« Le dialogue est la première arme » de la police
Violences, racisme, droit de filmer… Comment ces réalités sont-elles perçues par les forces de l’ordre? Focus sur la zone de police de Bruxelles Nord, souvent érigée en modèle d’approche sécuritaire.
L’affaire a fait grand bruit. Le 16 juin dernier, l’eurodéputée allemande Pierrette Herzberger-Fofana (Verts) attend son chauffeur devant la gare du Nord, à Bruxelles. Elle entend du raffut: neuf policiers contrôlent deux jeunes d’origine africaine. Cette femme née au Mali, sympathisante du mouvement Black Lives Matter, s’approche pour prendre une photo, et se fait aussitôt interpeller. Sa carte de députée ne lui est d’aucun secours. Discussions. Placage au mur pour une fouille. Le lendemain, elle prenait la parole au Parlement européen pour dénoncer la « violence » et le « racisme » dont la police aurait fait preuve à son égard. Celle-ci, de son côté, estime qu’elle « s’est immiscée » dans une intervention. Deux enquêtes sont toujours en cours.
Filmer de loin, ça va, mais il ne faut pas que cela pose de problème au niveau de l’intervention.
Cet épisode est un cas d’école, car il réunit les ingrédients des rapports parfois tumultueux entre la police et la population: mise en cause de l’autorité, violence, racisme, profilage ethnique, droit de filmer… Qu’en pense Frédéric Dauphin, chef de corps depuis 2015 de la zone de police (ZP) Schaerbeek – Evere – Saint-Josse (PolBruNo)? « Au moment des faits, toute la chaîne hiérarchique a été mise au courant, et le contact établi avec le magistrat de garde, indique le commissaire. C’est le lendemain, après les déclarations publiques de la dame, que c’est devenu un problème. Moi, je n’ai pas pu m’exprimer comme elle a pu le faire. Les images sont là, on n’a rien voulu cacher. J’ai demandé au procureur du roi s’il estimait utile que je prenne des mesures provisoires à l’égard des policiers. La réponse a été non. » Mais le tribunal des réseaux sociaux a entre-temps condamné la police locale.
Le choc des images
Depuis lors, le chef de corps a donné des consignes plus claires aux policiers qui se font filmer ou photographier. Oui, ils doivent accepter qu’il s’agit d’un droit citoyen. Reste qu’il n’est pas simple à gérer pour les intéressés. « Beaucoup de badauds sortent leur smartphone en espérant la bavure, observe l’inspecteur Gauthier Peremans, qui participe à la discussion. Filmer de loin, ça va, mais il ne faut pas que cela pose de problème au niveau de l’intervention. Ni pour la personne contrôlée, qui n’a peut-être pas envie de se retrouver sur le Net. » La bodycam, utile? « Oui, si un tel instrument s’inscrit dans une approche intégrée, ce qui n’est pas encore le cas, répond le commissaire. Cela dit, regardez les Etats-Unis: une bodycam n’empêche pas les bavures. »
Sans les images, l’agonie de Jozef Chovanec dans une cellule de l’aéroport de Charleroi serait passée inaperçue. L’affaire a suscité une onde de choc dans la ZP. « Choquant, insupportable, réagit Fréderic Dauphin. Mais cela m’étonnerait que ce silence de deux années soit intentionnel. J’y vois davantage de la négligence ou de l’hyper-respect à l’égard de procédures complexes qui font la distinction entre les volets pénal et disciplinaire. »
Faut-il parler d’omerta au sein de la police? « Plutôt la passivité, le fait de ne pas percevoir une situation qui risque de poser problème, son impact sur la population. Nous sommes des techniciens. Il y aura le temps de la vérité judiciaire. Non, on ne se couvre pas entre nous. Mais je peux ne pas percevoir l’impact émotionnel et sociopolitique d’un fait, et c’est un défaut. Je compte sur mon équipe pour m’ouvrir les yeux. »
Une brigade peut vivre des expériences très différentes sur un shift, cela peut aller d’un extrême à l’autre.
