Inondations: des volontaires flamands toujours dans les tranchées de la Vesdre (reportage)
GRAND RECIT/ Cinq mois après les inondations catastrophiques en province de Liège, des bénévoles flamands continuent d’aider les sinistrés wallons, au-delà de toute considération politique. Qui sont-ils, quelles sont leurs motivations et, surtout, comment les remercier ? Reportage.
En cette fin d’année, Le Vif a décidé de prendre le temps. D’enquêter, de raconter le monde, d’offrir à ses lecteurs des récits qu’ils ne liront pas ailleurs. Retrouvez tous les articles de notre premier mook ici.
Le samedi suivant la catastrophe, un jeune néerlandophone un peu timide attendait son tour pour décharger sa camionnette dans un dépôt de l’école SFX2 de Verviers. Seuls ou en groupe, les Flamands sont venus, puis revenus. D’une à trois heures de route, quand même. Leur solidarité est devenue un authentique « feel good » de cette année 2021.
Cinq mois après les inondations des 14 et 15 juillet, tout le monde dans la vallée de la Vesdre vous dira que ce sont eux qu’on voit le plus, avec les bénévoles de la Wallonie occidentale. Chacun son style, à son échelle. Au mois de novembre, le musée M Leuven a aidé ceux de Verviers à marquer et photographier les pièces sinistrées. Une société gantoise de matériel d’entretien des sols a choisi de consacrer sa journée de team building à déménager dans trois containers le mobilier de l’école fondamentale Duc de Marlborough (Fédération Wallonie-Bruxelles) de Dolhain-Limbourg, le temps de sa rénovation. « It comes from heart » (« ça vient du coeur »), a justifié dans L’Avenir Michael Coppieters, l’animateur du groupe Facebook SOS Meetjesland helpt Wallonie. Des dons pour une valeur de 850 000 euros auraient déjà été récoltés dans cette région du Meetjesland, entre Gand et Bruges, comme si la périurbanité avait une conscience plus aiguë des désastres naturels. Des groupes comme celui-là, connectés grâce à Facebook, il en existe des dizaines. La politique est tenue volontairement à distance, voire décriée, même si c’est par le truchement d’une députée N-VA que le gouvernement fédéral a été sommé de se ré-investir après l’arrêt prématuré de la phase fédérale de crise. Seuls les membres du PVDA-PTB venus d’Anvers ou de Vilvorde se démènent en Prés-Javais, un quartier paumé de Verviers, sous leur casaque rouge. Des dents grincent, mais c’est le résultat qui compte. L’hiver approche. Certaines maisons ne sont toujours pas habitables.
Merci aux conseils des bénévoles, ils m’ont bien servi pour défendre mon dossier. Tout est accepté. Les travaux peuvent démarrer.
Ce samedi 6 novembre, Nadine Baele, du groupe de bénévoles TeamEclairs est déçue. Testée positive à la Covid, elle ne viendra pas se faire dorloter par José et Mariette Juprelle, un couple de septuagénaires de Prayon (Trooz) qui prête aux bénévoles un appartement vide, place du Marché, et offre le café dans la minuscule cuisine de leur maison, où ils se sont repliés après l’invasion des eaux. « Heureusement qu’on les a, reconnaît José. Sinon, on doit tirer son plan. On sait bien qu’il y a d’autres problèmes dans la commune, mais on est livrés à nous-mêmes, on s’aide et puis voilà. Tout au début, les ouvriers de la ville de Seraing sont venus déblayer avec des bulls, on doit les remercier. » Croyant, José s’occupe aussi de l’église Saint-Laurent qui abrite de belles peintures murales de Léon Pringels. « Bart De Wever avait proposé les pompiers d’Anvers à la Ville de Liège, c’est comme si le diable arrivait! Ils se sont donc rabattus sur Prayon, ont cassé un carreau pour entrer dans l’église car la porte est double, de bois et de fer, et il a fallu un bélier. Ils ont raclé la boue, c’était une patinoire. » Sans oublier Frederik Janssens, spécialiste anversois du patrimoine, qui n’a pas ménagé ses efforts pour restaurer ce qui devait l’être, dont le confessionnal.
