Le suicide, la ‘pandémie silencieuse’ qui tue plus de jeunes que le Covid? « Les appels de crise ont fortement augmenté »
La crise du Covid augmente les facteurs de risque liés au suicide. Elle peut même être l’élément déclencheur qui donne lieu à une crise suicidaire, selon les constatations du Centre de Prévention du Suicide. En 2020 et 2021, les appels de détresse ont fortement augmenté. Mais, en Belgique, les statistiques officielles liées aux causes de décès arrivent avec un délai de plusieurs années. Un décalage qui complique le travail de prévention.
En Espagne, le très sérieux journal El Mundo l’affirme : le suicide, « une pandémie silencieuse qui a tué plus de jeunes que le Covid. » Le quotidien espagnol souligne que l’année 2020 a connu plus de morts par suicide que par Covid chez les moins de 50 ans dans le pays. « 2020 a été marquée un maximum historique dans l’enregistrement des personnes qui se sont suicidées, 3.941 précisément », selon El Mundo. « La pandémie, loin de n’affecter que notre état de santé physique, a un impact très négatif sur notre santé mentale. Et, surtout, chez les plus jeunes. » Le journal détaille : « Dans la tranche d’âge de 0 à 29 ans, le suicide est la troisième cause de décès après les tumeurs et les maladies du système circulatoire ou nerveux, et la première cause de décès non naturel, devant les accidents de la circulation. »
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La Belgique lente et mauvaise élève
Peut-on faire le même parallèle chiffré en Belgique? La réponse est non. Ou du moins, pas encore. Car dans notre pays, les chiffres officiels des causes de décès arrivent plus tard. Et on ne parle pas de quelques semaines. Le délai d’attente s’étend généralement de deux à trois ans. Un intervalle qui semble anormalement long.
Alors que l’Espagne peut déjà faire des études comparatives pour 2020, et que les Pays-Bas peuvent analyser leurs chiffres presque en temps réel, en Belgique, ils seront disponibles (pour 2020-2021) en 2023 ou 2024. « On est en train de réformer ces statistiques », nous dit Statbel, l’office belge de statistique. « Pour l’instant, les statistiques liées aux causes de décès se font encore sur base d’un document rempli par un médecin après le décès, où il y spécifie les causes. Ces documents sont ensuite envoyés vers les institutions régionales. Les Régions encodent alors les données et les envoient seulement après à Statbel. » Toutes ces étapes prennent du temps, d’autant plus que tout le cycle se fait encore… par papier! En Belgique, la régionalisation ralentit donc tout le processus. Il n’existe d’ailleurs pas de plan national de prévention du suicide : toutes les actions de sensibilisation sont subdivisées dans les Régions.
La Belgique, 35e pire taux de suicide au monde
Avant la pandémie, la Belgique comptait le 35e pire taux de suicide au monde, avec 14 suicides par an pour 100.000 habitants, selon les chiffres de l’OMS en 2019. L’Espagne n’était que 137e de ce triste classement. A titre de comparaison, nos voisins français sont 75e, les Pays-Bas 84e, l’Allemagne 93e, l’Italie 151e.
S’il est complexe d’établir des parallèles qui font sens, tant les causes du suicide sont multifactorielles, et qu’elles peuvent fortement évoluer d’une région à l’autre dans un même pays, il n’en demeure pas moins interpellant que notre pays se place à une des pires places mondiales à ce sujet.
Des chiffres du Parquet… incomplets
Les chiffres belges liés aux suicides ne sont donc pas encore disponibles pour la période impactée par la pandémie. Hormis certains détaillés par Sciensano, (voir le 3e graphique ici). Mais l’institut de Santé publique nous précise que ces chiffres ne prennent en compte que les données communiquées par le Parquet du procureur correctionnel belge. Ce sont les cas de mort par suicide (ou tentatives) que le Parquet reçoit. « Ces chiffres ne rendent donc pas compte du nombre total de suicides ou de tentatives de suicide en Belgique. Pour cela, il faut attendre les données sur les causes de décès en Belgique pour lesquelles il y a actuellement beaucoup de retard », nous confirme Sciensano.
