11 septembre: 20 ans après, des imams entre réflexion et frustration
Pour les imams bruxellois, le 11-Septembre a été bien moins déstabilisant que l’Etat islamique, car ils l’ont analysé à travers le prisme géopolitique. La religion était hors de cause.
Ahmed Almakir est le pseudonyme d’un chercheur en sociologie politique de l’université Paris 3 et de l’Ecole normale supérieure. Doctorant du sociologue Bernard Rougier, il a contribué avec beaucoup de finesse au chapitre belge (« Molenbeek et la production islamiste à Bruxelles ») de l’ouvrage collectif Les Territoires conquis de l’islamisme (PUF, 2020). Republié en 2021 dans une édition augmentée, ce travail n’a pu être réalisé qu’avec l’aide financière de la Région Ile-de-France, tant, semble-t-il, le sujet est tabou dans les universités. Bruxellois d’origine marocaine, formé à l’ULB, Ahmed Almakir connaît de l’intérieur les milieux religieux. En août dernier, il a ajouté à ses entretiens avec des leaders sunnites de la capitale une question relative à l’impact du 11-Septembre, et ce pour Le Vif. Ses interlocuteurs – une dizaine – sont connus sur la place, mais ils ont témoigné anonymement. On trouve parmi eux une palette variée de profils, du conservateur pur et dur obéissant aux fatwas saoudiennes à l’intellectuel plus distancié qui remet en cause le patrimoine textuel sunnite. A chacun, il a été posé la même question: vingt ans plus tard, que pensez-vous du 11-Septembre?
Première constatation: l’omniprésence du tropisme géopolitique. Tous ont la même analyse de l’impérialisme américain sur le temps long, en Afghanistan et en Irak. Oussama Ben Laden s’en est pris aux Américains parce que ces derniers étaient sur place (Daech, c’est plus compliqué). Ce n’ était pas une guerre contre des non-musulmans, mais contre des occupants ayant des bases militaires un peu partout. « Aucun des leaders religieux que j’ai rencontrés n’a légitimé les attentats – l’attaque des deux tours du World Trade Center, c’était choquant, même si l’on vit à des milliers de kilomètres de là -, mais ils ont pris cela comme un retour de flamme géopolitique. »
Ben Laden ne nous a pas demandé notre avis.
Sur le fondement religieux du terrorisme, les interlocuteurs du chercheur, quelle que soit leur sensibilité, s’accordent sur un point: le rôle des Frères musulmans orientaux. Le tournant, disent-ils, c’est Sayyid Qutb (1906 – 1966), membre des Frères musulmans égyptiens, qui a théorisé le concept de jahiliya, l’état d’ignorance de l’islam, et qualifié d’inique tout pouvoir non musulman ou pas totalement soumis à sa lecture de l’islam, ce qui a légitimé la guerre contre eux. « C’est Sayyid Qutb qui a exacerbé cette pensée-là en Belgique. Les imams que j’ai interviewés viennent en général du Maroc. Ils sont beaucoup plus informés de ce qui se passe dans le monde arabe et des réponses théologiques apportées aux défenseurs du djihad contemporain. Je ne suis pas sûr que les Frères musulmans francophones, en France et en Belgique, connaissent très bien Sayyid Qutb et la littérature juridique qui le réfute, car elle n’est pas traduite en français. Quand ces imams marocains parlent de « frérisme », ils pensent à ce qui se dit et se fait dans le monde arabe. Or, il y a un hiatus entre les Frères musulmans, ici, à Saint-Gilles ( NDLR: siège de la Ligue des musulmans de Belgique), qui sont pour l’intégration et la diversité – et qu’on peut assimiler à la gauche actuelle – et ceux du monde arabe. Néanmoins, bien qu’ils condamnent les mouvements djihadistes, les Frères d’ici ont quand même une position de solidarité avec ceux d’ailleurs, surtout Egyptiens. Et ils ignorent souvent, comme je l’ai dit, que les pays du Maghreb, les Egyptiens ou les Saoudiens se sont défendus intellectuellement contre la pensée frériste. »
