Une victime de féminicide tous les 7 jours en Belgique: mille histoires, un même processus (enquête)
Elles s’appelaient Rachida, Nathalie, Pascale, Muriel… Toutes ont été tuées par leur (ex-) conjoint. En Belgique, un féminicide est commis tous les 7 jours. Si toutes les histoires de ces femmes sont différentes, il existe toutefois de glaçantes similitudes dans le processus qui a conduit à leur décès. Le Vif en fait l’analyse, à l’occasion de la journée internationale de la lutte contre les violences faites aux femmes, ce 25 novembre.
Elle en avait une trouille bleue, au point de s’enfermer, chaque soir, dans sa chambre, au moment de se coucher. Toujours en alerte, sur le qui-vive. Un quotidien de peur, émaillé d’insultes, de violences, de coups depuis huit longues années. Rachida B. avait récemment confié à des proches l’angoisse qui lui serrait le ventre : Ali lui avait juré que si elle le quittait, ce serait « les pieds devant « . Mais elle s’était résolue à le quitter. Le couple était alors installé dans un appartement, en périphérie bruxelloise. Aidée par son frère, la quinquagénaire avait trouvé un logement à Molenbeek-Saint-Jean. Le soir du meurtre, la veille de son déménagement, devait être le dernier à Zellik. Le 15 octobre dernier, il l’a battue, poignardée, tuée, faisant d’elle la dix-septième victime de féminicide en Belgique cette année. Rachida B., 52 ans, a été retrouvée sur le balcon, d’où elle a tenté d’appeler à l’aide. Selon le parquet, le conjoint, Ali Tatou, 68 ans, affirme avoir riposté face à sa compagne, qui l’avait agressé physiquement.
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La mort de Rachida concentre toutes les problématiques, tous les principaux facteurs décrits dans les mécanismes de féminicides : jalousie, contrôle, soumission, violences et méconnaissance judiciaire. Un cercle terrible qui mène jusqu’à la découverte de son corps sans vie sur le balcon.
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Avant elle, il y a eu Nathalie Maillet, Ann-Lawrence Durviaux, Vinciane Mathues, Muriel R., Jana, Pascale, Ahlam Y… Toutes ont été tuées ces derniers mois par leur mari, leur compagnon ou leur ex-conjoint. Les circonstances de leur mort ont parfois été résumées en quelques phrases dans une dépêche Belga. Quelques lignes pour qualifier des homicides conjugaux qui se produisent majoritairement dans le huis clos du domicile, sans témoin. Les victimes n’ont parfois pas de nom.
Le Vif s’est appuyé sur l’inventaire mené par le blog Stop féminicides, puisqu’il n’existe, jusqu’à présent, aucune statistique officielle en Belgique, puis a consulté les articles des journaux régionaux et nationaux, pour tenter d’en savoir plus sur ces victimes anonymes. Ce corpus n’est pas exhaustif : tous les cas ne sont pas rapportés par les médias. Les chiffres, par ailleurs, ne disent pas tout : l’emprise, l’isolement, la séparation ou les éventuels antécédents, des marqueurs très présents dans les féminicides. Depuis 2017, Stop féminicides a répertorié, au total, 147 femmes tuées ou assassinées par leur (ex-)compagnon, soit un décès tous les sept jours. Cet ordre de grandeur, répété tous les 25 novembre à l’occasion de la « Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes », est resté relativement constant.
Le recensement a permis de battre en brèche plusieurs idées reçues. D’abord, il y a une hétérogénéité des profils des victimes. Les violences conjugales touchent tous les milieux, du plus favorisé ou plus modeste. La majorité des 147 victimes étaient insérées socialement, avaient un domicile, très souvent des enfants.