Appels et consultations en forte hausse
Toutefois, plusieurs signaux d’alarme sont observables en Belgique. Une hausse des appels sur la ligne du Centre de Prévention du Suicide (CPS) a été très nettement observée durant la pandémie. « Elle est traditionnellement très sollicitée, mais avec la crise sanitaire, les appels ont beaucoup augmenté. Entre 2019 et 2020, on constatait aussi une augmentation de 24% des appels, avec une grande souffrance de la part des appelants. En 2021, il y a une nouvelle augmentation de 20% par rapport à 2020″, explique Déborah Deseck, porte-parole du Centre de Prévention du Suicide. L’ASBL a reçu près de 22.000 appels en 2021, dont la moitié était des appels de crise.
Une autre donnée, plus significative encore, concerne les demandes d’accompagnement, par un psychologue, pour une crise suicidaire ou un deuil après suicide. En 2020, en comparaison avec 2019, les consultations ont augmenté de 50,9%. « Ce qui est énorme », confirme Déborah Deseck. En 2021, cette activité n’a pas changé.
Le suicide est toujours multifactoriel, mais les personnes qui sont en crise suicidaire ont souvent un dénominateur commun : elles ont des difficultés à voir l’avenir de manière positive. « La crise sanitaire est amplificatrice de beaucoup de facteurs de risques », explique le CPS. « Ce qui était déjà angoissant avant l’a encore plus été pendant les confinements. Dans une crise, en général, il y a un début et une fin. Ici, on est dans un climat incertain. Evidemment, cela a un impact assez important sur les personnes en crise suicidaire. La crise sanitaire pourrait avoir l’effet de la goutte d’eau qui ferait déborder le vase. Ce n’est pas elle qui va enclencher la crise suicidaire, mais elle va venir s’ajouter à d’autres problèmes. »
Un effet paradoxal
Lors des confinements, les adolescents sont apparus de plus en plus nombreux sur la ligne d’écoute du CPS. Malgré ce constat, le Centre de Prévention du Suicide se veut prudent. « Il n’y a pas spécialement une corrélation entre ce qu’on peut constater au centre de prévention et les taux de suicide qui suivront », nuance Déborah Deseck.
Selon le psychologue Olivier Luminet (UCLouvain), paradoxalement, dans les situations de crise,le nombre de suicides a d’abord tendance à diminuer (e.a. parce que durant les confinements les personnes en crise suicidaire sont rentrées dans leurs familles et sont donc plus encadrées). C’est d’ailleurs quand la situation s’améliore que ce taux peut augmenter. Pour le psychologue, « la temporalité du suicide est longue », raison pour laquelle l’augmentation du taux de suicide n’est pas visible tout de suite. Il y a vraiment un « phénomène de retard ».
Pour le Centre de Prévention du Suicide, il est important d’alerter sur les risques dès maintenant. « Ce qui est sûr, c’est qu’on tient à tirer la sonnette d’alarme. C’est une thématique qui nous concerne tous : on peut tous agir pour prévenir un suicide. La particularité du sujet est qu’il y a toujours un tabou autour. Avec beaucoup d’idées reçues. »
Les ados au centre des préoccupations
Pourquoi les ados, en particulier, sont apparus comme particulièrement vulnérables sur le plan mental en temps de pandémie, alors qu’ils étaient moins présents avant le Covid ? Pour Déborah Deseck, « ils sont à une période de la vie où ils doivent justement envisager l’avenir. La crise sanitaire leur donne sans doute l’impression que leurs perspectives sont moindres. Comme on parle de l’avenir de manière très négative, on requestionne le futur. Parfois, les adolescents vont garder leur souffrance en eux, ne vont pas oser en parler de peur d’en rajouter une couche. Alors que c’est très important d’en parler. »
« Avant la pandémie, les jeunes ne faisaient pas spécialement appel à la ligne ou aux consultations. Au premier confinement, on n’a pas remarqué d’augmentation notoire. Mais au fur et à mesure de la pandémie, on a constaté une présence de plus en plus importante des adolescents et des détenus en prison, par exemple. C’est très clairement un public qui n’était pas là avant et qui est arrivé suite à la pandémie. En 2021, la tendance s’est vraiment confirmée pour les adolescents. »
Différencier isolement physique et mental
Pendant les confinements successifs, la question de l’isolement est venue s’ajouter. « La précarité sociale est très présente dans la tête des personnes en crise suicidaire. Parfois même plus que la précarité financière. Cet isolement social peut aussi arriver en vivant avec d’autres personnes sous le même toit, s’il n’y a pas de dialogue », prévient la porte-parole du CPS.
