Démocratie sous pression: comment les algorithmes sapent la démocratie
La démocratie survivra-t-elle dans un monde toujours plus numérique, enfermant les citoyens dans des bulles (dés)informationnelles? Voici venue l’ère de l’algocratie, où l’informaticien-ingénieur est roi, où «Big Brother et Big Data» travaillent main dans la main.
La démocratie sera numérique ou ne sera pas. Il se pourrait aussi qu’elle ne soit plus sous l’empire des algorithmes et de l’intelligence artificielle (IA), si les nuages qui s’amoncellent sur «le pire des régimes à l’exception de tous les autres», selon le bon mot de Winston Churchill, devaient tenir leurs promesses. Signe qu’il y a du souci à se faire, son avènement fait couler des tonnes d’encre, pleuvoir des recommandations à longueur de rapports parlementaires ou gouvernementaux, plonge ingénieurs-informaticiens, philosophes, juristes et politiques dans des abîmes de perplexité et de réflexion.
Entre les relativement optimistes et les franchement pessimistes, les paris sont pris, des pronostics avancés, même si personne ne se hasarde à prédire à coup sûr le lendemain. En Belgique aussi, le futur de la démocratie ne laisse plus insensible ni indifférent. A la Chambre comme au Sénat, les élus ont déjà abondamment phosphoré sur la question avec le concours d’experts de divers horizons, invités à les aider tant bien que mal à y voir plus clair.
A ce stade, le décor planté est tout sauf folichon. C’est la vision d’une société de la désinformation, de la manipulation, de l’intoxication, de la polarisation, de la stigmatisation, de la délation, de la déstabilisation, de la suspicion, de l’émotion, du flicage et de la surveillance à outrance, le tout démultiplié par la puissance technologique, qui nous est globalement servie. Tout l’inverse des conditions d’une démocratie saine, robuste et viable qui se profile à l’horizon. C’est dire si le saut dans l’inconnu numérique fait trembler ses pouvoirs – législatif, exécutif, judiciaire, médiatique – et si les valeurs et les libertés les plus fondamentales craignent pour leur avenir face à la montée de la colère et de la haine qui trouvent à s’épanouir sur les réseaux sociaux.
« Des algorithmes ont été développés dans le but de pirater le cerveau humain et, en un certain sens, la démocratie. »
Les individus s’y meuvent dans le confort de «bulles (dés)informationnelles», prisonniers, conscients ou inconscients, de cercles où s’échangent, de préférence, le même contenu et les mêmes convictions, sans cesse reconfirmés. Ils y puisent l’illusion d’avoir absolument raison, y émoussent leur sens critique et leur respect de la contradiction, cadrait déjà Leo Neels, professeur émérite à la KU Leuven et à l’UAntwerpen, lors d’un briefing à la Chambre, en février 2020. Un gigantesque travail d’appauvrissement du débat par l’exploitation des faiblesses humaines serait ainsi à l’œuvre, complétait un mois plus tard Ike Picone, professeur à la VUB, devant la même enceinte: «Nous devons avoir pleinement conscience du fait que les nouvelles technologies sont utilisées pour miner la démocratie. Plusieurs algorithmes, parmi les plus connus, ont été développés dans le but de pirater le cerveau humain et, en un certain sens, la démocratie.»
La démocratie face aux fausses promesses d’Internet
Pourvus d’un bagage d’opinions bien arrêtées, souvent éloignées de solutions politiques subtiles et réfléchies, les usagers du numérique se rendront tôt ou tard aux urnes en tant que citoyens, pour apporter leur pierre à l’exercice de la démocratie. Mais une pierre taillée à coup d’algorithmes toujours plus invasifs. «La société démocratique se délite. Nous en sommes là», confirmait encore Leo Neels à la Chambre. Nous en sommes à constater qu’Internet n’a pas tenu ses promesses, celles «d’une gigantesque démocratisation et d’une société plus égalitaire, dans laquelle le débat public ne serait pas seulement mené, comme c’est le cas aujourd’hui, par des personnalités célèbres ou connues, mais par tout un chacun, indépendamment de son statut social ou de ses compétences» observait Antoinette Rouvroy, professeure à l’UNamur, elle aussi auditionnée par la Chambre début 2020. C’est au contraire un mauvais pli qui a été résolument pris: «Intelligence artificielle, algorithmes et Internet ont été utilisés pour optimiser des intérêts particuliers et servir des finalités de marketing politique.»
