Pierre Vandermosten
« Climat, politique et idéologie », « Fake news ? », Le Vif devait-il publier cette carte blanche ?
Il y a quelques jours, était publiée dans ces mêmes colonnes, la Carte Blanche de Mr Istvan E. Marko « climato-sceptique » notoire. Sous prétexte de s’en prendre aux médias, l’auteur y fait une nouvelle fois part de ses thèses anti-changement climatique.
Passons rapidement sur la première partie de l’article qui amalgame médias, journalistes, sondeurs, victoire de Trump, réchauffement climatique… Ensuite, cela continue avec l’Organisation Météorologique Mondiale (OMM), la fondation Climate Change, la fondation Rockefeller et Google, tous supposés faire partie du grand complot qui nous ment…
Notons au passage que le « climato-scepticisme » de Donald Trump est sans doute du pur opportunisme. En effet, en décembre 2009, à la veille de la conférence de Copenhague, il était co-signataire dans le New-York Times d’une lettre ouverte invitant le président Obama à agir contre le changement climatique.
Concentrons-nous sur la suite de l’article. Mr Marko y prétend illustrer son propos à l’aide de faits scientifiquement irréfutables. Il évoque d’abord la notion d’incertitude, en lien avec les difficultés qu’il rencontre, pour prendre correctement la température de son bain, avec une meilleure précision que 0,1 °C… Mais comment peut-il ignorer, en chimiste qu’il est, que si 10 personnes viennent prendre la température du bain, chacune avec un thermomètre d’une précision de 0,1 °C, l’incertitude sur la moyenne des mesures sera nettement inférieure à 0,1 °C ?
Ensuite l’auteur discrédite les « environ 4000 bouées ARGO flottant dans nos océans« . Il omet cependant de préciser (pourtant c’est clairement expliqué dans le lien qu’il fournit) que ces balises ARGO sont des outils scientifiques d’une grande complexité qui dérivent dans les océans (elles ne sont donc pas fixes) et font des cycles de descente jusqu’à 2000m de profondeur, en enregistrant régulièrement la température, la salinité et les courants. Sachant que les variations de température affectent essentiellement la couche supérieure des océans (dont la température est également mesurée par des navires), comment l’auteur a-t-il pris en compte les courants marins, et en arrive t’il à la conclusion que ces données ne sont pas représentatives ? Cela reste énigmatique…
D’après Mr Marko, il y aurait 40% des territoires émergés, pour lesquels on n’a pas de mesure de température. Ceci suffirait à qualifier « d’antiscience » l’évaluation de la température globale de la terre. Mr Marko n’indique pas pour quelle surface de territoire, une mesure serait d’après lui représentative. L’OMM peut s’appuyer sur un réseau d’environ 10.000 points de mesure.
Remarquons également au passage, que selon le gouvernement chinois (a priori peu sensible aux lobbys écolo-bobo), d’après les calculs de son administration météorologique, la température de la Chine a augmenté de 0,5 à 0,8 °C depuis 100 ans, la plus grande part de cette augmentation ayant eu lieu sur les 50 dernières années.
En s’appuyant sur son argumentation, l’auteur décrète que les observations terrestres ne valent rien. Seules les données satellitaires sont valables, et l’auteur d’affirmer avec force, je cite « Hélas pour l’OMM et les médias, ces mesures ne sont pas très vendeuses, car elles démontrent que la température moyenne de notre Terre n’a pas augmenté depuis près de 20 ans et que 2016 est une année moins chaude que 1998. »
Au niveau du changement climatique, on sait bien que ce qui compte ce sont les tendances plus que les évènements ponctuels, Mr Marko a choisi à dessein l’année 1998, bien connue pour avoir été particulièrement chaude en raison du phénomène El Nino. Les mesures satellitaires ne sont pas la panacée et la Nasa préfère intégrer les données des mesures terrestres, maritimes et satellitaires. La conclusion de la NASA est la suivante, 2016 est la 3e année consécutivement la plus chaude.
