Les « femmes quotas », un mal toujours nécessaire
Il y a dix ans, au terme de débats parlementaires houleux, la « loi quotas » entrait en vigueur, imposant au moins un tiers de femmes dans les conseils d’administration des entreprises publiques et cotées en Bourse. 81% d’entre elles s’y sont conformées, souvent à contrecoeur et a minima. L’effet positif sur la diversité au sein de ces sociétés n’a pas eu lieu. En route vers les 40%, comme le veut Ecolo?
Le Vif a calculé un « score parité » pour chaque entreprise publique et cotée. Retrouvez les à la fin de cet article.
C’était en 1875. Les élus se demandaient si les femmes pouvaient devenir médecin. « Une question extrêmement grave », « très difficile à admettre », nécessitant « un temps très long » d’adaptation (extraits des débats parlementaires). Ne devraient-elles pas s’en tenir à leur devoir sociétal, s’occuper de leurs mari et enfants, plutôt que de s’encombrer de patients? Aujourd’hui, elles représentent plus de 40% de l’effectif médical.
C’était en 1946. Les hommes de loi se demandaient si les femmes pouvaient devenir magistrates. « Une question grave », « un sujet brûlant », car « il faut que la justice soit sans passion, modérée et sage. Or, cela est congénitalement contraire à [leur] tempérament », elles dont les menstruations « augmentent leur infériorité » (extraits de la mercuriale du procureur général Delwaide). Aujourd’hui, elles représentent plus de 50% de la magistrature.
C’était en 2011. Les députés se demandaient si les femmes pouvaient devenir administratrices de sociétés cotées et publiques. Personne ne qualifiait plus la question de « grave », mais quand même: n’était-ce pas « contraire à la liberté d’entreprendre »? Voire « humiliant » pour les principales concernées? « [Les] parachuter artificiellement au sommet partout n’est pas une garantie de qualité mais, au contraire, une menace » (extraits des débats parlementaires). Aujourd’hui, elles représentent 33,7% des membres des conseils d’administration en question.
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Les quotas auront donc fait en dix ans ce qui, chez les médecins et les magistrats, a mis des décennies à se concrétiser: féminiser une profession. Avant cette loi du 28 juillet 2011, la proportion de femmes dans ces structures dirigeantes ne dépassait guère les 10%. « Laissez-nous faire! » criaient pourtant les sociétés à l’époque, promettant d’arpenter d’elles-mêmes ce chemin menant à la diversité qu’elles avaient jusqu’alors répugné à emprunter. En 2008, parmi les CA de 113 firmes publiques et cotées, 60 ne comptaient aucune administratrice et 32 une seule.
Constante amélioration
Dix ans et une menace législative plus tard, les structures monomâles se font rares. Mais pas inexistantes. Le Vif a fait les comptes: en 2020, 19,1% des entreprises concernées ne possèdent pas un tiers de femmes dans leur CA. Contre 33,9% en 2017 et 79% en 2014. Constante amélioration. Ce qui ne signifie pas à chaque fois que ces 19,1% enfreignent la « loi quotas »: certaines ont fait récemment leur entrée sur Euronext et disposent d’un délai (six à huit ans selon leur taille) pour s’y conformer. « Les vrais récalcitrants sont rares », confirme Sandra Gobert, directrice de Guberna, l’institut des administrateurs, citant la proportion de 2,8%.
Les vrais volontaires aussi sont rares. Car l’ambition de cette loi n’était pas de se contenter de 33,3%, mais de « viser un changement de mentalités », comme insistait à l’époque la députée Valérie Déom (PS). En termes plus concrets: imposer un minimum pour qu’ensuite les entreprises fassent d’elles-mêmes le pas vers la parité. C’est beau, l’espoir… Mais dans les faits, 59,6% font juste pile-poil ce qui est exigé. Pas une femme de trop. D’où la récente proposition de la secrétaire d’Etat à l’Egalité des genres, Sarah Schlitz (Ecolo), de passer cette fois à des quotas de 40% (lire l’encadré ci-dessous).
