Frédéric Amez
L’article 35 de la Constitution: un slogan, mais pas une solution miracle (carte blanche)
Frédéric Amez, vice-président de B Plus, écarte l’idée d’une révolution copernicienne pour simplifier l’Etat et rendre la Belgique plus efficace.
À l’heure où la crise du coronavirus a montré à quel point la complexité de l’État belge nuit à son efficacité, il est de bon ton de réclamer des institutions plus simples et plus efficaces. Comment pourrait-on condamner l’aspiration légitime des citoyens à un système institutionnel plus clair, plus compréhensible et mieux à-même de répondre à la vocation fondamentale de l’État, à savoir assurer la liberté et la sécurité de ses citoyens?
Compétences résiduaires
Dans le flux d’idées visant à améliorer le fonctionnement de l’État, il est souvent fait allusion à cette curiosité juridique qu’est l’article 35 de la Constitution. Cette disposition insérée en 1993 lors de la VIe réforme de l’État (accords dits « de la Saint-Michel) a pour objet de limiter les compétences de l’autorité fédérale à celles qui lui sont expressément attribuées par une loi spéciale (soit une loi adoptée par une majorité des deux tiers de la Chambre des représentants et du Sénat, moyennant une majorité simple dans chaque groupe linguistique). Dans le jargon institutionnel, c’est ce qui s’appelle accorder les compétences résiduaires (soit l’ensemble des compétences qui ne sont pas formellement attribuées à l’un ou l’autre législateur) aux collectivités fédérées.
Vingt-sept ans plus tard, l’article 35 est surtout célèbre pour n’être toujours pas entré en vigueur, faute d’adoption de la fameuse loi spéciale énumérant les compétences de l’autorité fédérale. Il faut dire que cette disposition, adoptée pour offrir un symbole à la Volksunie dont les voix étaient nécessaires pour adopter la IVe réforme de l’État, s’inscrit à contre-courant de la technique adoptée par les réformes de l’État précédentes : inscrire dans la loi spéciale du 8 août 1980 les compétences toujours plus importantes attribuées aux communautés et aux régions. Arrêter la liste des compétences fédérales revient à réécrire en creux l’ensemble de cette loi spéciale, afin d’énumérer ce qu’elle ne dit pas. La difficulté de l’exercice a d’emblée fait dire au premier ministre de l’époque, Jean-Luc Dehaene, que l’article 35 n’entrerait sans doute jamais en vigueur.
Il s’en trouve toutefois depuis quelques années pour voir dans cette disposition fantôme de la Constitution la solution à nos problèmes actuels.
Confédéralisme
D’aucuns voient dans l’activation de l’article 35 une manière de réaliser leur rêve de « confédéralisme ». L’attribution des compétences résiduaires aux collectivités fédérées n’a cependant en soi rien de « confédéral ». C’est le cas dans la majorité des États fédéraux ; on peut même dire que la Belgique est une exception en ce domaine. Le fait que la compétence résiduaire soit restée aux mains de l’autorité fédérale s’explique par le processus historique de réforme de l’État belge, passé progressivement de la forme unitaire à la forme fédérale. En Suisse, en Allemagne et aux États-Unis, les compétences résiduaires sont aux mains des cantons, des Länder ou des États ; cela ne fait pas de ces pays des confédérations pour autant. Il ne s’agit pas ici de prétendre que l’attribution des compétences résiduaires aux communautés ou aux régions serait une bonne ou une mauvaise chose, mais simplement de souligner que cette mesure n’aurait rien à voir en soi avec la transformation de la Belgique en confédération.
Répartition claire des compétences
D’autres voient dans l’article 35 un moyen d’enfin établir une répartition claire et cohérente des compétences entre les différentes collectivité publiques qui cohabitent dans notre petit Royaume. Sur un plan purement théorique, l’idée de repartir d’une page blanche après quarante ans de négociations, de marchandages et de compromis peut paraître séduisante. La perspective d’une législation répartitrice des compétences entièrement réécrite, de manière claire et lisible, attribuant enfin à chaque législateur un corps homogène de compétences à de quoi séduire plus d’un juriste et plus d’un citoyen. Malheureusement, ce rêve se brise vite contre la réalité.
Communautés ou régions ?
Un premier obstacle à l’attribution des compétences résiduaires aux collectivités fédérées est une spécificité du fédéralisme belge qui est de reposer sur deux types de collectivités fédérées : les communautés et les régions. Auxquelles d’entre elles devra être confiées la compétences de légiférer dans les matières non énumérées dans la future loi spéciale ? Le choix entre l’option communautaire et l’option régionale, à propos duquel l’article 35 ne donne aucune indication, imposera inévitablement un choix politique en faveur des communautés ou des régions. On imagine déjà les compromis laborieux qu’imposera ce choix, entre Flamands et Francophones d’abord, et entre Wallons et Bruxellois ensuite.
De compromis en compromis
Le second obstacle tient au processus de décision lui-même. L’article 35 de la Constitution impose que la loi arrêtant les compétences fédérales soit adoptée par une majorité des deux tiers, comprenant une majorité simple dans chaque groupe linguistique. L’obtention d’une telle majorité, a fortiori dans un parlement aussi morcelé qu’aujourd’hui, impose la collaboration d’un grand nombre de partis à un compromis dans lequel chacun devra se retrouver. Le résultat en sera vraisemblablement une loi spéciale certes nouvelle, mais contenant autant de compromis illisibles que l’actuelle loi spéciale du 8 août 1980. Si des mois de négociations politiques sont nécessaires pour arriver à un tel résultat, il n’est pas certain que le jeu en vaille la chandelle.
Compétences homogènes
Un troisième obstacle tient à la notion invoquée de « compétences homogènes ». Cette notion est depuis longtemps utilisée par les nationalistes pour justifier des transferts toujours plus massifs de compétences vers les régions et les communautés. Or, l’idée de compétences homogènes est une fiction. Si une simplification de la répartition des compétences est certainement possible et souhaitable, l’obtention de paquets de compétences rigoureusement homogènes est une chimère. Rendre un domaine plus homogène dans les mains d’un niveau de pouvoir revient inévitablement à en démembrer un autre dans les mains d’un autre niveau. Une excellente illustration de ce phénomène est celui des allocations familiales. La VIe réforme de l’État a confié cette compétence aux communautés (et à la Commission communautaire commune) afin que l’ensemble de la politique de la famille relève du même niveau de pouvoir. Ce faisant, on a cependant créé un démembrement par ailleurs, à savoir celui de la sécurité sociale, autrefois entièrement entre les mains de l’autorité fédérale et maintenant écartelée entre celle-ci et les communautés. Plutôt que de poursuivre vainement le mirage des compétences homogènes, il serait plus judicieux d’admettre que dans un État fédéral, les chevauchements de compétences sont inévitables et que dans un tel cas, c’est la loi fédérale qui doit prévaloir.
Illusion
L’attribution des compétences résiduaires aux régions ou aux communautés ne doit pas être un tabou. Dans un État fédéral adulte, c’est un thème qui doit pouvoir être abordé. Mais croire qu’il s’agit d’un remède miracle aux problèmes belges est une illusion dont il est plus prudent de se débarrasser immédiatement.
Frédéric Amez,
vice-président de B Plus,
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