En revanche, derrière ces destins singuliers, ce sont, très souvent, les mêmes signaux et un mécanisme assez récurrent. Ces homicides ne surviennent pas par hasard. Presque tous ont été précédés de violences. Des violences présentes depuis longtemps. Ainsi, au printemps dernier encore, Rachida B. avait passé un séjour à l’hôpital, après avoir été tabassée par Ali Titou. Une semaine avant le meurtre, Rachida B. s’était rendue à la police. Pour Marielle Tournay, 40 ans, les premiers bastons ont commencé en septembre 2018. Ils se sont aggravés par paliers, jusqu’à l’issue fatale, le 27 novembre 2019. Le rapport d’autopsie laisse entrevoir ce qu’elle a subi : il fait état de coups de pied et de poing, durant de longues minutes et portés de plus en plus fort. Comme pour Cindy G., mère de deux enfants, poignardée par son partenaire en mars dernier. Johnny se montrait fréquemment brutal. Au cours de ces dernières années, une vingtaine d’épisodes de violence conjugale s’est soldée par l’intervention de policiers, appelés par des voisins. L’homme manifestait également de la jalousie : surveillance du téléphone, scènes de menaces et d’insultes. Régulièrement, il pense qu’elle le trompe.
Pourquoi restent-elles ?
Pourquoi ne sont-elles pas parties avant le coup fatal ? La question revient souvent, en filigrane. On sous-entend que les victimes auraient dû porter plainte dès la première insulte, le premier coup, qu’elles n’auraient pas dû rester sans dénoncer leur conjoint, qu’elles seraient coupables de ne pas avoir réagi à temps. Une culpabilisation qui reflète, selon Véronique Debaets, porte-parole de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, une méconnaissance de ce qu’est l’emprise. Toutes les femmes vivent des histoires différentes mais le processus demeure le même. Les experts parlent du cycle de la violence conjugale tel qu’il a été décrit, en 1979, par la psychologue américaine Lenore Walker. Un cycle en quatre phases : la tension, quand l’homme se montre nerveux, impatient, irritable ; l’explosion quand il devient violent physiquement ; la justification, quand il minimise, se justifie et que la victime se sent coupable, tente d’adapter son comportement ; la lune de miel, quand il regrette, promet et que la victime l’espère et lui pardonne. C’est aussi à ce moment-là que celle-ci regagne le domicile, retire son éventuelle plainte…
Et la spirale « se répète inlassablement et croîtra en intensité », assure Véronique Debaets. Un phénomène qui mène au silence, à la culpabilité, à l’emprise et rend difficile l’accès aux structures d’accompagnement. Ces femmes sont « peu à peu isolées de leur sphère professionnelle, amicale, sociale, et deviennent totalement dépendantes de leur conjoint », détaille-t-elle.
Piégées dans leur relation, elles ne cherchent pas à s’opposer par peur des représailles, et encore moins à fuir. Les proches, eux, se révèlent souvent démunis face à l’absence de réaction de la victime, l’incitant un peu plus au silence. La présence d’enfants est aussi souvent un frein au départ, la victime voulant préserver l’unité familiale. Le processus est également cyclique et graduel. Un compagnon violent ne l’est généralement pas au début de la relation. Par la suite, il ne l’est pas tout le temps. Il y a des allers-retours entre éruptions de violence et moments d’accalmie et de réconciliation, et, dès lors, naît chez la victime des sentiments fluctuants envers son partenaire.
De sa cellule, il la harcèle
Cet engrenage, Laetitia Delpouille l’a subi durant deux ans. Elle et Henry Generet se sont rencontrés en 2015. Henry a 34 ans. Il est en cavale, parce qu’il n’est pas rentré à la prison après un congé pénitentiaire. Laetitia a 26 ans, trois jeunes enfants et un boulot dans une usine. Peu après leur rencontre, Henry est intercepté et réincarcéré. Ce seront, ensuite, des allées et venues en prison. Qu’il soit là ou non n’a pas vraiment d’importance : de sa cellule, il dispose d’un téléphone. C’est un harcèlement infernal qui durera jusqu’au meurtre, le 12 octobre 2017. Lui et Laetitia sont en ligne des heures, toute la journée. Elle ne peut jamais raccrocher, même lorsqu’elle est en compagnie d’un proche ou d’une amie. A une tante, Henry demande de la surveiller. Il appelle, d’ailleurs, très souvent la soeur de Laetitia pour « savoir ce qu’elle faisait ; où elle était, avec qui ». Il est possessif, jaloux, orageux, doute de sa fidélité. Il ne supporte pas le regard des gars sur Laetitia quand elle lui rend visite au parloir. Elle ne lui échappera plus. Lors d’un congé pénitentiaire, Henry la tue. Il soutient qu’il lui était insupportable que Laetitia le quitte. Cette séparation lui était d’autant plus insoutenable qu’elle avait rencontré un autre homme, deux semaines plus tôt.
