IA: le président français et son homologue indien, au sommet de Paris sur l’intelligence artificielle. © BELGA

IA: l’Europe va-t-elle enfin rattraper son retard?

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

La bataille mondiale de l’IA prend de l’ampleur. L’Europe est à la traîne, mais a des cartes maîtresses à jouer. Pourvu qu’elle le fasse subtilement et y mette les moyens.

La Wallonie était présente au sommet pour l’Action sur l’intelligence artificielle (IA), à Paris, les 10 et 11 février. Le casting d’invités était prestigieux: outre des chefs de gouvernement comme le Premier ministre indien, s’y sont croisés Sam Altman (OpenAI), Sundar Pichai (Google), Brad Smith (Microsoft)… . «Un de nos meilleurs chercheurs y a parlé devant un aéropage de confrères mondiaux», sourit fièrement Benoît Macq, professeur à l’UCLouvain et l’un des coordinateurs de Trusted AI Labs (Trail). Cet ambitieux programme wallon est dédié à l’IA, soit des dizaines de chercheurs venant de toutes les universités francophones du pays, chargés de faire avancer la recherche en la matière et émerger les talents. C’est aussi une plateforme permettant de partager et diffuser les nouveaux processus d’intelligence artificielle à destination de nos entreprises. Bref, un projet costaud pour la Wallonie. Mais une puce à côté des big tech américaines et du programme Stargate de Donald Trump qui a promis d’investir 500 milliards de dollars dans l’IA.

Cependant, la Wallonie de l’IA n’aura peut-être pas à rougir dans les années à venir, du moins si les 27 gouvernements de l’Union européenne parviennent enfin à s’accorder sur les moyens à investir collectivement dans cette technologie, souvent perçue comme une nouvelle révolution industrielle, et surtout s’ils réussissent à s’allier en matière de recherche. Ce sera main dans la main ou bien l’hallali face aux géants américains et chinois qui rendent déjà les Européens technodépendants. Une grosse infrastructure UE, lancée en septembre dernier pour fédérer des industriels de l’IA, est en train de se mettre en place. Son nom, EuroStack, emprunté à celui du très populaire IndiaStack, la plateforme logicielle unifiée destinée à faire entrer la population indienne dans l’ère numérique. Son objectif: éviter le colonialisme numérique.

L’objectif d’EuroStack: fédérer des industriels de l’IA et éviter le colonialisme numérique.

Un vrai défi, financier surtout. «Nous ne sommes pas largués dans le domaine de l’IA sur le plan de la recherche, affirme Benoît Macq. Nous sommes même très bons dans des niches qui nous sont propres. Mais la faiblesse de l’Europe, c’est la capitalisation, sa capacité à financer des start-up. Beaucoup se créent et sont rachetées par des Américains.» L’argent, nerf de la guerre technologique? A Paris, lors du sommet qu’il présidait, Emmanuel Macron a répliqué aux 500 milliards de Stargate en révélant que son pays investirait 109 milliards d’euros dans l’IA, provenant surtout de fonds privés… américains et des Emirats arabes. «Une course de fonds» –pour reprendre un titre du quotidien Libération– s’est âprement engagée. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a enchéri en annonçant la mobilisation d’un total de 200 milliards d’euros pour les investissements IA sur le Vieux Continent. Cette somme inclut un fonds de 20 milliards pour les gigafactories d’IA, soit des infrastructures géantes essentielles pour faire de l’UE un concurrent digne de ce nom.

«Les Européens réfléchissent enfin en centaines de milliards d’euros, commente Nicolas van Zeebroeck, professeur à la Solvay Brussels School (ULB) et spécialiste de l’économie numérique. Cela dit, les 500 milliards de Stargate s’ajoutent à une infrastructure déjà solide, bâtie depuis dix ou quinze ans par les big tech. Et donc avant les 500 milliards, l’Europe part avec un décalage de 1.500 milliards par rapport aux Etats-Unis.» Dans son livre L’Economie numérique, paru cet été (1), le Pr. van Zeebroeck expliquait aussi qu’à l’échelle géostratégique, le numérique représente une menace existentielle pour l’Europe et que c’est d’un plan Marshall que celle-ci a besoin dans le domaine des infrastructures. Pour que l’industrie européenne puisse concurrencer les Américains et produire 20% des semi-conducteurs mondiaux (qui, fournissant la puissance de calcul nécessaire aux algorithmes, sont au cœur de la révolution IA), il faudrait dégainer, selon les estimations, entre 250 et 500 milliards d’euros.

