Faut-il introduire le féminicide dans le Code pénal? (débat)
Le 15 août, à Gouvy, Ann Lawrence Durviaux, avocate namuroise et vice-rectrice de l’ULiège, et Nathalie Maillet, directrice du circuit de Spa- Francorchamps, étaient abattues par le mari de cette dernière. Un meurtre, qualifié un peu rapidement de « crime passionnel », qui a relancé le débat sur le féminicide. Faut-il ou non l’introduire dans le Code pénal? Pour Stéphanie Wattier, professeure de droit à l’UNamur, c’est oui.
Stéphanie Wattier, professeure de droit à l’UNamur: « Le crime passionnel invisibilise »
Le 15 août, à Gouvy, Ann Lawrence Durviaux, avocate namuroise et vice-rectrice de l’ULiège, et Nathalie Maillet, directrice du circuit de Spa- Francorchamps, étaient abattues par le mari de cette dernière. Un meurtre, qualifié un peu rapidement de « crime passionnel », qui a relancé le débat sur le féminicide. Faut-il ou non l’introduire dans le Code pénal? Pour Stéphanie Wattier, professeure de droit à l’UNamur, c’est oui.
Le féminicide doit-il devenir une infraction pénale?
Comme professeure d’université, j’ai une position de théoricienne, je ne suis pas sur le terrain comme les magistrats qui, pour une série d’entre eux, sont plutôt contre cette mesure qu’ils jugent inutile par rapport à l’arsenal juridique existant. Je pense, quant à moi, que le rôle du droit est de rendre compte de ce qui se passe dans la société. De fait, on a déjà les infractions de crime et d’assassinat qui entraînent les peines les plus lourdes, quel que soit le genre. Le féminicide ne les alourdirait pas. Le rôle du droit est aussi de faire exister des phénomènes sociétaux et de mettre les bons mots dessus. Ce que j’appelle, à l’instar de l’OMS ( NDLR: Organisation mondiale de la santé) , les « féminicides intimes », parce qu’ils ont lieu dans la sphère conjugale, s’exercent sur la femme, dans la majorité des cas, par le mari, compagnon, ou l’ex-mari/ex-compagnon. L’inverse n’arrive quasiment jamais. La Cour européenne des droits de l’homme et la Cour constitutionnelle disent qu’on ne peut pas traiter différemment les mêmes situations, sauf s’il existe un « but légitime ». Traiter différemment les féminicides dans le droit pourrait être analysé comme une discrimination à l’égard des hommes, mais cette discrimination pourrait être considérée comme poursuivant le but légitime de la prévention d’un phénomène global. L’ accord du gouvernement De Croo prévoit de discuter de cette question, c’est-à-dire, la possibilité d’introduire le féminicide dans le Code pénal. Le ministre de la Justice, Vincent Van Quickenborne, veut aussi inscrire l’inceste dans le Code pénal, alors qu’il existe déjà toute une série d’infractions (attentat à la pudeur, viol, etc.) qui permettent de faire condamner leurs auteurs sans recourir à cette infraction particulière. Comme pour le féminicide, la reconnaissance de l’inceste aurait une portée symbolique par rapport à un phénomène sociétal.
Le rôle du droit est de rendre compte de ce qui se passe dans la société.
Comment prouver que le genre est la cause d’un assassinat? Ne peut-il y avoir d’autres motivations, l’héritage par exemple?
C’est toute la difficulté! Elle existe déjà aujourd’hui quand, par exemple, lors d’un vol avec violence, le fait qu’une victime soit choisie en raison de son sexe (parce qu’elle peut moins se défendre), est considéré comme une circonstance aggravante par le Code pénal. Mais comment le prouver? Oui, c’est très compliqué. Ce sera la même chose pour le féminicide, si cette notion est introduite dans le Code pénal. Néanmoins, je ne crois pas la difficulté insurmontable.