Mais puisque l’auteur nous propose un lien internet, intéressons-nous aux données satellitaires et allons voir sur le site de l’Université d’Alabama in Huntsville (ce que la plupart des lecteurs n’auront pas fait). Sur ce site, on trouve d’abord différents graphiques qui ne confirment pas les affirmations. Plus interpellant encore, un clique sur le lien du bas, permet d’ouvrir le dernier rapport Dr. John Christy, celui de décembre 2016… « Hélas pour l’auteur », on y lit en toutes lettres (en anglais)
« 2016 edges 1998 as warmest year on record »
et encore « Globalement, 2016 dépasse 1998 de 0,02 °C pour devenir l’année la plus chaude sur les 38 ans d’observation de la température par satellite » ! On peut aussi y lire que la tendance globale pour la température depuis le 16 novembre 1978 est une augmentation de 0,12°C par décade.
Au nom de la liberté d’expression, garantie par la Convention européenne des droits de l’homme, l’UCL n’a probablement pas la possibilité d’imposer un devoir de réserve à ses professeurs. Pour autant Le Vif devait-il concéder une tribune à Mr Marko pour énoncer une nouvelle fois ses contrevérités, pourtant démenties par les liens qu’il a lui-même proposés ?
La théorie du changement climatique, d’origine humaine est apparue à la fin du 19e siècle ! Cette théorie a été affinée et ensuite modélisée, dans le but de faire des prédictions de plus en plus précises. La Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) a été adoptée au cours du Sommet de la Terre de Rio de Janeiro en 1992, il y a près de 25 ans… C’est un fait, que la concentration de CO2 dans l’atmosphère et dans les océans augmente. C’est aussi un fait, que la température à la surface de la Terre augmente. Les innombrables observations réalisées confirment la théorie et les prédictions. L’expérimentation nous la vivons, hélas, en vrai, en réel. Que faut-il encore, pour que le changement climatique dû à l’activité humaine passe du statut de théorie au statut de fait scientifiquement établi ?
Que certaines personnes n’adhèrent pas à une réalité scientifique, ne suffit pas à justifier sa remise en cause. La rédaction du Vif envisagerait-elle de publier une carte blanche affirmant que le soleil tourne autour de la terre ? On peut espérer que non. Pourtant, près d’un quart des Américains pensent que c’est le cas (chiffres de 2014, Appendix Table 7-7). Est-il encore juste, de parler de climato-scepticisme ? Le scepticisme renvoi à la notion de croyance. Il s’agit pourtant d’une forme de déni au-delà de toute raison, climato-déniants (cfr en anglais climate change denial) serait donc plus approprié.
L’objet de cet article n’est bien sûr pas, de condamner tout débat sur le changement climatique. La science avance grâce à ses contradictions, mais elles n’ont d’intérêt que si elles sont solidement étayées. Or, on peut constater, que la démarche de Mr Marko n’est pas scientifique, pas rationnelle. Dès lors, il n’est pas étonnant que ses réflexions se retrouvent dans les médias grands publics, et non dans les revues scientifiques.
Un média comme Facebook, n’ayant pourtant pas de valeur ajoutée au niveau de l’analyse journalistique, s’est lancé dans la chasse aux fausses informations. Si, la publication sur le site du Vif est clairement reprise comme une « opinion« , l’article bénéficie inévitablement de la notoriété associée au site. L’opinion de Mr Marko pourra donc être reprise sur les réseaux sociaux en ne recevant pas la qualification de « fausse information » puisque provenant du Vif. Quel que soit le sujet, un média comme Le Vif ne doit-il pas avoir une capacité d’analyse minimale et écarter les opinions non seulement fantaisistes, mais surtout insuffisamment documentées ? Pour ceux qui sont dans le déni et qui veulent croire aux théories du grand complot, l’article de Mr Marko ne changera sans doute pas grand-chose. Mais, continuer à publier des articles déniant le changement climatique, contribue à alimenter auprès de certaines personnes un sentiment de doute qui n’a pas lieu d’être.
Le réchauffement climatique, du fait de l’activité humaine, est une affaire grave qui tue déjà (c’est un fait) et qui va probablement faire des ravages que nous ne soupçonnons pas encore (c’est une opinion). Ce qui se passe aux Etats-Unis nous rappelle que pour beaucoup, la conscience de la réalité et de la gravité du changement climatique est malheureusement encore fragile. Cautionner et laisser de tels articles se propager est dangereux.
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