C’est au moment de la séparation que les femmes sont particulièrement vulnérables. La rupture est aussi le moment critique où elles risquent le plus d’être tuées. D’après les données récoltées par Le Vif, parmi les femmes assassinées ces cinq dernières années, la majorité venaient d’annoncer à leur compagnon leur intention de rompre ou étaient très récemment séparées. Souvent, les victimes venaient de quitter le domicile conjugal, s’apprêtaient à reprendre leur indépendance.
« C’est bon, tu t’en vas »
Ce 27 août 2020, Françoise Donckers, 40 ans, était décidée, ferme. Dans le corridor de sa maison, elle avait préparé les quelques effets de Fabrice Casse, 26 ans : « C’est bon, tu t’en vas. » Sa fillette, Mya, jouait à l’arrière, dans le jardin.
Depuis des mois, leur relation était rythmée par les ruptures et les rabibochages. Françoise Donckers était éreintée par les disputes. Fabrice Casse refusait d’y croire. Il a filé à la cuisine s’emparer d’un couteau. Dans le couloir, des hurlements ont soudain déchiré le silence. Fabrice Casse venait de la poignarder. L’annonce de la séparation a eu, chez lui, l’effet d’une déflagration.
Si Françoise Donckers a été tuée le jour même de l’annonce de la séparation, il arrive fréquemment que le meurtre soit commis de manière différée : à la veille d’un déménagement, lorsque la femme vient récupérer ses affaires au domicile, quand l’ex découvre qu’elle a un nouveau compagnon… Pour Colette Daully, 69 ans, l’issue fatale a eu lieu plus d’une demi-année après sa séparation. Après son départ, en novembre 2017, Christian Colpin, 72 ans, la pistera aussitôt, l’inondera de messages haineux, l’épiera, rôdera autour de chez elle. Onze jours avant le meurtre, le 19 juillet 2018, il est en colère, frustré. Il veut fêter son 73e anniversaire avec Colette, qui refuse. Il espère encore qu’elle revienne. En vain. Il écrit alors quelques mots dans un carnet rouge, qui résonnent comme un dessein, une préméditation : « Là où elle va, elle ne fera plus de mal à personne. Elle en a déjà fait assez. Je suis triste d’en arriver là, mais c’est ce qui reste comme solution, autrement elle va continuer à détruire tous ceux qui l’entourent. » Onze jours plus tard, il l’abat d’une balle dans la nuque.
Une perte d’emprise sur l’autre
Dans la grande majorité des cas, la séparation, ou la peur qu’elle survienne, provoque donc le passage à l’acte. Comment expliquer que ce moment leur apparaisse si insupportable, au point que ces hommes suppriment celles qu’ils prétendent aimer ? « On pense souvent que la séparation met un point final à l’enfer conjugal, analyse Emmanuelle Mélan, criminologue et chercheuse à l’UCLouvain. Or, pour le conjoint violent, elle est vécue comme une perte d’emprise sur l’autre, une dépossession. C’est quand il réalise que sa victime lui échappe, qu’elle ne lui appartient plus et le caractère irréversible de la rupture, qu’il risque de mettre ses menaces à exécution. »
Le passage à l’acte est presque toujours très violent, un acharnement, une rage. Parmi les 147 féminicides commis depuis 2017, de très nombreux cas présentent des situations d’explosion de violence inouïe, avec un nombre démesuré de coups portés et une diversité des moyens employés. Les énumérer relève de l’atrocité. Agnès Bachy, que son ex-compagnon a tué à coups de marteau, avant de l’égorger avec un cutter, puis, pour dissimuler le corps, a mis le feu à la maison. Véronique Quidouce, que son ancien partenaire a étranglé, avant de jeter son corps dans la rivière Wampe à Spiennes. Leila Zahiri, trente-et-une plaies de couteau sur le corps, des traces de strangulation et le visage tuméfié. Françoise Donckers, poignardée à une cinquantaine de reprises ; sa fillette, Mya, à une soixantaine de reprises. Ilse Uyttersport, frappée à la tête avec un marteau dans son sommeil.