«Les Européens réfléchissent enfin en centaines de milliards d’euros.»

Main dans la main ou l’hallali

L’Europe n’arrive-t-elle pas trop tard? «Pas forcément, répond le professeur. Tout ne sera pas résorbable, en tout cas à court terme, mais les Européens ont des cartes maîtresses à jouer. Pour cela, il faut oublier la part du numérique dont on a raté le train et ne pas vouloir faire un copier-coller de ce qu’ont réalisé les Américains depuis 20 ans. Le plus important pour nous est de cibler les efforts.» Autrement dit, il serait inutile de disperser les montants avancés par la Commission pour recréer un Facebook ou un Microsoft européen ou rattraper toutes les étapes d’avancées digitales précédant l’IA, notamment celles de l’Internet. Si on regarde l’évolution du numérique comme une lasagne de couches d’innovation, refaire la lasagne en entier côté européen serait un vrai gâchis. Il vaut mieux se concentrer sur les strates supérieures.

«Nos écosystèmes mis en commun sont plus riches. Le réseautage qui se met en place me rend très optimiste.»

Pour Benoît Macq, le véritable atout que l’Europe a dans sa manche est la coopération et la mutualisation des écosystèmes numériques à l’échelon du continent pour que ce dernier puisse prétendre à une certaine souveraineté. «En Europe, tout n’est pas géré comme outre-Atlantique par une grosse boîte qui débauche des chercheurs à coups de millions de dollars, dit-il. Nos écosystèmes mis en commun sont plus riches. Ils permettent la mobilité des chercheurs, le travail sur des défis communs, l’échange d’outils… Le réseautage qui se met en place me rend très optimiste.» Cela commence à bien fonctionner dans les centres de recherche académique européens dont les supercalculateurs tissent progressivement un réseau commun à travers l’European Open Science Cloud (EOSC). L’initiative EuroStack, pour les entreprises, va dans le même sens.

Ursula von der Leyen a, par ailleurs, proposé la création d’un Conseil européen de la recherche en IA, à l’instar du Cern pour le nucléaire. L’idée, selon le Centre for Future Generations qui a publié fin janvier un rapport sur ce sujet, est de «rassembler les esprits les plus brillants, leur donner des ressources de classe mondiale et une autonomie de recherche». La mise en place d’un tel organe nécessitera 30 à 35 milliards d’euros au cours des trois premières années. A court terme, on doit aussi pouvoir faire avec les infrastructures de calcul intensif de l’IA la même chose qu’avec les opérateurs de télécom qu’on a obligés à mutualiser l’usage des antennes. Et éviter que la France ne joue seule dans son coin, même si elle est leader de l’UE en matière d’IA et peut se targuer de bénéficier d’une électricité déjà largement décarbonée.

L’open source, gage de l’innovation

Ce sera également une des clés de la compétition entre l’Europe, les Etats-Unis et la Chine. L’approche open source signifie que quiconque développe un «bout» d’outil algorithmique le mette publiquement en ligne. Avec une condition d’utilisation: n’importe qui peut l’utiliser gratuitement mais doit, s’il l’améliore, le rendre disponible publiquement en citant sa source originale. Pour l’IA, cette publicité/gratuité est fondamentale, car cela induit la transparence du code et donc une plus grande possibilité de contrôle sur ce que mijotent tous ces algorithmes qui, au-delà de leurs promesses, nous inquiètent. L’open source permet aussi d’avancer avec un carburant qu’on appelle l’intelligence collective; donner l’opportunité à plusieurs cerveaux d’horizons divers de se pencher sur un même algorithme offre la possibilité d’innover de manière beaucoup plus rapide.

Les Chinois l’ont bien compris, puisque leur nouvelle et déjà célèbre IA DeepSeek, qui fait mieux qu’OpenAI (Chat GPT) et est 96% moins coûteuse, a adopté l’approche open source. C’est le cas également de Meta et Google, mais pas d’OpenAI qui, malgré son nom, travaille de façon fermée, persuadé qu’étant le meilleur sur le marché, il y a plus à gagner. Mauvais calcul de la part de Sam Altman, son patron? Les avantages et inconvénients de l’open source sont une vieille bataille. Au début des années 2000, les patrons de Microsoft l’ont qualifié de «cancer» du développement logiciel. Aujourd’hui, plus grand monde ne pense comme eux, car on sait que le programmeur qui est à la base du logiciel peut non seulement commercialiser ce qu’il a développé mais aussi profiter des améliorations futures mises en ligne par d’autres que lui.

