Balance ton folklore: quand la culture sexiste s’invite sur les campus
Depuis mars, sur les réseaux sociaux, de nombreux témoignages d’agressions sexuelles dans le milieu festif universitaire sont diffusés, via des groupes féministes. Ceux-ci dénoncent une inaction des autorités et des cercles estudiantins, comme la prédominance d’une culture sexiste sur les campus. Pourtant, des changements sont à l’oeuvre.
Témoignage 1. Deux bleus passent une soirée « films » ensemble. Elle lui a préalablement répété qu’il s’agissait d’uniquement regarder la télé. Lui se colle contre elle, autant de fois qu’elle le repousse. Elle fait semblant de dormir, il se met à lui embrasser la nuque, à la caresser intimement. Témoignage 27. Une relation sexuelle consentie entre deux comitards. Puis il lui fait une clé de bras et la sodomise sans prévenir. Témoignage 33. Baptême 2019. Une « plume » (1) reçoit une si violente fessée d’un inconnu qu’elle la sent encore cinq minutes plus tard. Elle le confronte, il répond: « Pardon, je pensais pas que tu le prendrais mal, c’était plutôt un compliment. » Témoignage 76. Une étudiante fait la fête en TD (2). Elle a trop bu, ses amis sont partis sans elle mais un autre lui propose de l’héberger. Elle se réveille parce qu’il est en train de la pénétrer. Elle lui dit d’arrêter, se rendort. Il recommence.
Témoignage 176, au moment de rédiger ces lignes. Le compte Instagram Balance ton folklore, créé le 9 mars dernier, en diffuse parfois plusieurs par jour, à force d’en recevoir. Une quantité qui a surpris les initiatrices elles-mêmes ; un groupe d’étudiantes qui, lassées « de constater tous ces problèmes de violences sexuelles à l’ULB, d’entendre ces histoires, de regretter que les réactions ne soient pas les bonnes », a décidé de « libérer la parole à [leur] échelle ».
« Ne pas rester les bras croisés », c’était également la motivation de Placard Ta Rage, un « tout petit groupe de très jeunes filles » qui colle, certaines nuits, des messages féministes sur le campus de l’ULB. Elles se sont rencontrées « parce qu’il nous est toutes arrivé des trucs pas marrants ». Hors Covid, la semaine du 8 mars aurait dû être remplie de guindailles. « Alors on a réfléchi à des slogans sur ce thème. » Trois bannières blanches aux lettres noires, plaquées sur les préfabriqués de certains cercles: « EDD VIOLEURS », « FLAPS MASCU » (deux abréviations faisant référence aux « Enculeurs de dindons » et aux « Chauves-Souris », des ordres secrets uniquement masculins) et « FOLKLORE COMPLICE ». Arrachage immédiat. Recollage instantané. « Après ça, sur les réseaux, on a eu plus de réactions sur l’emplacement choisi plutôt que sur ce qui était dénoncé. »
Ces polémiques numériques dégoûtent d’autres étudiantes, réunies sous le pseudonyme collectif Helaine Pinto. « On s’est dit « c’en est trop ». Marre de subir sans rien faire, qu’une fois encore la parole de celles qui avaient osé dénoncer soit décrédibilisée. » Elles rédigent le texte « J’accuse, le folklore complice », qui se lit comme un cri indigné. Par les agressions, les agresseurs, le sexisme, la culture du viol, les autorités qui réagissent peu ou mal… Cette lettre ouverte se partage rapidement de compte en compte, les hashtags #BalanceTonBro, #BalanceTonComitard, #BalanceTonCobleu, #FolkloreComplice se répandent sous les photos de profil.
A Louvain-la-Neuve, la tendance est plutôt au hashtag #LouvainLePorc, lancé par le collectif féministe La Meute, créé en juin 2020 pour « reprendre le pouvoir sur la rue et la nuit » notamment via les collages. Mi-mars dernier, après leurs messages distillés sur le campus, elles reçoivent des témoignages d’agressions sexuelles et se mettent à les diffuser sur leur compte Instagram. Plus de deux cents ont été partagés à ce jour. Dans la foulée, des étudiantes de Gembloux Agro-Bio Tech (ULiège) ouvrent, elles aussi, un compte de dénonciations, « Balance ton agro ».
Toutes anonymes
Ainsi se sont alignées les planètes féministes estudiantines, en ce début de printemps. Presque par hasard mais surtout par ras-le-bol, de manière non concertée. Et anonyme: parfois par crainte de représailles, sinon pour « ne pas associer de visage au message, et ainsi empêcher les étiquetages, les raccourcis, les jugements subjectifs », souligne Helaine Pinto. « C’est important pour que les victimes soient totalement en confiance« , prolonge Balance Ton Folklore.
