Tasnim Butt, experte de l’islamisme djihadiste: « Daech est la plus grande menace pour les talibans » (Entretien)
Pour Tasnim Butt, assistante à la Faculté de philosophie et sciences sociales de l’ULB et experte de l’islamisme djihadiste dans la zone Afghanistan-Pakistan, le risque pour les nouveaux dirigeants afghans réside aussi dans les divisions internes.
L’Etat islamique au Khorasan représente-t-il une menace sérieuse pour les talibans?
C’est la plus grande menace qui pourrait déstabiliser les talibans à court terme. La rivalité entre ces deux mouvements est ancienne. Elle s’est encore accentuée à partir de l’accord entre les talibans et les Etats-Unis, signé en février 2020. Daech mettra en oeuvre tous les moyens possibles pour affaiblir les talibans qui cherchent à se faire reconnaître, à acquérir une certaine légitimité, à stabiliser le pays et à prouver aux Etats-Unis et à d’autres qu’ils en sont capables.
Daech dispose-t-il de tant de moyens pour espérer déstabiliser le régime des talibans?
Par principe, un mouvement terroriste n’a pas besoin de beaucoup de moyens pour faire beaucoup de dégâts. Il suffit d’avoir des personnes qui sont prêtes à se faire exploser et des circonstances adéquates. Ensuite, l’Etat islamique au Khorasan est très bien structuré et dispose de ressources. Il est connecté à une dizaine de groupes djihadistes dans la région entre l’Afghanistan et le Pakistan qui lui procurent de la logistique et des biens. Enfin, il est aussi en contact avec ce qui reste de sa maison mère en Irak et en Syrie. Certains experts estiment que, jusqu’en 2018, l’Etat islamique au Khorasan aurait reçu de celle-ci pas moins de cent millions de dollars. Il faut être prudent avec ces chiffres. Mais il a des fonds et des connexions…
Quelle est la principale ligne de fracture entre les talibans et Daech?
Les talibans sont très nationalistes. Ils ont toujours eu pour horizon final l’Afghanistan et n’ont jamais adhéré à un djihad global, au contraire de l’Etat islamique. Depuis sa création en 2015, l’Etat islamique au Khorasan défend une vision non pas internationale mais plus large que celle des talibans parce qu’elle englobe l’ Afghanistan, une partie de l’Iran et de l’Asie centrale. Ses membres sont beaucoup plus radicalisés que les talibans auxquels ils reprochent de ne pas être assez agressifs. La composition des deux mouvements est aussi très différente. Celle des talibans est relativement homogène: une majorité d’ Afghans et, parmi eux, de Pachtounes. Daech-Khorasan comprend des Pakistanais, des Afghans, des Indiens, des Bengalis, des Ouzbeks… Quatre ou cinq leaders successifs du mouvement ont été pakistanais. Il semblerait qu’un Arabe ait pris la tête du mouvement, Shahab al-Muhajir. Il y aussi beaucoup de femmes au sein du groupe.
Les talibans n’ont jamais adhéré à un djihad global, au contraire de l’Etat islamique.u0022 Tasnim Butt, assistante à la Faculté de philosophie et sciences sociales de l’ULB.
Depuis l’attentat à l’aéroport de Kaboul, existe-t-il une convergence d’intérêts entre les talibans et les Américains contre Daech?
Il y a une alliance objective sur la question très précise de Daech. Quand les Etats-Unis ont négocié avec les talibans, une des conditions de leur retrait, au-delà de la stabilité du pays, était qu’ils empêchent les mouvements terroristes de commettre des attentats. Cette condition visait principalement Al-Qaeda qui, pour l’instant, est très discret. Et puis il y a Daech. Pour le moment, les deux partenaires objectifs ont intérêt à le neutraliser. On va voir dans les mois à venir leurs capacités à le faire. Dans quelle mesure les Etats-Unis pourraient-ils échanger de l’intelligence avec les talibans pour lutter contre Daech? Les talibans ont intérêt à l’éliminer. Leur légitimité et leur éventuelle reconnaissance internationale se joueront sur cet enjeu.
Ce n’est pas la reconnaissance symbolique qui leur importe mais tous les fonds et les moyens qui y sont liés. Pour l’instant, tous les avoirs du gouvernement afghan sont gelés. Or, ils en ont besoin afin de pouvoir gérer le pays. Avec le retour des talibans, l’Afghan moyen espère à nouveau manger à sa faim, vivre en sécurité, obtenir un emploi, voir la justice fonctionner… La seule période de stabilité dont les Afghans ont la mémoire, c’est la brève période de l’émirat, ô combien répressif à l’encontre des femmes, on est d’accord, mais qui a quand même pu apporter une certaine stabilité salvatrice entre 1996 et 2001. Dans un Afghanistan complètement déstructuré par quarante ans de guerre, c’est cela que les gens espèrent aujourd’hui. D’où l’alliance objective avec les Etats-Unis.
Les divisions entre talibans portent-elles sur le degré de « compromission » avec les Etats-Unis?
Elles se situent au niveau de la stratégie et du leadership. Il y a la branche issue du noyau dur des talibans proches du mollah Omar, leur premier chef. Son successeur est Haibatullah Akhundzada, un leader effacé. Il y a la branche Haqqani (NDLR: du nom de Jalaluddin Haqqani, un des fondateurs des talibans et le protecteur d’Oussama Ben Laden au temps de sa traque par les Américains). Elle a pris son autonomie pendant l’occupation américaine, est proche d’Al-Qaeda, et est plus violente. Enfin, il y a des branches moins importantes. La branche des Haqqani a intérêt pour le moment à faire alliance avec celle des anciens proches du mollah Omar. Mais après plusieurs années d’autonomie et de leadership, il lui sera difficile de rentrer dans le rang. D’autant que des divergences subsistent en termes de stratégie. Contrairement à la période 1996-2001, les talibans auront beaucoup plus de mal à contrôler la violence de leurs propres hommes. Il ne faut pas oublier, en outre, que l’ Afghanistan est une société tribale et que les chefs de tribu ont toujours eu une aspiration autonomiste.
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