Par ailleurs, la crainte qui consiste à croire que parler du suicide puisse provoquer un acte est une idée reçue, car ce n’est pas le cas. « Il y a une nécessité d’ouvrir le dialogue et de faire en sorte que le sujet soit beaucoup moins tabou. »
La prestation de Stromae au JT de TF1 est d’ailleurs un bon exemple de libération de la parole. « C’est donc important qu’on puisse discuter de toutes les questions de santé mentale. Il n’y a aucune culpabilité à avoir des pensées suicidaires ou des idées noires. En parler est une étape mais elle ne suffit pas : il faut ensuite se diriger vers les ressources appropriées ».
Des chiffres souvent sous-estimés
Le sujet de suicide reste très tabou dans la société actuelle. Un tabou qui se résulte souvent dans les statistiques de suicide. Car les chiffres vont dépendre de la manière dont le suicide sera enregistré -ou non – par le médecin. A côté de cette problématique, il y a aussi celle des suicides « déguisés » dans d’autres catégories. Par exemple, une personne qui provoque un crash en voiture pour se tuer est un suicide en soi, mais qui sera compté comme un accident de voiture. « On pense effectivement que le taux de suicide est sous-estimé », confirme la porte-parole du CPS.
Les conséquences de la crise sanitaire sur le taux de suicide se verront davantage sur le long terme. « On a vu que parfois, lors de périodes de crises très intenses, le taux de mortalité par suicide n’augmentait pas spécialement. Il faut donc rester prudent dans l’interprétation des chiffres », prévient Déborah Deseck.
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En outre, beaucoup d’éléments diffèrent entre pays. Aux Pays-Bas, le taux de mortalité par suicide a fortement augmenté chez les jeunes. Le pays essaie de répertorier ce phénomène en temps réel. Alors qu’il est impossible de réaliser les mêmes analyses en Belgique. Ce qui va être observable dans un pays ne l’est donc pas spécialement dans un autre. Et cela peut même différer en fonction des régions d’un même pays.
Des statistiques plus récentes seraient les bienvenues
Ce retard statistique accusé par la Belgique peut poser problème pour la prévention. « Avoir des statistiques plus récentes permettrait d’avoir une meilleure vue sur les taux, et de pouvoir par conséquent appliquer une meilleure politique au niveau de la prévention », note Déborah Deseck.
Elle ajoute : « La prévention du suicide ne peut qu’être améliorée avec des statistiques plus récentes. Suite à la crise sanitaire, on essaie de renforcer nos services car on constate qu’il y a de plus en plus d’appelants et de consultations. Cela ne veut pas pour autant dire qu’il y a une qu’on constate au centre de prévention, et ce qui se passe au niveau national ensuite. »
Une chose est certaine : les appels sur la ligne de crise du Centre de Prévention du Suicide ont fortement augmenté pendant la pandémie. Et plus de la moitié des appels sont des appels de crise.« Les bénévoles terminent un appel, avant d’en enchainer un autre. La ligne est souvent très sollicitée. On l’imagine parfois comme un call center mais ce n’est pas du tout le cas. La personne qui répond est seule dans une pièce. Si la personne du centre d’appel est en conversation pendant 30 minutes avec quelqu’un en crise suicidaire, cela crée forcément un temps d’attente. Sur la ligne 0800 32 123, les bénévoles font des gardes de jour et de nuit. Remplir chaque tranche horaire est un challenge. Nous faisons avec les moyens que nous avons et cherchons régulièrement de nouveaux bénévoles. »
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Un effet amplificateur
Selon la porte-parole, « la crise sanitaire a un effet amplificateur sur les personnes en crise suicidaire, c’est une certitude. On voit les impacts que cela a sur les appels et les consultations. L’activité est très intense, elle a vraiment augmenté. Les augmentations qu’on constate sur la ligne et les consultations le montrent bien. A nouveau, je ne ferais pas un lien de cause à effet entre ce qu’on constate au centre de prévention et les taux de mortalité par suicide. Mais c’est clair qu’avec la crise, on n’arrête pas. »