Les CA, c’est très bien, mais il ne s’y passe rien! Ce n’est pas là qu’on met en place des stratégies concrètes.
Rares bons élèves
In fine, donc, seules 21,3% des sociétés font mieux que le tiers nécessaire. Parmi elles, à peine 6 (sur 136, soit 4,4%) sont parfaitement paritaires. Par ailleurs, les présidences des CA ne sont qu’à… 5% féminines. « C’est peu mais ce n’est pas illogique, relève Sandra Gobert. On n’arrive pas à la présidence tout de suite. » Du côté des comités de direction, ce n’est guère plus reluisant: à peine 17,1% de ces postes de managers sont occupés par des femmes. « Or, c’est là qu’elles devraient être! » lance Dominique Lemal, coauteur du livre Vive les managers humanistes et performants (éd. L’ Attitude des héros, 2020), qui prône un mélange de valeurs yin (féminines) et yang (masculines) comme facteur d’efficacité. « Les CA, c’est très bien, mais il ne s’y passe rien! Ce n’est pas là qu’on met en place des stratégies concrètes. »
L’ami de l’ami
Bref, l’effet « cascade » n’a pas eu lieu. La loi quotas n’a pas entraîné de retombées sur les autres niveaux de pouvoir au sein des entreprises. Signe que « l’autorégulation ne fonctionne pas« , selon Annalisa Casini, professeure de psychologie sociale à l’UCLouvain et spécialiste des questions de genres. D’une part parce que les hommes en poste n’ont pas envie de perdre le pouvoir. D’autre part car il existe des biais innocents. Ainsi, un homme va sembler plus crédible dans une fonction dirigeante, c’est bêtement une question de stéréotypes. Puis chacun a tendance à recruter quelqu’un faisant partie de son cercle. La cooptation fonctionne par bulles, or ces bulles sont très homogènes. »
L’ami de l’ami est rarement une amie. Alors, il y a dix ans, les administrateurs habitués à ne pas regarder au-delà de leur entourage en étaient persuadés: ils ne dénicheraient pas de candidates. Enfin, de candidates compétentes. « Trouver des femmes a effectivement été une difficulté », affirme Sandra Gobert (Guberna). « Mais ça devient moins vrai », nuance Françoise Roels, présidente de Woman on board, une association créée pour donner de la visibilité à des profils féminins. En 2011, son vivier était composé de 52 noms. Elles sont désormais 306. « Et on ne doit plus aller les chercher: les candidatures arrivent spontanément. » S’il reste des soucis de recrutement, c’est essentiellement dans des secteurs historiquement masculins. Comment espérer débusquer une flopée d’administratrices ingénieures alors que dans les universités, les amphis ne sont remplis qu’à 20% d’étudiantes?
L’effet « cascade » n’a pas eu lieu. La loi quotas n’a pas entraîné de retombées sur les autres niveaux de pouvoir au sein des entreprises.
Les sociétés craignaient tellement de tomber sur des incompétentes qu’elles ont parfois encore davantage perfectionné leur processus de sélection. « Elles se sont demandé ce qu’elles cherchaient vraiment comme profils, signale Françoise Roels. Les quotas ont contribué à la professionnalisation, même s’ils ne sont pas l’élément unique de ce processus qui était déjà en cours. » Guberna constate que les femmes occupent davantage des postes d’administratrices indépendantes et que, pour être recrutées, « elles doivent souvent cocher davantage de cases: être bilingues, avoir plus d’expérience, afficher une carrière internationale… » Comme le disait Françoise Giroud, « la femme serait vraiment l’égale de l’homme le jour où, à un poste important, on désignerait une femme incompétente ».
Bonnes élèves
L’excellence, finalement, c’est tout bénef pour l’entreprise. « Certains hommes sont là juste… parce qu’ils sont là. Alors que les femmes, souvent, ont dû travailler plus pour y arriver. Une fois au sommet, elles conservent cet état d’esprit très performant », relate Olivier Taelman, CEO de Nyxoah, start-up qui a développé un traitement contre l’apnée du sommeil et qui est cotée sur Euronext depuis septembre dernier. Son CA de 8 membres est 100% masculin, héritage d’une situation initiale. « Mais un nouvel investisseur est arrivé et nous avons insisté pour qu’il soit représenté par une administratrice », précise le directeur qui, par ses fonctions précédentes, a pu constater « ce que cela peut donner de positif s’il existe un bon mix » entre les genres.