Car pour beaucoup d’entre elles, se livrer est une première. Leurs histoires partagent des similitudes. Une guindaille, de l’alcool (souvent beaucoup), un agresseur qui n’est habituellement pas un inconnu. Puis la question du consentement, centrale. Celui-ci est soit clairement absent (un baiser imposé, des seins touchés à la volée, une relation sexuelle entamée alors que la jeune fille dort…), soit rendu flou. Leur état d’ébriété les empêchait d’accepter consciemment quoi que ce soit. Certaines décrivent aussi comment elles ont dû répéter cinq, dix, vingt fois « non », et que cela n’était parfois même pas suffisant pour que cesse l’acharnement. D’autres confient finalement s’être laissé faire. Pour avoir la paix.
Selon les études disponibles, dans l’enseignement supérieur, entre 15 et 25% des étudiantes seront confrontées à des violences allant de l’attentat à la pudeur au viol, rappelle Serge Garcet, professeur de criminologie à l’ULiège. « Envoyer sa fille à l’université, ça revient donc à ce qu’elle ait une chance sur quatre de subir une agression sexuelle », traduit-il. La sortie de l’adolescence est une « période de victimisation importante, parce que faite d’expérimentations, de transgressions, sans le recul nécessaire pour être en mesure d’affronter les situations difficiles ».
Et de citer quelques chiffres, tirés d’études: 36% des agressions sexuelles ont lieu dans des soirées estudiantines, 24% dans des soirées privées, 40% au domicile. 65% des victimes sont alcoolisées, dont 53% excessivement. « L’ alcool est un désinhibiteur, pour elles comme pour les auteurs », mentionne le criminologue. Qui pointe surtout « la culture sexiste, machiste, extrêmement présente chez les étudiants« .
La danse des salopes
Et véhiculée via différents canaux. Comme les chants. En mars 2019, le Mouvement pour l’égalité pour les femmes et les hommes avait analysé Les Fleurs du mâle, le chansonnier de l’ULB. 61,8% des paroles évoquent « le sexe ou, plutôt, une vision masculine de la sexualité », où les femmes sont associées à des prostituées, porteuses de maladies vénériennes, filles faciles qui passent de partenaires en partenaires, pouvant être forcées au besoin… Certaines traditions baptismales ne sont pas non plus en reste. Bleuettes devant mimer des fellations ou boire de l’alcool ayant préalablement coulé le long de pénis, amenées à participer à des « danses des salopes » (en sous-vêtements, se déhanchant le plus vulgairement possible)… Parfois, l’une d’entre elles est désignée comme la « 6/9 » d’un comitard, soit sa « femme », parce qu’étant considérée comme la plus jolie du groupe.
« On ne rabaisse pas les bleus et les bleuettes de la même façon, constate Serge Garcet. On va sexuer beaucoup plus les femmes, les placer dans un rôle d’objet sexuel ». Le professeur remarque aussi cette tendance, pour certains cercles plutôt masculins, à vouloir organiser des soirées avec d’autres à prédominance féminine, comme pour y amener de la chair fraîche… « Nos représentations, véhiculées à travers différents éléments, vont être les moteurs de nos comportements », conclut-il.
Les groupes féministes à l’origine de ces témoignages déferlants réclament précisément la fin de ce sexisme ambiant. « Nous attendons de l’université et de l’ensemble des associations que de réelles actions soient prises pour éliminer à terme la culture du viol inscrite dans la vie universitaire et dans les esprits des étudiant.es », revendique La Meute. « On veut une tolérance zéro par rapport aux violences et au harcèlement », enchaîne Helaine Pinto, qui fustige « les valeurs d’honneur de groupe, trop souvent à l’origine de la protection des harceleurs » pour préserver l’image du cercle. Elle condamne également les sanctions symboliques (se faire raser la tête, payer un fût de bière, être détogé…) « On veut une vraie justice. » Affirmant que les fausses plaintes pour viols sont infimes, elles plaident pour « troquer la présomption d’innocence contre la présomption de culpabilité en matière de violences sexistes et sexuelles ».