La mise en commun des connaissances que permet l’open source était au centre du sommet sur l’IA de Paris. La France en a fait son cheval de bataille. D’ailleurs, Mistral AI, du jeune prodige hexagonal Arthur Mensch, dont le chatbot Le Chat concurrence sérieusement ChatGPT et DeepSeek en rapidité, est en open source. «Mais attention, il y a des nuances de gris dans cette approche open source, avertit Nicolas van Zeebroeck. Ce n’est pas binaire, soit ouvert ou fermé. DeepSeek, par exemple, a ouvert son code au public, mais pas tout ce qui l’entoure, tout ce qui a permis d’y arriver. Le programmeur initial peut garder pour lui ce qui est vraiment stratégique et critique. L’Europe devrait jouer l’ouverture absolue. C’est, pour elle, la meilleure voie pour innover très vite, sachant le retard qu’elle a à rattraper, et également pour ne pas se retrouver prise en otage par deux ou trois opérateurs ultradominants, comme aux Etats-Unis.»

«L’Europe devrait jouer l’ouverture absolue. C’est, pour elle, la meilleure voie pour innover très vite.»

Les règles UE, cibles des Américains

Le point de friction principal entre l’Europe et les Etats-Unis concernant l’IA est la réglementation. Lors de son apparition éclair au sommet de Paris, le vice-président américain J.D. Vance a lancé une attaque en règle contre toute «réglementation excessive» (comprenez de l’UE), qui briderait l’innovation, et a même parlé de «censure» de la part des régimes autoritaires (comprenez la Chine), le tout au nom de la liberté d’expression sans limite, défendue par l’administration Trump, Elon Musk en tête. Contrairement aux Vingt-Sept, à la Chine ou à l’Inde, les Etats-Unis ont refusé de signer la déclaration finale du sommet, qui invitait au respect des droits humains, de l’intégrité de l’information et de la propriété intellectuelle.

Au sein de l’Europe, la question fait débat. Ursula von der Leyen a annoncé qu’elle allait assouplir la mise en œuvre des règles européennes, dont le fameux AI Act. Il est vrai que le problème, c’est moins les règles elles-mêmes que leur application. Chacun des textes pondus par l’Union fait des centaines de pages de lignes directrices, à l’instar du RGPD, le règlement sur la protection des données, qui oblige les entreprises à nommer, voire engager, un DPO (délégué à la protection des données) pour être en conformité avec la réglementation. Ce boulet administratif est un frein évident. «Cela dit, c’est très bien de simplifier, mais il ne faut rien lâcher, pour autant, sur les valeurs, prévient Benoît Macq. Exemple: l’IA permet de mieux détecter le risque de cancer du sein grâce à l’ADN. Si cet ADN n’était pas protégé par le RGPD, cela pourrait donner lieu à toutes sortes de dérives, lorsque la personne concernée cherche un emploi, contracte une assurance ou un emprunt bancaire.»

Emmanuel Macron plaide, lui, pour une «IA de confiance» qui évitera le rejet de la technologie par la population. Interrogé dans Le Figaro, l’ancien commissaire européen Thierry Breton prétend que dire que la règlementation étouffe l’innovation est «l’argument des Gafam relayé par des idiots utiles». Il ajoute que tous ces textes liés au digital et à l’IA ont été adoptés à l’unanimité des Etats membres. «Notre démocratie a tranché», conclut-il. Révélateur: en France, Le Chat a déjà dépassé ChatGPT et DeepSeek dans le classement des applications les plus téléchargées de l’AppStore. Sur le site de discussion populaire Reddit, nombre de commentaires vont dans le même sens que celui-ci: «Le Chat est la seule application d’IA que je suis prêt à installer étant donné que Mistral est lié par la protection des données européennes et le fait qu’il est véritablement open source.» Ces garde-fous européens, alliés à l’open source, sont scrutés par des pays d’Amérique latine, d’Afrique ou encore le Japon qui ne conçoivent pas forcément l’IA comme les Etats-Unis ou la Chine.

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