humanité: « On nous a abandonnés là » (témoignages)
L’Etat: « Prétendus préjudices, faits prescrits, donc action irrecevable et non fondée »
Dans sa déclaration du 4 avril 2019, au Parlement, Charles Michel, alors Premier ministre, présentait ses excuses « aux métis issus de la colonisation belge et à leurs familles », reconnaissant « la ségrégation ciblée dont [ils] ont été victimes sous l’administration coloniale du Congo belge et du Ruanda-Urundi jusqu’ en 1962 et à la suite de la décolonisation, ainsi que la politique d’enlèvements forcés y afférente ». Pour autant, dans le dossier des cinq métisses, la position de l’Etat belge est nettement plus nuancée: « Si la souffrance de la population métisse endurée à l’issue de la dé(colonisation) est indéniable », ce n’est pas le cas pour « les préjudices prétendument subis par chacune des demanderesses à titre individuel », d’autant qu’elles « ne démontrent pas la réalité » de ces faits ni qu’ils « résulteraient nécessairement d’actions de l’Etat belge ». Contestant leur qualification en « crimes contre l’humanité » et les estimant « dans tous les cas prescrits », ils demandent au tribunal de déclarer l’action « irrecevable et à tout le moins non fondée » et que le montant du dommage soit réduit à un euro symbolique.
L’Etat considère également cette action en justice comme contreproductive, comme une entrave au dialogue et à la réconciliation, comme un mode opératoire qui n’aurait d’autre issue que le fait de figer les haines.
Les métisses: « Crimes contre l’humanité évidents, donc imprescriptibles »
Pour les défenseurs des cinq plaignantes, l’enlèvement systématique des enfants métis pour des raisons raciales constitue indéniablement un crime contre l’humanité. Or, « depuis le procès de Nuremberg, en 1946, aucun Etat ne peut plus prétendre échapper, pour des faits commis après cette date, à sa responsabilité pour la commission de crimes contre l’humanité ». Par conséquent, dès que lors que la qualification en tant que crimes contre l’humanité est acquise pour les comportements à l’égard de Léa Tavares Mujinga, Monique Bitu Bingi, Noëlle Verbeeken, Simone Ngalula et Marie-José Loshi, « ces crimes sont, par nature, imprescriptibles, ainsi que le veut la coutume internationale ».
Et sur l’objectif de l’assignation? Léa Tavares Mujinga, Monique Bitu Bingi, Noëlle Verbeeken, Simone Ngalula et Marie-José Loshi « n’entendent attiser aucune haine, mais voir constater la situation de non-droit la plus totale dans laquelle elles ont été plongées en raison des actes posés et des violations de leurs droits fondamentaux par l’Etat belge ». Elles demandent donc « réparation d’un préjudice propre, et que justice soit rendue ».
Les véritables enjeux
Au tribunal de trancher. Dans un dossier aux enjeux énormes. Parce que c‘est l’Etat belge qui est assigné. Parce qu’une commission spéciale de la Chambre travaille depuis un an sur le passé colonial de la Belgique , ses conséquences et les suites à y donner, notamment en termes de réparation. Et parce qu’une résolution votée par les députés le 29 mars 2018, reconnaissant « la ségrégation ciblée dont les métis ont été victimes », chargeait le gouvernement belge « d’examiner de quelle manière, par des moyens d’ordre moral et administratif, il peut réparer, d’une part, les injustices passées faites aux mères africaines auxquelles leurs enfants ont été enlevés et, d’autre part, les préjudices occasionnés aux métis issus de la colonisation belge ». Sans résultat jusqu’ici, la question des réparations, surtout, tétanisant élus et gouvernants, qui redoutent l’effet domino.
La décision du tribunal constituera dès lors, quelle qu’elle soit, une étape capitale dans la prise de conscience collective du passé colonial de la Belgique. Et des actes à poser aujourd’hui en regard de ceux commis alors.
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