Défense, migration, énergie: comment la guerre en Ukraine bouscule la politique belge (analyse)
Alors que la guerre en Ukraine met l’Europe au défi, la Belgique se prépare à prendre de grandes décisions. Pas tout à fait dans le contexte le plus apaisé qui soit…
Deux semaines à peine que les bombes russes ont commencé à parler. Leur vacarme a stupéfié l’Europe. Mais avant même que quiconque eût pu les faire taire, et tandis que les perspectives de paix sont plus incertaines que jamais, le continent s’engage, déjà, sur le long terme. Et même dans le pays qui accueille à la fois le siège d’une Union européenne présentée comme paradoxalement revigorée par l’agression poutinienne et d’une Otan tout à coup redevenue à la mode, un pays où le bricolage et l’improvisation s’érigent en tradition nationale, on veut se projeter avec certitude dans le monde de demain.
Un monde nouveau, qui a commencé avec des colonnes de chars marqués d’un Z, venus franchir une frontière d’Europe. Dont il semble que chacun connaît les contours avec certitude pour les décennies à venir, quand bien même le fatal franchissement ne serait vieux que de quelques jours. Alors qu’en temps de paix, les uns et les autres, et particulièrement dans cette coalition Vivaldi, s’invectivent en se reprochant de prôner des « décisions émotionnelles » et de se refuser à des « débats sereins », tous, en ces temps de guerre, paraissent d’accord pour considérer que le moment est idéal, pas trop émotionnel, assez serein, pour décider de ce que sera la Belgique demain dans l’Europe du futur.
A l’heure où l’Otan réclame des efforts rapides, la Belgique est comme l’officier de La Septième Compagnie : « Pas si vite. Mais pas si vite!
« La stratégie européenne de se préparer à un monde où on est capable de complètement couper les liens entre l’Europe et la Russie, c’est le vrai enjeu. On regardera ce moment dans cinq ou dix ans, et on comprendra qu’ à ce moment-là, l’Europe a vraiment pris un tournant vers une autre stratégie », s’est exprimé, lundi matin, à la RTBF, le Premier ministre Alexander De Croo. Ailleurs en Europe, des bouleversements durables ont déjà été annoncés: l’heure est au réarmement et à l’isolement économique et politique du géant russe.
Le chancelier Olaf Scholz a très vite remis l’ Allemagne sur un nouveau chemin, en promettant d’investir cent milliards d’euros dans une Bundeswehr traditionnellement impécunieuse. Le 7 mars, c’est le Danemark, pourtant exempté depuis le début des années 1990 de participer à la politique européenne de défense commune, qui décidait de s’en rapprocher… et de hausser ses investissements dans son armée, de 1,47% de son PIB actuel à 2% réclamés, vainement mais depuis longtemps, par l’Otan d’ici à 2033. Ces 10 et 11 mars, Emmanuel Macron, qui exerce la présidence tournante de l’Union européenne, a convoqué un sommet européen à Versailles afin de dresser les contours d’un « nouveau modèle économique » de l’UE. Celui dont parlait à la radio Alexander De Croo. Un modèle sans Russie pour longtemps. Le rôle qu’y tiendra la Belgique est, déjà, en train de se jouer. Dans l’empressement d’une guerre qui a surpris tout le monde et dont personne ne connaît vraiment l’épilogue, notre pays doit se positionner à très court terme sur des questions de très long terme.
1. La Défense
L’Europe réarme, donc, et elle réarme l’Ukraine – elle a mobilisé 450 millions d’euros à cette fin, et c’est, surtout, une victoire pour les défenseurs de l’Otan. Barack Obama et Donald Trump s’en étaient émus, chacun à sa manière: depuis la fin de la guerre froide, les pays européens considéraient les questions militaires, en général, et l’ Alliance atlantique, en particulier, avec un enthousiasme fort modéré. La Belgique, elle, traînait franchement des pieds à atteindre le seuil des 2% du PIB à consacrer à la Défense, promis depuis 2014 pour… 2024.
Acourt terme, le Royaume a fait le boulot. La Belgique a livré des armes, trois mille fusils et deux cents missiles antichar, et envoie des militaires à la frontière orientale de l’ Alliance. Sophie Wilmès, dit-on, a spécialement insisté pour les deux cents missiles, « elle fait du zèle parce qu’elle espère obtenir le secrétariat général de l’Otan », lance un ministre, et Alexander De Croo s’inscrira, il l’a déjà dit, dans le « momentum » qu’Emmanuel Macron veut imposer à l’Europe depuis Versailles.
Along terme, l’hypothèse d’une Russie durablement hostile et déterminée à employer la force n’a pas encore mené à de nouvelles orientations, ni à de nouveaux investissements. « Franchement, on n’a pas envie de s’engager dans une course aux armements. Mais c’est sûr qu’on ne sera plus si laxistes à l’avenir pour répondre aux demandes de l’Otan. On ne veut pas rater le train si on relance enfin une vraie Europe de la défense », ajoute un autre partenaire de la Vivaldi. Où l’on se réjouit d’avoir, en quelque sorte, anticipé l’urgence: le plan Star (Security, technology, ambition, resilient), porteur de dix milliards d’investissement dans l’armée, a été adopté fin janvier par le Conseil des ministres. Le gouvernement Michel avait, lui, porté une « vision stratégique » qui comptait pour 9,6 milliards d’euros. Ministre de la Défense, la socialiste Ludivine Dedonder se réjouissait de voir la Belgique hausser ses budgets à quelque 1,54% du PIB d’ici à 2030. « Tout le monde s’en était réjoui, les autres aussi, et ça tombe particulièrement à point », note un socialiste. Qui ne précise pas qu’on reste très loin des demandes de l’Otan: à l’heure où l’ Alliance réclame des efforts rapides, au moment où plusieurs voisins et alliés réinvestissent vite et fort, la Belgique est plutôt comme Robert Lamoureux qui joue cet officier de La Septième Compagnie. « Pas si vite. Mais pas si vite! », elle dit, la Belgique.