Les appels pour tiers, qui concernent donc une autre personne, sont aussi en augmentation. Les consultations pour l’accompagnement du deuil après suicide sont aussi en augmentation. « C’est une tendance qui augmente d’année en année. »
Le deuil après suicide est très traumatique, car il est lié au tabou d’une personne qui se suicide autour de soi. En 2021, comparé à 2020, les consultations pour le deuil après suicide sont en augmentation de 7%. « L’accompagnement pour la crise suicidaire dure environ deux mois, alors que celui pour le deuil après suicide est beaucoup plus long. Ce qui fait que nos patients continuent à augmenter. Il y a un contexte qui fait qu’il y a une grosse augmentation, avec une intensité et une souffrance chez les patients qui est énorme. »
La crise, malgré tout, a permis de mettre en avant les questions de santé mentale, plus que par le passé, « même si cela reste quelque chose de tabou. » Pour le Centre, un discours porteur d’espoir est nécessaire: « Nous arrivons à surmonter les épreuves. C’est un message que nous devons tous entendre mais particulièrement les adolescents, pour qui l’avenir se construit maintenant. »
Ligne d’écoute (anonyme et gratuite) : 0800 32 123
Pour un rdv avec un psychologue spécialisé: 0476 53 00 84
Plus d’infos: www.preventionsuicide.be
La santé mentale en grande souffrance face au Covid, selon l’OMS
Mal-être, fatigue… la santé mentale est une des grandes victimes de la pandémie de Covid, avec un bond de plus de 25% des cas d’anxiété et de dépression dans le monde, a affirmé l’OMS.
Dans un nouveau mémoire sur le sujet, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) indique aussi que la crise sanitaire a dans de nombreux cas considérablement entravé l’accès aux services de santé mentale et suscité des inquiétudes quant à l’augmentation des comportements suicidaires.
Ce document, qui est basé sur de nombreuses études, montre qu’en 2020, les cas de troubles dépressifs majeurs et de troubles anxieux ont augmenté respectivement de 27,6% et 25,6% dans le monde.
C’est « une augmentation très importante », a déclaré Brandon Gray, du Département santé mentale et usage de substances psychoactives à l’OMS, qui a coordonné le mémoire.
Le « Covid-19 a eu un impact important sur la santé mentale et le bien-être des gens », a-t-il dit à l’AFP.
Assez logiquement, les pays les plus durement touchés par la pandémie en 2020 ont connu les plus fortes augmentations de la prévalence des troubles.
Les femmes ont été plus touchées que les hommes, et les plus jeunes, en particulier les 20-24 ans, ont été davantage concernés que les groupes plus âgés.
Les données sur les suicides ne montrent pas une tendance claire, avec des hausses dans certains pays et des baisses dans d’autres.
M. Gray a toutefois souligné qu’il ne fallait pas pour autant en conclure que les comportements suicidaires n’étaient pas un sujet de préoccupation, et a expliqué qu’il y avait souvent un délai entre la collecte des données et leur analyse.
Le mémoire montre qu’il y a un risque plus élevé de comportements suicidaires, notamment des tentatives de suicide et des cas d’automutilation, chez les jeunes depuis la pandémie.
La solitude et l’épuisement du personnel de santé augmentent aussi le risque de pensées suicidaires.
Et les personnes ayant des troubles mentaux risquent davantage de développer une forme grave du Covid ou d’en mourir. En raison peut-être, estime M. Gray, du fait que ces personnes présentent des taux de tabagisme, de toxicomanie et d’obésité plus élevés.
Le mémoire montre également que les services de santé mentale ambulatoires ont été largement perturbés en 2020 en raison de la pandémie.
Certains de ces services ont été offerts en ligne, ce qui n’est pas sans poser problème aux personnes ayant un accès limité à l’internet ou peu de connaissances technologiques.
Pour M. Gray, les difficultés rencontrées pour répondre aux problèmes de santé mentale pendant la pandémie sont en grande partie le résultat de décennies de « sous-investissement ».
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