Retour brutal sur terre pour ceux appelés à nous gouverner. Ils sentent le sol se dérober sous leurs pieds, leur prestige s’estomper, leur autorité sapée par un rapport critique au pouvoir dopé par Internet, «qui a permis à tout un chacun de se glisser dans la peau d’un mandataire politique», relate Vincent de Coorebyter, professeur à l’ULB et président du Centre de recherche et d’information sociopolitiques (Crisp). S’effacer, ou s’adapter? Se retrouver hors jeu, ou tenter de garder la main? Les dirigeants politiques se retrouvent à la merci du numérique et de ses techniques invasives, où le meilleur côtoie le pire. «Internet favorise la démocratie et la démagogie, mais je ne peux déterminer quelle tendance l’emportera», poursuit-il. Les indices laissés à ce jour par les politiques à l’ère numérique n’incitent pas à un optimisme débordant. L’effet contagion joue déjà à plein. «Nous avons progressivement perdu de vue la sagesse et l’importance vitale des règles élémentaires de tolérance et de retenue qui sont les garde-fous de la démocratie saine», résumait Leo Neels.
A cela s’ajoute l’ère du porte-à-porte électoral appuyé et digéré par l’analyse de mégadonnées. En 2017, Emmanuel Macron a procédé de la sorte, au départ d’un questionnaire demandant aux citoyens ce qui les avait dérangés et réjouis au cours de l’année écoulée, relevait Antoinette Rouvroy. Rien d’antidémocratique à cela, à première vue. Sauf que la démarche a court-circuité l’espace public: «Il ne s’agit pas de débattre des plaintes de tout un chacun. M. Macron a analysé ces réponses à l’aide de la technique du datamining et en a déduit presque automatiquement son programme politique.» Adieu la politique, place au calcul. Qui sert aussi la cause du marketing politique. En 2007, l’équipe de campagne de Barack Obama a, elle aussi, utilisé les mégadonnées et le microciblage comportemental. Dans le cadre de tests, elle a, par exemple, soumis des utilisateurs de plateformes numériques à plusieurs versions d’un même contenu: la version gagnante étant celle qui générait le plus de clics. De toutes les affiches de campagne, celle présentant une photo de la famille Obama s’est révélée de la sorte la plus populaire.
L’influence des algorithmes peut s’avérer très puissante, voire décisive lors des périodes de grande vulnérabilité politique. Notamment quand la Grande-Bretagne décida, en 2016, de prendre le large de l’Union européenne par un implacable travail de conditionnement des esprits. Spécialisée dans l’analyse des données, la société Cambridge Analytica fut suspectée d’avoir matraqué des millions de personnes, au départ peu enclines au vote, de contenus pro-Brexit. Une remobilisation massive, qui aurait permis de faire pencher la balance en ce sens, soulignait Bruno Schröder, directeur technologique chez Microsoft Belux, lors d’une audition à la Chambre. L’autre gros coup de semonce fut porté la même année, aux Etats-Unis cette fois, avec la victoire électorale de Donald Trump. Là encore, l’intervention secrète de Cambridge Analytica aurait permis d’arroser 87 millions de comptes Facebook de messages rédigés sur mesure, à la suite d’une fuite de données. En décembre dernier, le réseau social a accepté de payer 725 millions de dollars pour clore le dossier, sans toutefois reconnaître avoir commis une infraction.
« La menace d’un cauchemar algorithmique n’est réelle que si nous renonçons à nous gouverner nous-mêmes. »
Ces entreprises de mystification en appelleront d’autres. Comme le doute semé avec insistance sur l’existence du réchauffement climatique, ou les alarmes jetées sur l’imminence d’un grand remplacement, du fait de l’arrivée massive de migrants. Inversement, les algorithmes interviennent aussi pour porter de plus nobles causes. Sans la caisse de résonance des réseaux sociaux, de nouvelles formes de rébellion n’auraient pu gagner le débat public dans d’aussi retentissantes proportions. MeToo, Black Lives Matter, gilets jaunes, Occupy Wall Street, Extinction Rebellion, Global Climate Strike… La démocratie peut aussi s’en trouver revitalisée. «La menace d’un cauchemar algorithmique n’est réelle que si nous renonçons à nous gouverner nous-mêmes», résumait Antoinette Rouvroy à l’attention des députés.
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Assez de lois, place à l’algo
Le hic est que cette menace ne peut être écartée. Les algorithmes se profilent comme des candidats plus que sérieux à l’exercice du pouvoir, à la gouvernance de la société. Jusqu’à ne plus faire de la démocratie la chasse gardée de l’humain? La perspective n’émeut pas outre mesure Hugues Bersini, professeur d’informatique à l’ULB. Qui y voit même une opportunité à saisir. «La prise en charge algorithmique de l’exécutif politique, de par sa redoutable efficacité, ne nous en donnerait-elle pas l’occasion rêvée?», écrit-il dans Algocratie. Allons-nous donner le pouvoir aux algorithmes? (De Boeck Supérieur, 2023). L’efficacité avant la légitimité issue des urnes. Assez de lois, place à l’algo. «Vu la nature nouvelle de ce pouvoir exécutif, très coercitif, sans échappatoire possible, la légitimation du pouvoir tel qu’il s’exerce de nos jours ne doit-elle pas être remise en question? Ce pouvoir peut-il encore se suffire à lui-même? Je crois que non», suggère-t-il au Vif.
