
Le smartphone en voie de disparition? Pourquoi les géants de la tech veulent le remplacer par des tatouages numériques et des smart glasses
Les géants de la tech prédisent un avenir sombre au smartphone. Tous disent ne plus y croire, sauf Apple. D’ici à 2030, lunettes connectées, tatouages numériques, boîtiers à intelligence artificielle et interfaces cerveau-ordinateur pourraient le remplacer.
Par Nathan Scheirlinckx
Qui veut la peau du smartphone? Les déclarations augurant la fin de l’ère du téléphone intelligent se multiplient dans la Silicon Valley. Mark Zuckerberg, le PDG de Meta (Facebook, WhatsApp, Instagram), aimerait les remplacer par des lunettes intelligentes (smart glasses). Elon Musk, membre de l’administration Trump et CEO de SpaceX, Neuralink, Tesla et X, voudrait, lui, le troquer contre des interfaces cerveau-ordinateur. Quant au fondateur de Microsoft, Bill Gates, il verrait bien des tatouages électroniques s’y substituer. Enfin, Sam Altman, chez Open AI, à l’initiative de ChatGPT, planche sur un appareil doté d’une intelligence artificielle pour remplacer le smartphone.
Mais un avenir sans smartphone est-il réellement envisageable? «Ceux qui le prédisent ne pensent pas, à mon sens, à un changement radical, plutôt à une adaptation. On pourrait voir apparaître des smartphones miniaturisés, sans clavier et avec une caméra embarquée, par exemple. Quoi qu’il en soit, une forme d’écran restera indispensable, même si l’on peut transmettre vocalement des infos à l’appareil», estime Hugues Bersini, professeur d’informatique à l’ULB. Une hypothèse qui peut sembler paradoxale alors que la tendance récente allait toujours plus dans le sens d’appareils de plus en plus grands, proches des tablettes.
Pour le chercheur, si le téléphone intelligent en tant qu’appareil technologique n’est pas menacé, sa fonction principale, elle, l’est. A savoir écrire du texte avec un clavier, que ce soit pour envoyer des messages ou faire une recherche sur Internet. «On se dirige vers des appareils à commande vocale», confirme-t-il. L’évolution récente semble donner raison à Hugues Bersini. Dans l’univers Apple, les utilisateurs peuvent effectuer un grand nombre de tâches (programmer une réunion, faire une recherche Web, lancer un minuteur, connaître la météo…) grâce à l’assistant virtuel Siri, et ce depuis 2011 déjà. D’autres ont suivi la même trajectoire, à l’image de Google et son célèbre «Ok Google».
«Toute la question réside dans le fait de savoir qui a intérêt à contrôler l’accès à l’information.»
Toujours la même rengaine
L’histoire des smartphones démarre en 1990, avec la mise au point des premiers modèles. Mais c’est en 2007 qu’il arrive réellement dans les mains du grand public, avec la commercialisation du premier iPhone. Le produit phare d’Apple remplacera progressivement le célèbre Nokia 3310 et autres Blackberry, reléguant les «téléphones mobiles» au fond des rayons. Le smartphone ne permet plus seulement d’envoyer des textos et de prendre des photos. Son écran, tactile, rend aisée la navigation sur le Web et ouvre aux consommateurs le monde sans fin des applications. Aujourd’hui, il a remplacé l’ordinateur pour toute une série d’opérations. En 2024, neuf foyers belges sur dix possédaient un téléphone intelligent, selon une enquête du Centre d’information sur les médias (CIM). Qu’en est-il des recherches sur Internet? Tendance similaire: la population préfère le smartphone à l’ordinateur dans ce domaine, d’après un sondage réalisé par le SPF Economie en 2023.