Alain Levêque, vice-recteur aux affaires étudiantes à l’ULB, interprète ces revendications « comme une volonté qu’on se substitue à la justice. Mais c’est une mission que nous ne pouvons pas remplir. » Il a découvert tous ces témoignages avec étonnement, « car il n’y a aucune commune mesure entre ce qui est rapporté et les faits qui nous parviennent, qui peuvent se compter sur les doigts d’une main. Mais, à la limite, tant mieux: ça nous fait prendre conscience de choses qui ne remontaient pas jusqu’à nous. »
« Confusion entre sexisme et vulgarité »
Reste à savoir comment réagir. En mars dernier, l’ULB a lancé une campagne de sensibilisation, arborant la photo d’une main masculine sur une cuisse féminine et le slogan « Ne laisse pas faire ». Tollé! Beaucoup y ont vu un nouvel exemple de ce qui était dénoncé: une responsabilisation des victimes, là où il faudrait plutôt condamner les agresseurs. « Si je devais décider d’une seule mesure, ce serait cinq crédits obligatoires consacrés à l’éducation sexuelle« , imagine une membre de Balance ton folklore.
Les établissements supérieurs assument-ils, finalement, l’absence de réelle mise en oeuvre de cours d’éducation affective et sexuelle dans l’enseignement obligatoire? « Les universités doivent prendre leurs responsabilités. Mais il y a d’autres choses à faire évoluer en amont. Dans les écoles, comme dans les familles », estime Tania Van Hemelryck, conseillère « genre » du recteur de l’UCLouvain. L’institution brabançonne s’est engagée à amplifier son dispositif Together, qui permet notamment aux victimes d’agressions sexuelles de déposer un signalement et d’être accueillies, écoutées, informées et accompagnées en toute confidentialité. Elle poursuit également sa collaboration avec ThéOK, une asbl lancée en 2018 par des étudiants pour sensibiliser au consentement. Une formation en ligne a été mise sur pied pour le personnel et les étudiants. Un colloque scientifique sur le sexisme dans le folklore est en cours d’organisation. L’ULB, de son côté, annonce vouloir renforcer la structure cash-e, lancée à l’automne dernier pour accompagner les jeunes qui seraient victimes de harcèlement. Quant à imposer des mesures aux cercles, le vice-recteur Alain Levêque indique qu’il s’agit d’entités autonomes. « Nous n’avons pas à nous immiscer dans leur vie. » « Le maître mot est la sensibilisation, complète Tania Van Hemelryck. Il faut les laisser responsables de leurs changements. Ce n’est pas en imposant que ça évoluera. »
Ces changements, au sein des cercles, sont à géométrie variable. Lorsque le vice-recteur de l’UCLouvain a incité à modifier les chants folkloriques, le groupement des Cercles louvanistes a lancé un sondage en ligne. « On a reçu 1 000 réponses, détaille son président, Nicolas Dourt. 90% des personnes sont contre le changement. Beaucoup expliquent qu’ils chantent dans un contexte privé, pour être ensemble et non pas pour véhiculer quoi que ce soit, et qu’il y a une confusion entre vulgarité et sexisme. »
L’ACE (association des cercles étudiants de l’ULB) travaille sur la question du sexisme au sein du folklore depuis un an. Peut-être à cause de la présence toujours plus importante de jeunes femmes à la présidence des cercles, sans doute grâce au coronavirus qui, en l’absence de toute festivité, a laissé le temps de « ne plus laisser cette question sur le côté », assure sa présidente, Sarah Rousseau. « On bosse vraiment là-dessus. Le nombre de témoignages confirme que le problème est trop important. Certains cercles, confrontés à des histoires de viols, ont mis en place des groupes de travail. » Réflexion sur le baptême, les chants, contact avec Cash-e, collaboration avec l’asbl Plan Sacha qui sensibilise au sexisme lors de festivités… A l’UCLouvain, certains cercles ont aussi créé le « potemitard », un comitard chargé d’être la personne ressource en cas de dénonciation d’agression.
Dans la foulée des témoignages et des collages, plusieurs cercles ont diffusé des communiqués, en mode « pardon pour notre inaction et notre silence complice ». Comme le Cercle Saint-Louis. « Ça a vraiment été un réveil, raconte sa présidente Camille Houppez. On en a beaucoup parlé entre nous et on a décidé d’instaurer des changements. » Comme la fin de la nudité lors des baptêmes, la suppression de la désignation d’une 6/9 et de la danse des salopes, la modification du deuxième couplet du chant (« Si tu ne bandes pas, je bande/Et je foutrai ta gonzesse pour toi/Surveille son cul »)… Il a certes fallu lutter contre quelques « c’est la tradition, on a toujours fait comme ça », mais in fine ces modifications ont été largement acceptées. Un petit pas pour le folklore, un grand pas pour l’égalité?
(1) Nom donné aux étudiants baptisés.
(2) Abréviation de « thé dansant », désigne les soirées organisées par des cercles étudiants.
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