L’homme, dont l’intégrité a été mise en cause par un membre du personnel (l’enquête administrative est aux mains du comité P), est mitigé sur la protection des lanceurs d’alerte. « L’anonymat permet de lancer tout et n’importe quoi et les intentions sont parfois méchantes. Ensuite, le temps de vérification est long et, entre-temps, les médias s’emparent de l’affaire. Enfin, on peut très bien protéger une source dans le cadre du travail judiciaire. »
Sur l’affaire de l’eurodéputée, le commissaire a été bombardé de questions au conseil de police, qui est public: « On s’habitue vite à la transparence, même si des éléments de procédure pénale doivent rester secrets, tout comme une partie de nos méthodes d’intervention. Sur les dépenses, je ne peux pas dépenser un euro sans passer par le conseil et le collège de police », allusion aux suspicions de détournement d’argent public, révélées le 19 octobre par la RTBF, visant un haut gradé parti pour une mission au Sénégal.
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Sentiment d’impunité?
Depuis la mort de George Floyd aux Etats-Unis, le sujet des violences policières est devenu récurrent. « On ne fait plus de distinction entre la police américaine, la police française et la nôtre, regrette le commissaire. Notre rapport à la violence a changé. Quand un fait surgit, il est moins bien accepté, et on remet plus facilement en cause l’autorité. » L’inspecteur Peremans enchaîne: « On n’est pas une police de gros bras. Si on interpelle une personne, c’est qu’on a déjà analysé le problème, et discuté avec elle. » Sous-entendu: le public ne dispose pas toujours des clés pour comprendre la logique des interventions.
Le quartier de la gare du Nord reste le plus « chaud », à cause des activités liées à la prostitution et au trafic de stupéfiants. C’est là aussi qu’échouent beaucoup de migrants en transit. Durant l’été, un jeune d’origine africaine a provoqué des policiers en intervention place Liedts, à deux pas. Lorsque ceux-ci ont voulu l’interpeller, un attroupement hostile s’est formé, dont les images ont été diffusées par un syndicat de police. « Son interception a été difficile, commente le commissaire. Mais l’incident s’est terminé aussitôt après. Et il reste une exception dans la fréquence de nos interventions à cet endroit. Nous n’avons pas de no-go zones. »
L’énergumène n’était autre qu’un des émeutiers de la plage de Blankenberge, à peine relâché. Les peines ne seraient-elles pas assez dissuasives? « On est parfois déçus par la sanction, mais c’est la justice qui dispose de tous les éléments, pas moi, répond Gauthier Peremans. Dès le moment où on a réussi à intercepter la personne, et à la mettre à la disposition du parquet, j’estime qu’on a déjà fait notre boulot. C’est à la justice à prendre le relais. Elle fait son travail, car on conduit souvent des détenus à la prison de Saint-Gilles. Toute personne arrêtée judiciairement est fichée par la BNG (la banque nationale des données policières). Chaque arrestation est utile. »
« Pas de profilage ethnique »
« Flics racistes » contre « jeunes racailles »? Pour le commissaire, il faut en finir avec « ces stéréotypes qui s’entre- choquent. Nous avons pris beaucoup d’initiatives pour expliquer aux jeunes le métier de policier. Si on sort le mot « racailles », cela détruit tout le travail des années précédentes et le mot « raciste » crispe les esprits sur les projets en cours. » Les policiers d’extrême droite le deviennent-ils au cours de leur carrière? « La répétition d’une série d’incidents peut faire basculer un policier dans le racisme, admet le commissaire. D’où l’importance de l’accompagnement, des formations… Si du sens n’est pas donné à l’action, il y a un danger de radicalisation. Nous devons y être très attentifs. »
Menée durant plusieurs mois dans la zone de police, une enquête de l’Institut national de criminalistique et de criminologie (INCC), financée par Unia (Identifier et affronter des problèmes et abus dans la sélectivité policière, par Sarah Van Praet, Unia/INCC, 2020), n’a pas trouvé trace de profilage ethnique structurel. « C’était important pour moi, réagit Frédéric Dauphin. On y souligne toutefois l’importance des débriefings avec les policiers: ce qui s’est passé et comment on a géré. Comme font les pompiers après un feu. Une brigade peut vivre des expériences très différentes sur un shift de douze heures, cela peut aller d’un extrême à l’autre », de l’arrestation d’un dealer au règlement d’un conflit de voisinage en passant par l’assistance à un vieux monsieur désorienté.
Nous avons été présents sur le terrain comme jamais auparavant. Cela a créé des tensions. Du coup, des incidents ont éclaté ça et là.