Paul Belleflamme, économiste des nouvelles technologies numériques et chercheur à l’UCLouvain, constate que le même discours revient à chaque évolution technologique: «A l’arrivée des téléphones mobiles sur le marché, on prédisait la fin des appareils fixes. Ensuite, quand les smartphones ont débarqué, on prédisait la fin des ordinateurs et des tablettes. Force est de constater qu’ils continuent de coexister au sein des foyers.» Le professeur voit davantage les avancées technologiques à venir comme un continuum plutôt qu’une rupture. A commencer par les smart glasses de Meta, lunettes de réalité augmentée qui offriraient aux utilisateurs une expérience immersive dès 2030, selon Mark Zuckerberg. Le micro présent sur les lunettes permet de réceptionner les demandes des utilisateurs, avant de les afficher sur les verres. «Cela peut être le nom de la personne que vous croisez sur le trottoir, ou des informations touristiques sur un lieu ou monument historique, par exemple», détaille Hugues Bersini.
D’autres propositions vont plus loin, comme celle des interfaces cerveau-ordinateur envisagées par le controversé Elon Musk. «C’est très audacieux de sa part, mais cette technologie étant encore au stade de l’expérimentation, elle se destine à un futur très lointain», commente le professeur d’informatique, qui travaillait déjà sur ce type de dispositif dans les années 1990. Le principe des interfaces cerveau-ordinateur (ou interface neuronale directe) est d’opérer une communication directe entre le cerveau et un dispositif externe. Avec des applications prometteuses en perspective: permettre aux personnes aveugles de «voir les choses de l’intérieur» ou à celles atteintes de sclérose en plaques «d’écrire une lettre grâce à un système de lecture de la pensée».
Quid des tatouages électroniques imaginés, entre autres, par Bill Gates? Conçus au départ pour des applications médicales, ils pourraient selon lui se substituer aux smartphones à l’avenir. Ces tatouages se composent d’une encre temporaire conductrice d’électricité, pouvant être implantée sous la peau avec un processeur d’un ou deux centimètres carrés. «On obtiendrait ainsi une sorte de smartphone greffé à notre bras, un peu à l’image des joggeurs qu’on peut voir dans les parcs, ironise Hugues Bersini. Sauf qu’ici, ce serait au sens propre du terme. Cet appareil serait commandé par la voix ou par le toucher, qui ferait alors apparaître un clavier sur notre bras, pour envoyer un message WhatsApp, par exemple. Il deviendrait plus compliqué de perdre son smartphone, mais je ne suis pas certain que cela arrangerait les problèmes de dépendance…»
Les smartphones dernier cri intègrent de plus en plus l’intelligence artificielle à leur système. De même que les Gafam, avec l’intégration récente de Messenger AI au sein de l’application de chat Messenger de Meta, ou l’assistant virtuel Microsoft 365 Copilot. Malgré cela, le PDG d’Open AI, Sam Altman, aimerait remplacer les téléphones intelligents par des boîtiers pourvus de l’intelligence artificielle. Une proposition assez floue pour le moment. Mais une tentative similaire a récemment échoué: la start-up Humane a tenté de commercialiser l’AI Pin, sorte de badge projetant des informations au creux de la main des utilisateurs via un laser, au prix de 699 dollars (647,26 euros). Le gadget n’est plus disponible à la vente depuis le mois de février. «C’est le pire produit que j’ai jamais testé», avait déclaré Marques Brownlee, un vidéaste reconnu dans le milieu de la tech.
Une guerre acharnée
Le fait que les déclarations de ces magnats de la tech américaine se suivent à quelques mois d’intervalle tient-il du hasard? Tant Hugues Bersini que Paul Belleflamme se rejoignent à ce propos: non. «Tous se livrent en ce moment une guerre acharnée autour des modèles de langage, à coups de centaines de milliards de dollars, diagnostique le premier. Mais nous n’en sommes pas moins à un tournant.» «Le marché du smartphone arrivant à maturité, ces dirigeants se tournent vers l’innovation suivante, en tentant de se positionner sur un nouveau marché, ajoute le second. Toute la question réside dans le fait de savoir qui a intérêt à contrôler l’accès à l’information. Autrement dit, de peser sur le processus qui lie les producteurs aux récepteurs de cette information.»