Dans l’affaire de Gouvy, l’expression « crime passionnel » a suscité bien des critiques…
Parler de crime passionnel invisibilise le problème et « justifie » en quelque sorte le crime qui a eu lieu. Je trouve cela détestable car, quelle que soit la situation, rien ne justifie de tuer une personne. Mais ce n’est pas juste la question du féminicide qui est posée. C’est aussi la violence de genre faite aux femmes et à la communauté LGBTQI+, car ces deux femmes ont été tuées, non seulement parce qu’elles étaient femmes, mais aussi parce qu’elles entretenaient une relation homosexuelle. Est-ce cela qui a fait perdre pied à l’auteur de l’infraction? En tout cas, « crime passionnel » est un mot terriblement inadéquat pour décrire une situation à l’intersection de cette double problématique du genre.
En France, les crimes d’infanticide et de parricide ont été supprimés du Code pénal. Le féminicide n’est pas près d’être reconnu. N’êtes-vous pas minoritaire?
J’ai l’impression que les Français sont plutôt dans une tendance contre, vu ce passif-là, mais il ne faut pas toujours regarder du côté de la France ou faire un parallèle avec l’infanticide et le parricide, lesquels existent toujours dans notre Code pénal. Fin 2019, DéFI, le PS et le CDH ont déposé deux propositions de loi en vue d’ajouter le féminicide dans notre Code pénal, à la suite de l’infanticide et du parricide. Consacrer le féminicide comme infraction spécifique permettrait de mettre un mot sur la situation vécue, car le féminicide s’inscrit dans le contexte plus large des violences contre les femmes. N’oublions d’ailleurs pas que, pendant la crise sanitaire, celles-ci ont augmenté de 60%.
La Ligue des droits humains n’endosse pas ce combat qui risque de faire diversion sans s’attaquer aux racines du mal…
Mon plaidoyer ne porte pas que sur les questions de droit. Bien sûr, il y a beaucoup de choses à faire sur le terrain en matière de prévention. A cet égard, nous devrions davantage regarder ce qui se passe en Espagne depuis une quinzaine d’années. Les Espagnols sont nettement plus avancés que nous. Des tribunaux spécialisés statuent dans les quinze jours d’une agression et les hommes violents peuvent être condamnés à porter un bracelet électronique les empêchant de s’approcher de leur victime. Il faut aussi prendre en considération le fait que le féminicide s’inscrit souvent dans un long passif et un continuum de violences verbales et psychologiques. Ce qui se passe en amont mérite une approche plus structurelle.
Le féminicide heurte cependant le principe d’égalité et d’universalisme. Introduire ce différentialisme dans le droit pourrait donner de mauvaises idées sur d’autres thématiques…
Il existe dans notre Code pénal des infractions bien précises pour lesquelles le fait qu’elles aient été commises « en raison du sexe » est déjà une circonstance aggravante. J’aurais une difficulté si le féminicide n’était pas promu dans un souci d’égalité ou pour mettre en évidence un phénomène de société. Dans la grande majorité des cas, on est face à des féminicides ou à des violences de genre visant les femmes et les LGBTQI+. D’autre part, rien ne changerait pour les autres infractions. Quand un homme est assassiné, l’auteur ou l’auteure est puni(e) pour meurtre ou assassinat, de la même manière que pour un féminicide. Cela n’affecte pas le principe d’égalité, même si, symboliquement, il s’agit d’une discrimination positive à l’égard des femmes. Cette démarche n’est pas le propre de l’Europe. On note des avancées en Amérique du Sud, par exemple, où quatorze Etats consacrent l’infraction de féminicide. On peut notamment épingler le Guatemala, où la loi du 2 mai 2008 contre le féminicide et les autres formes de violences faites aux femmes qualifie le « féminicide », en son article 3, de « mort violente d’une femme, occasionnée dans un contexte de relations inégales de pouvoir entre hommes et femmes, dans l’exercice du pouvoir de genre et contre les femmes ».
Christelle Macq, assistante et doctorante en droit (UCLouvain) et présidente de la commission Justice de la LDH: « Il sera ardu de le prouver »
La Ligue des droits humains est réticente à l’inscription du féminicide dans le Code pénal, car cela pourrait avoir pour effet paradoxal d’invisibiliser les violences de genre. Décodage avec Christelle Macq, assistante et doctorante en droit à l’UCLouvain et présidente de la commission Justice de la Ligue.