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Une attitude ambiguë
Le recours à la violence est justifié par la même théologie politique, sauf chez ceux qu’ Ahmed Almakir nomme les « progressistes ». « Si les responsables religieux n’appellent pas au djihad, en réalité, ils ne s’opposent pas à tout ce qui peut l’entretenir, relève-t-il. Il y a une grande ambiguïté due au fait que cette théologie politique doit servir l’intérêt des sunnites, ici, à Bruxelles. Ils soutiennent que le djihad tel que le mènent Al-Qaeda et Daech est illégal, il n’a pas été décrété par un pouvoir légitime, c’est-à-dire un Etat reconnu parmi les nations. Mais ils ne remettent pas en cause la notion de djihad, qui reste une disposition ancrée profondément dans l’histoire du patrimoine sunnite. Ainsi, le vendredi, à Bruxelles, on faisait – moins aujourd’hui, de crainte d’une interprétation problématique de l’actualité – des invocations pour les combattants en zone de conflit, en pensant particulièrement à la Palestine, l’ Afghanistan, la Tchétchénie, l’Irak, la Somalie et le Cachemire: « Que Dieu aide les moudjahidines dans le monde. » Dans l’inconscient de la population qui reçoit ce discours, cela peut être perçu comme une approbation, un soutien de tous ceux qui se battent contre les Américains. En tête à tête, ces prédicateurs vous disent que le djihad doit être légitime, mais la nuance entre les djihads légitimes et ceux qui ne le sont pas est compliquée à faire passer auprès des fidèles. »
En 2001, les attentats ont provoqué une grande effervescence dans les mosquées bruxelloises. « Je me souviens d’un intervenant qui avait déclaré: « Ben Laden ne nous a pas demandé notre avis », ce qui lui a été le plus reproché. » Le djihad dans le sunnisme reste une question ambiguë – c’est un peu différent chez les chiites. On l’a vu, les débats théologiques sur cette question sont traduits en anglais, trop peu en français. Par conséquent, leur traitement médiatique reste superficiel ; on cherche à faire le buzz. « Il faudrait que toute cette littérature soit mise à la disposition du public musulman et non-musulman », souligne le chercheur.
La différence entre Al-Qaeda et Daech
Après les attentats du 11 septembre, il y a eu des débats passionnés au sein de la gauche et de l’extrême gauche pour leur trouver des justifications. « Certains à l’ULB n’avaient pas peur de Ben Laden. Ce n’était pas mon cas, témoigne l’ancien étudiant en sciences politiques. Pour eux, c’était bien que les Américains se fassent buter. » Daech, c’est différent, car il veut construire un Etat basé sur la charia. Il place les musulmans devant un nouveau défi: « Tout ce dont vous rêviez et que les musulmans avaient abandonné, la polygamie, le voile, la justice divine et la dimension impériale de l’islam, est rétabli dans cet Etat qui fonctionne et qui ambitionne de changer le monde entier… » Un fameux défi, car si Al-Qaeda ne parlait pas tellement de religion, Daech, en revanche, fonde toutes ses décisions sur le patrimoine sunnite le plus classique. « Cet appel au monde musulman a bouleversé de nombreux intellectuels dans le monde arabe, observe Ahmed Almakir. Certains se sont rendu compte qu’il y avait des textes violents dans le patrimoine sunnite et qu’il fallait agir, car, sans contextualisation ni exégèse, n’importe qui peut s’en emparer. »
Daech fonde toutes ses décisions sur le patrimoine sunnite le plus classique.