La zone de police, forte de 800 policiers pour 203.000 habitants, est connue pour son kaléidoscope culturel. « On vient de recruter quatorze agents, d’origine turque, marocaine, des pays de l’Est. Tous Bruxellois! On veut refléter la diversité de la population », souligne Frédéric Dauphin. Certains se montrent réticents à intervenir dans leur quartier. « Mais cela vaut pour tout policier. De toute façon, l’ensemble des communautés est demandeur de davantage de sécurité. Par contre, ces nouveaux agents ont horreur d’être perçus comme des symboles de réussite sociale, car ils ont choisi d’être policiers et ne se sentent pas différents de leurs collègues. »
Parfois, la police est elle-même appelée pour des cas de racisme. Comme lorsqu’un autocar de ligne stationné à la gare du Nord a refusé d’embarquer une dame africaine pour des motifs fallacieux. Ce sont les policiers eux-mêmes qui ont poussé la femme à déposer plainte. Encore faut-il qu’ils connaissent les relais possibles dans le quartier ou la commune, car, souvent, ils ne connaissent pas le terrain.
« Community policing »
La crise sanitaire ne fut pas simple à gérer à ses débuts: « Nous étions dans l’inconnu, avec, de plus, la peur d’être exposés au virus. Nous devions jongler entre les mesures dont la légitimité est remise en question et d’autres pas claires dans l’application. Nous avons connu des problèmes non seulement avec les jeunes mais aussi avec des gens avec qui normalement on n’en a aucun. Et nous avons été présents sur le terrain comme jamais auparavant. Cela a créé des tensions. Du coup, des incidents ont éclaté ça et là. »
La police au four et au moulin? « On a trop souvent tendance à se reposer sur elle pour des problèmes dans l’espace public, car elle est facile à mobiliser. Mais si elle est le seul acteur, cela implique de privilégier l’approche sécuritaire. Par contre, si on intègre son action à côté de celle d’autres acteurs, on construit une sécurité au quotidien. Cette approche diminue la tension entre police et jeunes en première ligne. C’est la philosophie du community policing, qui donne de bons résultats. En résumé, le dialogue est notre première arme. Le reste vient après. » Cette philosophie se base sur un principe: la police ne se trouve pas face à la société, mais elle en fait partie.
Au parc Terdelt d’Evere, les jeunes traînaient et cela créait de l’insécurité dans le voisinage. Des policiers leur ont parlé longuement, et les esprits se sont calmés. Le problème, relève l’enquête citée, c’est qu’il y a trop peu de policiers et trop peu de temps. Le temps investi à discuter pour désamorcer des conflits de couple ou de voisinage est vite considéré comme du temps perdu par certains agents, « qui ne manquent pas de rappeler leurs collègues à l’ordre ». « Je pense avoir assez de policiers, rétablit le chef de corps. Mais parler une heure avec des jeunes, ce n’est pas l’objectif, même si je trouve positif qu’une patrouille ait pu identifier une autre posture que le raisonnement binaire « c’est la loi, point barre ». Cela dit, je pense qu’on obtient de meilleurs résultats sur le long terme si on travaille avec d’autres acteurs, même si c’est plus long à mettre en place. »
« On ne fait plus la police comme avant »
Comment atténuer la confrontation entre la police et les citoyens? PolBruNo a développé plusieurs initiatives. « Ainsi, nous avons rencontré des groupes de citoyens autour des problèmes de sécurité routière, cite Frédéric Dauphin, qui parle d’une véritable expérience démocratique, « impensable quand je suis entré à la gendarmerie en 1998 ». Les opérations policières s’inspirent de leurs remarques.
La formation est un élément clé. Chaque année, le réseau Bruno@ttitudes propose des activités autour de la diversité ou de l’aide aux victimes. De nombreux agents ont déjà suivi la formation « Holocauste, police et droits humains » au sein de la caserne Dossin, à Malines. Des visites à Auschwitz sont au programme. La radicalisation fait également l’objet d’une formation, tout comme le harcèlement de rue, cette formation-ci étant encore en phase de test, en collaboration avec l’asbl Touche pas à ma pote.
« Nos policiers sont invités dans les écoles. Chacune dispose d’un parrain ou d’une marraine, ce qui permet des contacts plus apaisés et plus structurés. » Il est très fier de la mascotte qui démystifie la police: « Certains enfants viennent de pays où les forces de l’ordre sont purement répressives, et il faut les rassurer. » Conclusion du commissaire: « Travailler avec les autres acteurs dans l’espace public apporte une réelle plus-value. On ne fait plus la police comme avant, et c’est tant mieux. »
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