Difficile de disposer de données fiables sur un tel phénomène. Elles montrent une prédominance de l’arme blanche (46 victimes), devant la strangulation (21 victimes), les armes à feu (17 victimes), les coups (13 victimes), les armes par destination (8 victimes). Pour les autres, les modes opératoires ne sont pas précisés. Dans un tiers des cas, l’auteur du meurtre avait consommé de l’alcool, qui constitue un des facteurs de risque des féminicides. Des substances considérées comme désinhibitrices ont également été consommées au préalable (drogue, médicament). Pour autant, le « coup de colère » ne tient pas devant les tribunaux. Dans la quasi-totalité des cas, les auteurs de féminicide sont reconnus responsables pénalement, après expertise psychiatrique.
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Ce déchaînement de violence déborde parfois sur les proches, jusqu’aux enfants du couple. Dans neuf cas, les enfants ont été tués par leur père, en même temps que leur mère. Par ailleurs, dans sept cas, le féminicide se déroule en présence des enfants. Le suicide du meurtrier est également fréquent. Selon les données recueillies, dans vingt des 147 cas, l’auteur des faits s’est donné la mort après avoir tué sa compagne, coupant ainsi court à toute possibilité de procès.
Signal d’alarme resté sourd
Le meurtre a très souvent lieu au domicile ou à proximité (à 125 reprises). En recueillant ces données, on constate également que l’auteur était déjà connu pour des faits de violence. Trente-six des 147 compagnons avaient déjà été jugés pour des violences conjugales ou avaient déjà été visés par une plainte ou un signalement. Des chiffres relativement peu élevés, qui font écho à ceux de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, qui estime que seul un cinquième des femmes victimes de violences conjugales se rendent au commissariat. Pour autant, des violences préexistantes auraient pu constituer un signal d’alarme, même si elles n’avaient pas été signalées à la police. Car, le plus souvent, ces antécédents étaient connus des proches, des voisins ou des services sociaux, qui interrogés par la presse après le meurtre, relatent des disputes ou des coups.
Ces crimes auraient alors sans doute pu être évités. Les chercheurs et les experts en comprennent mieux les schémas, les facteurs de risque, les mécanismes. Ainsi, en juin 2020, le Collège des procureurs généraux a mis au point un aide-mémoire (importé du Canada) permettant aux policiers, aux associations, aux médecins… d’évaluer le danger auquel les femmes sont exposées au sein de leur (ex-)couple et, partant, d’agir vite, efficacement et de façon coordonnée. Il s’agit d’une grille de critères visant à mettre en évidence les signaux d’alerte. En résumé, il évoque la séparation en cours dans le couple – on l’a dit, l’intention de rupture est le premier déclencheur de féminicide. Il interroge ensuite la consommation d’alcool ou de stupéfiants, les antécédents judiciaires – la strangulation, a fortiori lorsqu’elle est répétée, est un facteur de risque majeur de féminicide – ou les menaces de suicide de l’auteur – là aussi, l’instrumentalisation du suicide est un facteur de risque omniprésent dans les meurtres de femmes par leur compagnon. Enfin, le document tente d’évaluer la stratégie de contrôle que l’auteur met en place sur sa victime, ou encore le harcèlement. Il existe, par ailleurs, une circulaire du Collège qui prévoit également, au sein de chaque parquet, un magistrat de référence pour les violences intrafamiliales. « Mais au-delà du questionnaire en soi, il faut surtout former les policiers et les magistrats référents aux violences conjugales. D’un arrondissement à un autre, il demeure de très grandes inégalités », conclut Véronique Debaets.
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