«Si la technologie est trop disruptive, les consommateurs ne suivront pas le mouvement.»
Paul Belleflamme en veut pour preuve le positionnement de Meta ces dernières années. «Mark Zuckerberg voudrait contrôler la manière avec laquelle les utilisateurs accèdent à l’information.» Jusqu’ici, pour obtenir des applications comme WhatsApp, Facebook et Instagram, les consommateurs doivent passer par les interfaces des concurrents: Google (via le Play Store), Apple (via l’App Store) ou Microsoft (via le Microsoft Store). «En sachant ça, on comprend mieux les efforts et investissements de Meta dans le Métaverse et la réalité virtuelle», poursuit l’économiste des nouvelles technologies numériques.
Apple, justement, se positionne en porte-à-faux des autres géants sur la question de l’avenir du smartphone. Logique, puisque la marque à la pomme –qui s’est construite sur le succès de l’iPhone, ce dernier pesant pour plus de 50% dans le chiffre d’affaires annuel– est la seule d’entre eux à vendre des téléphones intelligents. Son CEO, Tim Cook, refuse donc d’envisager un futur dépourvu de smartphones. Mais Apple sent le vent tourner, et continue d’intégrer de nouvelles fonctionnalités à l’intérieur de ses modèles, à l’image des avancées récentes de l’intelligence artificielle. «C’est clair qu’Apple est celui qui a le plus à perdre dans cette histoire», confirme Paul Belleflamme. «L’avantage d’Apple réside dans son image de marque, et sur la force d’une communauté quasi religieuse», ajoute Hugues Bersini. Qui serait prête à rester fidèle à l’enseigne américaine si d’aventure l’avenir des smartphones s’enraie? «Difficile à dire, mais si les nouvelles technologies accessibles via le système iOS d’Apple sont moins performantes que celles disponibles chez Android, par exemple, certains pourraient décider de franchir le pas.»
Cette guerre des géants de la tech autour de l’après-smartphone concentre un autre enjeu: celui de la régulation de cette potentielle évolution de marché. Qu’un seul des acteurs possède les clés n’est pas une bonne idée, selon Paul Belleflamme: «L’autorité de la concurrence devra se pencher sur la question pour réguler ce nouveau medium, afin qu’il soit le plus ouvert possible et pas concentré dans les mains de certains acteurs, qui continuent d’abuser de leur position dominante.»
Aussi, les géants de la Silicon Valley devront peut-être se mettre d’accord sur la technologie à développer. Sous peine de perdre les consommateurs. «Développer une nouvelle technologie demande d’investir de l’argent dans la recherche et le développement et ce, alors que l’incertitude règne quant à l’adoption du nouveau produit par le public, détaille le chercheur de l’UCLouvain. Cela implique de prendre un risque, car si la technologie est trop disruptive, les consommateurs ne suivront pas le mouvement. Et pour qu’un marché soit rentable, vous devez soit proposer la meilleure technologie, soit occuper une position dominante sur celui-ci.»
«Le défi sera d’écouler suffisamment de nouveaux produits pour faire baisser le coût à l’unité.»
Les investissements importants qui devront être effectués au départ impliquent un prix élevé concernant les premiers exemplaires qui seront disponibles. «Le défi sera d’écouler suffisamment de produits pour faire baisser le coût à l’unité, développe Paul Belleflamme. Pour ce faire, il faudra que ces nouveaux appareils apportent quelque chose de plus à l’expérience vécue par les utilisateurs comparé aux smartphones.»
Sans se livrer véritablement au difficile jeu des pronostics, l’économiste des nouvelles technologies numériques a sa petite idée de qui sortira gagnant de la lutte féroce que vont se livrer Google, Apple, Microsoft, Meta et Open AI dans les prochaines années. «Meta et Google ont accès à une base d’utilisateurs assez large pour pouvoir imposer leur propre technologie sans qu’elle soit compatible avec celle de leurs concurrents», conclut-il.
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