Moins de débats stériles et testostéronés, une meilleure préparation, fin des « petits services entre amis », qualité d’écoute accrue… Les entreprises interrogées ne constatent, en fait, que des avantages. Note pour celles et ceux qui se demanderaient encore pourquoi la mixité est nécessaire, au-delà du fait que la moitié féminine de la population est en droit d’accéder au pouvoir. D’autant que cette même moitié sort désormais majoritaire des études universitaires. « Si on cherche dans 100% de la population, on a plus de chances de trouver des personnes compétentes que si on se restreint à 50% », dixit Paul-Marie Dessart, secrétaire général d’Orange. CQFD.
Le discours économique en faveur de la diversité indique qu’en multipliant les caractéristiques, on atteint une plus grande richesse, donc on devient plus performant.
Refléter les acheteurs
Puis une société est censée refléter le marché sur lequel elle entend engranger des bénéfices. Cela semblerait couler de source que des femmes soient présentes au sein du CA d’une firme pharmaceutique commercialisant des pilules contraceptives, comme Mithra… qui ne compte pourtant qu’une administratrice sur 9 membres. Ou que ces dames soient proportionnellement représentées chez un vendeur de vêtements comme FNG (Brantano, CKS, Fred&Ginger…), où elles n’étaient que 2 sur 8 avant que la faillite soit prononcée en août dernier.
« Le discours économique en faveur de la diversité indique qu’en multipliant les caractéristiques, on atteint une plus grande richesse, donc on devient plus performant. Puis des regards différents permettent de s’adapter plus facilement à la réalité des marchés« , pose Annalisa Casini (UCLouvain). Ce qui vaut aussi pour la diversité d’âges, d’origines, d’opinions, de convictions… Mais les entreprises qui ne se soucient déjà pas d’une moitié de la population ont peu de chances d’être à la pointe en matière, disons, d’inclusion des personnes handicapées. En 2018, dans son étude « Why diversity matters », MacKinsey avait mis en évidence que les sociétés aux équipes dirigeantes féminisées affichaient des bénéfices 21% supérieurs aux autres. Pareil pour la diversité ethnique et culturelle: + 33%.
« Le point de départ, c’est un management qui a une réelle envie, souligne Annalisa Casini. Si on ne fait qu’embaucher des femmes sans procéder à des changements profonds dans le quotidien et la structure organisationnelle, elles vont avoir tendance à repartir aussi vite. Et les antiquotas vont s’écrier: « Vous voyez, ça ne marche pas! » Si, in fine, les règles du jeu restent masculines, ça ne sert à rien. » Même les quotas ne font pas de miracle.
De 33 à 40%?
Les récalcitrants ont encore deux ans. La « loi quotas », entrée en vigueur il y a dix ans, prévoyait une évaluation par le Parlement en 2023. Une sanction est prévue pour les sociétés qui n’auraient pas atteint 33% de femmes au sein de leur CA: la suspension de tous les avantages (financiers, comme les jetons de présence, ou autres) pour les administrateurs. La secrétaire d’Etat à l’Egalité des genres, Sarah Schlitz (Ecolo) a confirmé que ce diagnostic aurait bien lieu. Elle a également proposé d’augmenter le seuil de présence féminine à 40% (ce qui était déjà la position de son parti en 2011 et qui correspond à une proposition de directive européenne). Sans surprise, le monde des entreprises n’a pas sauté de joie. « C’est une question politique, je ne vais pas me prononcer, commente Sandra Gobert, directrice de Guberna, l’institut des administrateurs. Mais, honnêtement, je n’y crois pas. C’est dommage de limiter le débat à un objectif chiffré et non aux moyens pour y arriver. Les femmes ont besoin d’autres mesures de soutien que des quotas! »
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