A titre d’exemple, le chercheur cite la série saoudienne Black Crows, sortie en 2018 et toujours visible sur Netflix. En vingt épisodes, elle relate le quotidien de femmes et d’enfants vivant sous le règne du groupe Etat islamique, les meurtres et les viols perpétrés par l’EI, contrastant avec l’image idéalisée d’héroïsme et de guerre sainte projetée par celui-ci sur les réseaux sociaux. « Le message de Black Crows est clair, décrypte-t-il. Si aucun regard critique n’est porté sur le patrimoine textuel sunnite en circulation à Bruxelles et dans bien d’autres endroits, voilà ce qui arrive… »
Les conflits en Syrie et en Palestine, bien plus que le 11-Septembre ou l’Afghanistan, ont réactivé l’ambiguïté sunnite du rapport au djihad. « Les imams se sont bornés à condamner la violence, mais ils n’ont pas construit un discours suffisamment solide et cohérent pour répondre à tout cela », résume Ahmed Almakir. De plus, les conditions sociales de la population musulmane en Belgique, qui se situe dans les deux tiers inférieurs, comme on dit, n’ont fait qu’amplifier cette haine et cette volonté de réaction. Il est illusoire de croire que des gens qui se sentent discriminés vont prendre la défense de la République… La critique du discours religieux ne peut être entendue que si l’on prend en compte la question sociale. Il faut vraiment que les politiques au pouvoir s’asseyent quelques jours dans un café de Molenbeek ou de Schaerbeek pour voir et écouter la population. Ils comprendront très vite que la pensée de Mohammed Arkoun ( NDLR: intellectuel franco-algérien promoteur d’un islam éclairé) est hors de propos au vu des enjeux sociaux colossaux. De quoi parlent les gens? De l’argent, de comment s’en sortir… La lecture et la pensée restent des activités essentiellement bourgeoises. »
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Nouveau malentendu sur les femmes
De plus, la victoire récente des talibans en Afghanistan a créé un nouveau malentendu. « J’entends beaucoup dire que les Occidentaux ne s’intéressent qu’aux femmes afghanes. Il faut sauver la femme afghane! Mais est-ce qu’on s’intéresse à ce que disent les talibans? Non, on les prend pour des fous furieux! Comme si les Occidentaux ne voyaient pas que ce pays n’a cessé d’être occupé depuis l’intervention soviétique, que le trafic de drogue ne posait pas de problème aux Américains et que, si ceux-ci y sont restés si longtemps, c’est parce que ça leur permettait d’espionner la Russie, l’Iran et la Chine… Le côté un peu hollywoodien des évacuations n’a pas été apprécié. Tout cela rajoute de la frustration et de la défiance. C’est le sentiment qui ressort le plus de mes entretiens. Et si la population musulmane ressent cette frustration, ça ne fait que compliquer les choses », pose le doctorant de Bernard Rougier qui, pour terminer, prend un peu de hauteur et appelle au dialogue. « Pour faire peuple, il faut comprendre ce que ressent l’autre. Moi qui suis Marocain, je peux me mettre à la place de celui qui, en Belgique, est confronté à une culture qui n’est pas la sienne, à un changement de ses habitudes. Je ne dis pas que c’est du racisme, ce serait immoral de prétendre cela car, pour les gens qui subissent ce changement, le processus est brutal. Il faut dialoguer, débattre. Toutes les ressources de la démocratie doivent être mobilisées pour faire reculer les discours non démocratiques qui se manifestent dans la population et qui finiront par se traduire en votes. »
Le mea culpa de Hassan Bousetta
Politologue de l’ULiège et ancien sénateur PS, Hassan Bousetta est à la fois le sismographe et le porte-parole d’une génération d’intellectuels d’origine maghrébine.
Après les attentats du 11-Septembre, dans l’ouvrage collectif qu’il avait coordonné et préfacé , Rompre le silence (Labor, 2002), Hassan Bousetta se rebellait contre l’injonction qui lui semblait être faite aux musulmans de se distancier des attentats, en présumant une hostilité à leur égard. Vingt ans plus tard, il constate que la société n’est pas dans le « eux » et « nous », mais qu’elle ressemble plutôt à un « losange » avec deux pointes où se retrouvent radicaux musulmans et islamophobes. « On s’est trompé, déclare-t-il. Ce n’est pas la dualité qui a gagné ; les musulmans se sont divisés entre eux et la société non musulmane s’est divisée à gauche et à droite ; le djihadisme ne suscite pas d’adhésion massive et la population belge fait la part des choses. Dans les clubs de sport, le joueur musulman qui ne prend pas son verre de bière mais participe à la fête jusqu’au bout peut se sentir parfaitement intégré. Il vit la liberté et n’est pas vu comme un djihadiste en puissance. Si la société ne l’avait pas compris, il y aurait eu des tensions beaucoup plus importantes depuis vingt ans. Or, c’est une acclimatation mutuelle qu’on observe, peut-être même une assimilation. » Pour le sociologue liégeois, la population est en avance sur les élites de droite et de gauche, y compris musulmanes. Ces élites continuent de produire un discours binaire qui, par son manque de nuance, peut avoir des effets sur la réalité. « Les musulmans de Belgique, qui sont près d’un million de personnes, ne voudraient pas vivre, pour la plupart, dans un théocratie musulmane. Il y aura toujours une part de sympathisants du djihadisme, dont il faut se prémunir, mais c’est le travail des services de renseignement. »
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