Derrière la place du Marché, le « tsunami » a effacé haies et murets, dévoilant une jolie courbe de la Vesdre. Le coordinateur de TeamEclairs, Philippe Duquesnoy, 49 ans, est moins sensible à la beauté de la nature qu’aux drames humains qu’elle engendre. Il montre l’emplacement de la Maison du Passeur que son nouveau propriétaire avait restaurée: disparue. Un autre édifice, isolé comme un chicot sur un terrain vague, était le siège de Toitures Santo & Fils. Un jour, une épouse a surpris son mari un revolver sur la tempe. « On a un peu changé le planning et on a fait leur maison, glisse Philippe. A la fin de la journée, le mari m’a dit « merci, Philippe » en me regardant ; il savait que je savais. » Doté d’antennes XXL, Philippe Duquesnoy est devenu le réceptacle des confidences, l’ami de tous. Il explique sa méthode: « Je me suis concentré sur cinq ou six rues. C’est comme ça que j’ai eu la confiance des gens, car ce n’est pas amusant de laisser quelqu’un entrer dans ta maison qui n’est pas propre… Beaucoup étaient gênés, mais une fois qu’on te connaît, on t’envoie chez les voisins. »
Etant Flamande moi-même, ayant un pied de chaque côté, j’ai l’impression que c’est une façon de se rassurer par rapport à la politique.
En juillet, ses vacances annulées pour cause de crise sanitaire, il avait décidé avec sa compagne de venir aider les sinistrés pendant une journée. « A Kessel (Nijlen), où je vis, c’est la campagne. L’eau avait envahi toute la prairie suite aux pluies. On s’est dit, si ça continue, on aura des problèmes. D’où notre idée d’aller donner un coup de main en Wallonie, ce n’est pas Haïti ou le Brésil, ce sont nos voisins. » Une journée seulement? De Tilff, sur l’Ourthe, où il a été immédiatement bombardé chef de cuisine par les militaires, Philippe Duquesnoy a rebondi dans la vallée voisine. Aujourd’hui, tout le monde connaît sa silhouette élastique, sa casquette plate et son visage mobile derrière ses lunettes à monture noire. Il est product manager dans une imprimerie de Boechout, près d’Anvers, où il gère environ quatre-vingts personnes. Le CEO a mis un budget à sa disposition, son frère a récolté des dons dans son entreprise pour acheter du matériel. Motiver un groupe, c’est son métier. « En fonction du travail à faire, je m’arrange pour mettre assez de gens sur le coup pour que tout soit fini le soir. Nous sommes des bénévoles, prévient-il. On sait décaper et nettoyer les maisons. L’hiver arrive, j’espère que les personnes pourront commencer à rénover, mais il n’y a pas assez d’entrepreneurs, d’électriciens, de chauffagistes, de plafonneurs. » Encore faut-il qu’ils soient honnêtes. « Une dame m’a montré deux devis, l’un de 100 000 euros, l’autre de 40 000 euros. Avec une telle différence, aucun des deux n’est normal. »
Un samedi presque ordinaire
Le rendez-vous des bénévoles était fixé entre 8 h 30 et 9 heures à Prayon, dans l’appartement prêté par José et Mariette. A 9 h 03 tapantes, tout le monde a son ordre de mission et se disperse au petit trot. Finalement, Philippe est bien content que Nadine coordonne les équipes à distance, ça le rend plus disponible pour aller d’un chantier à l’autre avec sa camionnette. Chez Grégory B., 34 ans, les marteaux piqueurs sont déjà en action et font sauter les plâtres et carrelages pourris d’humidité. Cinq ou six personnes avec masques et coques de protection pour les oreilles s’activent dans les trois pièces en enfilade noyées de poussière. Au rez-de-chaussée, tout a été détruit: gaz, électricité, cuisine équipée, etc. « Je les remercie vraiment, dit Grégory. Je travaille en journée, je n’aurais pas pu faire tout ce travail. Ce sont des Flamands qui viennent, c’est génial. »
Lire aussi: Dégâts, décès: les chiffres des inondations en vallée de la Vesdre
Rosanna T., 53 ans, fonctionnaire à la Fédération Wallonie-Bruxelles, quatre filles, dont une asthmatique, habite à Vaux-sous-Chèvremont (Chaudfontaine), le long de la Vesdre. « Le mur du garage s’est écroulé », montre-t-elle. Deux mètres d’eau par devant et un bras de Vesdre par derrière ont déferlé, démolissant le rez-de-chaussée et la citerne à mazout qui s’est retrouvée dans le jardin du voisin. « On a tout vidé et commencé à enlever le carrelage, mais les experts ne sont pas d’accord entre eux. Ils ne voulaient pas qu’on l’enlève jusqu’au plafond, mais qu’on s’arrête à la hauteur de l’eau. On attend, on attend… On dort à l’étage, on cuisine en bas. Il y a trente ans que j’habite ici. C’est un gros sinistre, on n’a rien demandé, nous! », glisse-t-elle dans un sanglot. Philippe intervient: « C’est la même histoire partout, les assurances… » Dans le quartier, il y a encore énormément de maisons vides, nonante familles à reloger pour trente maisons disponibles, « alors quand un assistant social me dit que ma maison est inhabitable… » Une éclaircie, toutefois, le mercredi 10 novembre. Sur sa page Facebook, Rosanna exulte: « Yessssssss, enfin, après presque quatre mois de négociations, j’ai l’accord pour tous mes travaux. Merci aux conseils des bénévoles de samedi, ils m’ont bien servi pour défendre mon dossier. Tout est accepté. Les travaux peuvent démarrer… »
TeamEclairs est aussi aux côtés de Carole, 40 ans, infirmière et maman solo d’un fils de 17 ans. Elle a obtenu de la commune de Chaudfontaine la permission de pénétrer dans la maison voisine, inhabitée, et de faire sauter les enduits qui gardent l’humidité. « Des bénévoles de Gand ont déplafonné toute ma maison. J’ai refusé de vivre au milieu des champignons… » Elle venait d’emménager, quatre mois avant. Comme elle travaille, elle n’a pas droit aux repas chauds de la Croix-Rouge, ni aux aides du CPAS. Après les inondations, elle s’est logée à l’hôtel, à ses frais.