Pourquoi le droit pénal ne pourrait-il pas être un instrument de lutte contre les violences de genre?
La Ligue souscrit à la philosophie des deux propositions de loi qui ont été déposées au Parlement pour pénaliser le féminicide et reconnaît l’acuité des violences contre les femmes. Toutefois, selon nous, le recours au droit pénal présente certains écueils problématiques. Ainsi, l’une de ces propositions évoque le meurtre ou l’assassinat commis sur une femme « en raison de son sexe », l’autre ajoute à la question du genre le fait d’être cohabitants occasionnels ou d’entretenir ou d’avoir d’entretenu une relation affective. Dans certains cas, il sera ardu de le prouver. Dès lors, la qualification de féminicide risque d’être refusée par la justice, ce qui aura des conséquences négatives pour les proches de la victime, ainsi que sur le plan de la lutte contre les violences faites aux femmes.
Se focaliser sur le droit pénal permet de se débarrasser de cette problématique à peu de frais.
Quels seraient les effets contre-productifs?
Notamment, cela risque d’invisibiliser le phénomène. La Belgique est déjà en défaut pour ce qui concerne la collecte de données en matière de violences faites aux femmes, pourtant préconisée par la Convention d’Istanbul dont elle est signataire. Si les féminicides ne sont pas qualifiés comme tels par la justice pénale en raison des difficultés de l’application de la loi, cela peut aggraver la sous-évaluation du phénomène, ce qui est contraire au but que nous poursuivons. Par ailleurs, le débat politique sur l’inscription du féminicide dans la loi risque d’occulter le besoin de prendre d’autres mesures pour combattre la violence de genre et, donc, finalement, s’avérer contre-productif. De nombreuses organisations (Conseil supérieur de la justice, coalition Ensemble contre les violences faites aux femmes, Vie féminine…) ont déjà émis diverses recommandations, comme l’ouverture de nouvelles places d’accueil pour les victimes ou un accès plus rapide à des mécanismes d’aide financière et non financière pour permettre aux victimes de se relocaliser. Il y a également des progrès à faire dans la formation des personnes confrontées à cette violence, en ce compris au niveau des services de police, du parquet ou du siège. La nécessité d’un renforcement du suivi sociojudiciaire des auteurs de ces actes afin de lutter contre la récidive a par ailleurs été mise en évidence. Pour nous, il faut d’abord mener une réflexion autour de ces rapports et de ces propositions. Se focaliser sur le droit pénal permet de se débarrasser de cette problématique à peu de frais.
Les partisans du recours au droit pénal mettent en avant sa portée symbolique. Enfin, la société reconnaîtrait que les femmes sont particulièrement exposées aux abus de pouvoir…
La dimension symbolique est en effet très importante, il ne s’agit pas de la nier. Pour la Ligue, ce but peut être atteint par la reprise du mot « féminicide » dans le langage courant et par les médias. Mais le risque d’effets pervers justifie de ne pas l’insérer en tant que tel dans le Code pénal.
En outre, rien n’est prévu pour le meurtre ou l’assassinat d’hommes ou de garçons en raison de leur sexe…
En effet, c’est un argument qui a conduit à rejeter la pénalisation du féminicide dans d’autres pays: en France, il a finalement été décidé de ne pas créer d’incrimination spécifique au nom du principe d’égalité entre les hommes et les femmes. Pour la Ligue, la violence à l’égard des femmes s’inscrit dans un contexte particulier qui, comme le souligne la Convention d’Istanbul dans son introduction, est une manifestation des rapports de force historiquement inégaux entre les hommes et les femmes. La violence contre les femmes a un caractère spécifique lié à des rapports de domination et le reconnaître est un préalable indispensable à une lutte efficace. Après, il s’agit de réfléchir et de choisir avec soin les moyens de cette lutte. Or, l’incrimination spécifique du féminicide présente, à cet égard et pour les raisons exposées ci-avant, des risques de contre-productivité.
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