De toute façon, le pli serait déjà pris. «La gouvernance algorithmique est déjà là, omniprésente mais dissimulée à la fois, non plus la main mais l’informatique invisible, produisant graduellement de nouveaux modes d’existence. Notre vivre-ensemble est à ce point bouleversé par cette invasion numérique qu’il n’est plus permis de douter de son efficacité», conclut Hugues Bersini dans son ouvrage. Les esprits seraient mûrs et le terrain préparé pour le basculement, vu la technicisation croissante de l’art de gouverner.
Va donc pour le meilleur des mondes, celui de l’algocratie, où l’informaticien-ingénieur est roi, où «Big Brother et Big Data» travaillent main dans la main, inséparables compagnons de nos jours et de nos nuits. Pourquoi, au fond, ne pas goûter aux bienfaits de la gouvernance algorithmique? Une traque enfin efficace aux fraudeurs à l’impôt, aux abuseurs des lois sociales et du droit d’asile. Une surveillance sans faille des libérations conditionnelles. La capacité de mettre hors d’état de nuire les déviants au volant avant même qu’ils ne sévissent sur les routes. Aux oubliettes, le code de la route: «Les lois n’auraient nul besoin d’exister si la technologie tout naturellement obligeait au comportement désiré», écrivait encore Hugues Bersini.
L’idée séduit déjà: comme l’ont déjà fait d’autres pays européens, la Belgique introduira en novembre prochain de nouveaux bracelets électroniques, permettant notamment de notifier les victimes de violences conjugales ou familiales d’une transgression de l’interdiction de contact, en fonction de la position de l’auteur des faits. A partir de 2024, la technologie assurera aussi le suivi des jeunes délinquants et des toxicomanes. «C’est un comportement de Big Brother de la part du gouvernement, mais c’est exactement ce dont ces jeunes ont besoin», indiquait la ministre flamande de la Justice, Zuhal Demir (N-VA), à la VRT.
«Au risque d’en choquer beaucoup, je préfère nettement qu’un algorithme m’espionne plutôt qu’un homme. Son degré zéro de conscience me rassure», avançait même Hugues Bersini dans son livre sur l’algocratie. Jusqu’à adopter le contrôle social à la chinoise? Il ne faut jamais dire jamais, rappelait Ike Picone à la Chambre: «Il est clair qu’il existe des différences culturelles entre la Chine et l’Europe. Les Chinois qui vivent sous ce système du crédit social l’acceptent très rapidement et s’y habituent facilement. Dans une certaine mesure, cela se voit aussi en Europe où les gens estiment rapidement qu’il n’est pas si grave de confier des données personnelles à Facebook, parce qu’ils “ne font rien de mal de toute façon”. De la même façon, un Chinois peut penser qu’une personne ayant un score social faible mérite de ne pas bénéficier de certaines facilités. Sans qu’on s’en rende compte, des idées fondamentalement liberticides, antidémocratiques, sont propagées par des gens quasiment à leur insu.»
Alors, où placer le curseur? «L’imperfection de la démocratie et de la liberté est de loin préférable à la prétendue perfection de l’absence de liberté», suggère Leo Neels. «Voici le sujet rêvé de la cybernétique: un homme sans intérieur, calculable et prévisible, ajoute Antoinette Rouvroy. Nous devons arrêter de prétendre être en état de mettre en place une représentation politique parfaite et infaillible: il faut au contraire conserver l’ouverture et l’indécidabilité.»
Il y a tout de même quelques certitudes dans cet océan d’inconnues. En butte à une impopularité et une défiance croissantes, la démocratie actuelle est frappée d’obsolescence programmée. S’il est question de donner davantage la parole au citoyen, la machine s’invitera, elle aussi, dans le débat. «Sans s’en débarrasser complètement, la place du processus parlementaire et électif pourrait être prise par la démocratie participative numérique», commente Hugues Bersini. Ce ne serait qu’une question de temps. D’éducation. L’avenir appartiendra-t-il au codage citoyen? L’expert veut croire en une démocratie numérique fondée sur la participation citoyenne à l’écriture des algorithmes, selon un processus électif, formatif et délibératif. Avec quelques rares politiques légitimement désignés par voie électorale pour veiller aux arbitrages moraux qui échapperont aux algorithmes.
Voilà qui exigera une formation aux technologies du numérique, un solide apprentissage par Monsieur Tout-le-Monde à la démarche algorithmique dès le plus jeune âge. A l’enseignement obligatoire de s’en charger dès maintenant, recommande Hugues Bersini. Au détriment de quelle matière scolaire? L’éducation au libre arbitre, à la citoyenneté, à la littérature? La folle course contre la montre est engagée pour se familiariser sans plus trop tarder avec les technologies du numérique. Pour les apprivoiser plutôt que d’en subir le pire.
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