Parallèlement, d’autres bénévoles flamands investissent la Galerie du livre et de l’étrange Théâtre. « Ils vont enlever le plafond car il y a eu des infiltrations par la plateforme, c’est une belle solidarité », saluent Claire B. et Raphaël D., artistes et animateurs culturels. Après la crise sanitaire, ils se réjouissaient de monter un petit spectacle. « Il y avait de l’activité, ici, une bonne collaboration avec le foyer culturel de Chaudfontaine, des projets citoyens, mais tout est suspendu. On a cependant trouvé des lieux d’accueil pour les expositions, les livres, le théâtre… » La vie culturelle reprendra-t-elle ou sera-t-elle remplacée par Internet? « Les petits commerces et les autres asbl sont en train de disparaître », constate Claire. De fait, il n’y a pas âme qui vive dans les rues, un calme étrange.
En Flandre, tout le monde pense que c’est fini, qu’il y a eu de l’eau, mais que l’eau est partie. La première journée, j’ai pleuré.
Vers midi trente, les bénévoles sont de retour place du Marché où une table a été dressée, avec l’indispensable soupe de saison. Peter Deltour, un Trudonnaire extraverti, ne cache pas qu’il est un élu local de la N-VA, mais « pour moi, précise-t-il, tout le monde est le même en Belgique, ce sont des gens, ils n’ont pas choisi d’avoir de l’eau ». Il sort de sa remorque une dizaine de chaises en bois et des cageots de pommes de Hesbaye. « Ici, c’est une grande famille. » Il a mis au point un système d’achat d’appareils de chauffage auquel les commerçants de sa région participent. « Demain, j’ai quinze adresses à livrer. » Il a l’air content. Alyssa van Goethem, 29 ans, est psychologue dans les environs de Bruxelles. « Les habitants sont un peu oubliés, s’inquiète-t-elle. Il y a beaucoup de personnes âgées et des couples avec des enfants qui ne savent pas faire ça eux-mêmes. Ils perdent de plus en plus l’espoir. On les aide à voir un peu la lumière au bout du tunnel. »
Légitimement, beaucoup de sinistrés se demandent comment ils peuvent exprimer leur reconnaissance. Philippe Duquesnoy tient sa réponse toute prête: « Rester positif! C’est la seule chose que tu dois faire, rester positif et continuer. » Justine Reynaerts (lire l’encadré ci-dessous) a beaucoup réfléchi aux ressorts de cette solidarité. « Etant Flamande moi-même, ayant un pied de chaque côté, j’ai l’impression que c’est une façon de se rassurer par rapport à la politique. Vous allez trouver ici des gens avec énormément d’empathie. On tape beaucoup sur les francophones depuis des années, dans certains partis, dans certains milieux, et il y a ce côté sous-jacent de dire « on est là pour vous », même en gardant les yeux ouverts sur ce qui se passe en Wallonie et en Flandre, mais sans trop en parler. » Au fil du temps, les bénévoles ont noué des liens. « Au début, se souvient-elle, il y avait une ambiance très lourde, on n’osait pas trop rigoler. On voulait être efficaces, travailler, travailler, mais on ne rend pas service aux sinistrés en étant toujours sérieux et l’air triste. Et, nous, quand on ne vient pas, on est malheureux. »
Le samedi soir à 21 h 38, Philippe Duquesnoy postait sur Facebook un message bourré d’émojis: « On a fini pour aujourd’hui. Cinq maisons, cinq familles avec du nouveau courage. »
Justine Reynaerts – Le trait d’union