2. Les migrations
Josep Borrell, haut représentant de l’Union européenne aux Affaires étrangères, l’a déclaré lundi: l’Europe doit s’attendre à voir arriver cinq millions d’exilés dans les prochains mois. En quelques jours déjà, deux millions d’Ukrainiens ont quitté leur pays, a estimé l’ONU mardi. C’est autant que sur l’ensemble de l’année 2015, marquée par une importante crise de l’asile, en partie provoquée par l’entrée de la Russie de Vladimir Poutine dans la guerre en Syrie.
Acourt terme, l’Europe, comme la Belgique, fait le travail. Contrairement à 2015, les pays orientaux, particulièrement concernés, plaident pour un accueil large. L’Union a donc pu activer la « protection temporaire », qui donne aux Ukrainiens un accès rapide et peu conditionné au territoire, au marché du travail et à la sécurité sociale de l’Etat membre de leur choix. La Belgique – le secrétaire d’Etat aux Migrations Sammy Mahdi (CD&V) – était lundi, avec Sophie Wilmès, à la frontière entre l’Ukraine et la Pologne, et a donné aux Ukrainiens en fuite un coupe-file que personne, même à l’extrême droite, ne considère illégitime. Lundi matin, au centre d’accueil spécialement ouvert pour eux, à Anderlecht, les cinq guichets ont pourtant été bien en peine d’absorber les 1 500 personnes venues s’inscrire.
Along terme, cette fragile unanimité, à l’échelon européen, où aucun plan de répartition n’a été décidé, mais aussi au niveau belge, ne durera pas. Sammy Mahdi a déjà souvent répété que ce qui valait pour les Ukrainiens ne pouvait valoir pour les Syriens, les Afghans, les Irakiens, les Soudanais ou les Erythréens: eux fuient la guerre, certes, mais celle-ci n’éclate pas aux frontières de l’UE. Et les réactions ne sont pas toutes aussi enthousiastes qu’on pourrait le croire. « On a voulu mettre des bâtiments à disposition des réfugiés, on a déjà reçu des dizaines de messages racistes en réponse », souffle ainsi un bourgmestre wallon. Or, les Ukrainiens sont à peine arrivés. Ils pourraient être suivis par des Moldaves et des Géorgiens. Puis par des centaines de milliers de Russes, qui n’ont jamais été si nombreux à être éligibles à l’asile politique…
La prolongation de deux réacteurs n’aura absolument aucun effet sur les prix de l’énergie en Belgique.
3. L’énergie
Les relations commerciales, intenses, entre la Russie et les pays de l’Union européenne, les ont coincés dans une dépendance mutuelle qui, selon la doctrine libérale la plus en vogue depuis la fin de la guerre froide, devait mener à une paix perpétuelle. Aujourd’hui, les prix de toutes les matières premières, et surtout du gaz et du pétrole dont la Russie est une grosse exportatrice et l’Europe une gourmande consommatrice, battent tous les records. La Belgique est plutôt concernée par le pétrole (un tiers de celui consommé l’an passé chez nous venait de Russie) que par le gaz (5% consommés en 2021 étaient russes), a priori. Sauf que l’isolement auquel la Russie s’est condamnée tire tous les marchés vers une hausse inédite: le 7 mars, le gaz se vendait vingt fois plus cher qu’il y a un an. Et près de la moitié des Belges (47% des foyers) s’y chauffe…
Acourt terme, Vladimir Poutine aura au moins remporté une bataille en Belgique: même si son armée a déjà failli plusieurs fois provoquer de graves accidents nucléaires, les verts francophones et néerlandophones acceptent désormais l’hypothèse dite du « plan B » qui verrait la Belgique prolonger deux de ses sept réacteurs (Doel 4 et Tihange 3) au-delà de 2025. Différentes mesures (la baisse de la TVA à 6%, réclamée par socialistes et écologistes, la baisse des accises sur le carburant par un mécanisme de cliquet inversé, demandée par le CD&V et le MR, etc.) devraient être adoptées, théoriquement lors du conseil des ministres du 18 mars.
Along terme, la prolongation de ces deux réacteurs (ils couvrent actuellement 5% de notre consommation annuelle d’énergie) n’aura absolument aucun effet sur les prix de l’énergie en Belgique, et encore moins en Europe. La construction d’autres centrales, plus petites, dites « SMR », pour lesquelles le gouvernement s’est montré ouvert dès décembre, n’est pas envisageable avant une bonne dizaine d’années. Et quand bien même le conseil des ministres du 18 mars devrait « accélérer la transition énergétique », on ne remplacera pas les centaines de milliers de chaudières à gaz et à mazout belges de sitôt non plus. La dépendance aux énergies fossiles, donc à ses gros producteurs, donc, potentiellement, à la Russie, durera encore. On verra alors, si la paix revient, si la Russie change, comment « on regardera ce moment dans cinq ou dix ans », et si on le regardera toujours avec la même bravoure.
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