Bilingue, Justine Reynaerts, 44 ans, est une institutrice maternelle d’origine flamande, habitant à Soumagne. « J’ai débarqué ici début août avec des vivres et du matériel de nettoyage que j’allais distribuer à La Broeck et à Prayon, mais je me suis rendu compte qu’il y avait beaucoup de travaux à faire dans les maisons. Philippe Duquesnoy était déjà actif à Trooz. Je lui ai proposé mon aide avec mon marteau et mon burin. Après une heure, il était à côté de moi avec une machine électrique pour que cela aille plus vite. Depuis, je n’ai plus jamais décroché. Je suis là presque tous les week-ends et parfois en semaine. Notre travail de bénévole est utile et précieux, mais que reste-t-il lorsque nous ne sommes pas présents? »
Le symbole du hall omnisport de Trooz
Trooz est une petite commune de huit mille habitants, dotée d’une quarantaine de fonctionnaires communaux dirigés par le bourgmestre Fabien Beltran (PS), lui-même très éprouvé par les scènes dantesques qu’il a affrontées à peu près seul les 13 et 14 juillet. Les néerlandophones sont sensibles à cette détresse, même s’ils sont aussi actifs dans le reste de la vallée. A Pepinster, par exemple, les communes de Hoogstraten, Merksplas et Rijkevorsel ont envoyé six hommes et trois camions avec grue pour aider au déblaiement des rues. A Trooz, l’aide flamande a pris le visage d’un autre homme sensible: Luc Goeminne, 54 ans, un entrepreneur de Maldeghem (Flandre-Orientale) qui a tout lâché pendant trois semaines pour venir évacuer les déchets – au final, septante containers -, d’abord à la main, puis, avec un camion acheté d’occasion 20 000 euros, dont 11 000 lui ont été remboursés. Puis, suivant son exemple, d’autres moyens se sont ajoutés, publics, privés (de grandes sociétés, des confères entrepreneurs) ou associatifs, comme l’asbl 1 000 Handen de Oud-Turnhout.
Le 11 novembre, Luc Goeminne était à Trooz pour la douzième fois depuis août, pour parachever la fermeture du hall omnisport dont les parois, châssis, vitrages, jusqu’aux portes et chambranles des douches et des toilettes, ont été totalement détruits. « Une firme de Turnhout a acheté tous les panneaux, 1 000 Handen le bois lamellé-collé, détaille Luc Goeminne. On va relancer le chauffage. Le hall pourra servir de dortoir pour l’hiver. » L’asbl 1 000 Handen de Inge Jansen a créé un coin chaleureux où ne manquent ni les plantes vertes, ni la corbeille de mandarines, ni les plaids crochetés de couleurs vives. Avec quatre communes partenaires de la Campine anversoise, Turnhout, Oud-Turnhout, Vosselaar et Beerse, cette association s’est fixée un objectif: rénover les bâtiments administratifs de Trooz, les abords de la Vesdre, l’église et les habitations les plus touchées de Prayon. « Je n’en ai pas encore fini avec mon histoire ici, avec les mêmes bénévoles, atteste Luc Goeminne. C’est triste que notre gouvernement ne fasse rien du tout. En Flandre, tout le monde pense que c’est fini, qu’il y a eu de l’eau, mais que l’eau est partie. La première journée, j’ai pleuré. Chaque fois que je rentrais à la maison, je pleurais. » A la sempiternelle question, comment vous remercier, lui aussi a la réponse: « Que la RTBF, RTL, la VRT et VTM fassent une émission où les Wallons viendront dire merci avec des chansons! » Un Live Aid version belge et version 2021.
Gilbert Van Looveren – Le jardinier apiculteur
Le bonnet de laine vissé sur la tête, Gilbert, 71 ans, est un bénévole de la première heure, aujourd’hui intégré au groupe TeamEclairs. Au début, il dormait dans sa camionnette. Cet ancien jardinier de la campagne anversoise pratique la douceur à coup de pots de miel. Apiculteur, il a remplacé la ruche et les abeilles d’un confrère sinistré de Theux. Il y a peu, il a emmené sa femme en week-end à Nessonvaux (Trooz). « Les gens sont si contents que les Flamands viennent aider, c’est incroyable! Ils disent que nous leur donnons du courage. »
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici