Théories sur le cerveau: comment démêler le vrai du faux
Cerveau gauche, cerveau droit, cerveau reptilien, neuroplasticité… Albert Moukheiber, docteur en neurosciences cognitives, démêle le vrai du faux.
Le cerveau est l’organe qui fascine le plus. Il est pourtant le plus méconnu du corps humain. Si la recherche progresse rapidement, les sciences cognitives sont relativement nouvelles. «Elles n’ont même pas encore de cadre théorique stabilisé. On parle alors de sciences préparadigmatiques, précise d’emblée Albert Moukheiber, docteur en neurosciences cognitives et psychologue clinicien, dans son dernier ouvrage Neuromania (Allary, 288 p. ). Il subsiste encore beaucoup d’incertitudes.» Ce qui permet une profusion d’interprétations possibles des résultats d’expériences scientifiques et facilite la projection de croyances, voire de contrevérités, quitte à utiliser les neurosciences à tout va –et pas toujours à bon escient.
Coachs, conférenciers et autres auteurs en développement personnel «instrumentalisent» cette discipline, promettant de «vous révéler votre véritable moi», de «vous reconnecter à vous-même», de «vous aider à effacer vos traumas» ou encore de «vous imposer comme un meilleur leader». Des promesses souvent mensongères, des supercheries, prévient Albert Moukheiber, qui n’épargne ni les entreprises qui abusent de «tests cognitifs» infondés scientifiquement ni les médias qui sursimplifient ou déforment sa spécialité.
«Ma discipline est trop souvent utilisée pour mettre en avant des idéologies politiques.»
Un pour tous et tous pour un
Chemin faisant, l’auteur tord le cou à de fausses croyances sur le fonctionnement de notre «boîte noire». Parmi elles, la théorie des deux cerveaux, selon laquelle chaque individu aurait un hémisphère dominant, censé définir des styles de pensée, des compétences, des personnalités, voire des troubles d’apprentissage. Un créatif aurait ainsi un hémisphère droit plus performant, celui-ci étant le siège de l’inventivité, de l’imagination, de l’intuition; un ingénieur, un hémisphère gauche dominant, lieu de la rigueur, de l’analyse, de la raison. Les recherches en laboratoire ont établi que les deux hémisphères sont en communication permanente, via une sorte de pont qui les relie, le corps calleux. Les neuroscientifiques savent aujourd’hui que le cerveau fonctionne de manière distribuée, en réseau, et qu’aucune zone n’est dédiée à tel ou tel rôle. De plus, les différentes aires cérébrales présentent des dépendances entre elles pour contribuer à diverses fonctions. C’est «un pour tous –un même groupe de neurones endosse une multitude de rôles– et tous pour un –plusieurs réseaux cérébraux distincts peuvent produire une même fonction», résume l’expert. Cette dichotomie s’effondre d’ailleurs une fois confrontée à la réalité. «Pour peindre ses visages constitués de fruits, Arcimboldo ne devait-il pas être aussi méthodique, respectueux des principes géométriques et spatiaux, que créatif? A l’inverse, Benjamin Franklin sortant sous l’orage avec son cerf-volant pour étudier la foudre… Il n’y a rien de rationnel là-dedans. La science, c’est beaucoup d’émerveillements, d’imagination.»
Un neuromythe tenace, donc, sur lequel se sont longtemps appuyées les méthodes de développement personnel. Un autre concept, dont le secteur s’empare également et tire profit, est celui du modèle triunique, énoncé dans les années 1960 par le neurobiologiste Paul MacLean. Le cerveau humain se serait construit en trois couches successives au cours de l’évolution: le cerveau reptilien, siège des comportements archaïques liés à la survie (se nourrir, se reproduire, fuir ou combattre), le cerveau limbique, siège des émotions, et le néocortex préfrontal, celui de la raison. En résumé, l’idée est que l’humain redevient frustre quand le cerveau reptilien prend le dessus.
Le concept séduit le monde médical, puis celui de la culture, avant d’être très largement relayé dans les médias et dans les sessions de développement personnel. Mais très (trop) positivement, par ces dernières. Certaines entreprises proposent ainsi à leurs salariés d’effectuer des tests pour identifier leur cerveau dominant. Des méthodes leur sont ensuite présentées pour dompter leur fameux cerveau reptilien et booster leur intelligence adaptative.
La théorie fut pourtant vite invalidée. D’abord, «le cerveau ne s’est pas développé en stades successifs, en strates géologiques superposées, du plus ancien au plus vieux. L’évolution consiste à modifier des structures qui existent déjà, pas à en ajouter de nouvelles. Ensuite, le cerveau humain n’est pas une série de cerveaux séparés, en opposition, mais un tout», insiste Albert Moukheiber.
Une propriété du cerveau fabuleuse… et naturelle
Cela posé, l’auteur dénonce surtout la «neuromania», cette tendance à vouloir tout expliquer par le cerveau, au point que les neuroscientifiques se voient endosser le costume de maîtres à penser, incarnant ceux qui peuvent apporter des solutions validées par la science, et ce, bien au-delà de leurs champs d’action médicaux.
Au cœur de cette fascination pour les pouvoirs du cerveau, un concept: la plasticité cérébrale, une notion formulée au début des années 1960 par l’une des fondatrices des neurosciences, Marian Diamond, qui désigne la capacité du cerveau à créer, à défaire ou à réorganiser les réseaux de neurones face à une situation nouvelle, par exemple lors d’un apprentissage mais aussi après une lésion. Sa malléabilité permet aux fonctions cérébrales de se déplacer ailleurs dans le même hémisphère, ou de passer d’un hémisphère à l’autre. Ainsi une fillette amputée d’une zone déterminante pour l’apprentissage de la lecture à un âge où elle ne savait pas encore lire a pu apprendre à lire: la région de l’hémisphère droit, symétrique de celle qui avait été retirée, s’est chargée de cette fonction qui, normalement, n’est pas de son ressort. C’est la même chose qui se joue dans le cerveau des aveugles de naissance dont les régions visuelles sont recyclées en régions tactiles. Lorsqu’ils lisent le braille avec leurs doigts, ils activent les zones habituellement vouées à la lecture visuelle, les mêmes que celles des lecteurs voyants.
45 milliards
de dollars: c’est ce que représentait le business du développement personnel en 2022. Un montant qui devrait augmenter de plus de 7% entre 2023 et 2032.
«Le cerveau est un organe dynamique qui s’adapte au cours de la vie, les neuroscientifiques le savent depuis longtemps, la « neuroplasticité » vantée aujourd’hui par le développement personnel n’a donc rien de nouveau ni d’exceptionnel», ironise Albert Moukheiber. Pourtant, cette fonction est en train de devenir «une sorte de propriété fabuleuse qu’il nous faudrait apprendre à maîtriser pour en tirer tous les bénéfices. Cette neuroplasticité devient le tremplin de toutes sortes de promesses: capacités cognitives augmentées, accélérées, efficience maximisée, créativité potentialisée…»
«La “neuroplasticité” vantée aujourd’hui par le développement personnel n’a rien de nouveau ni d’exceptionnel.»
Que révèle cette neuromania? Derrière cette mise en avant de la plasticité cérébrale, les sociologues voient l’un des plus puissants idéaux de notre société néolibérale, celui d’un individu autonome qui peut exploiter son potentiel et s’améliorer sans cesse. «L’instrumentalisation des neurosciences pour pousser à l’individualisme, vers une sorte de néolibéralisme débridé où le problème serait toujours « en vous », me gêne. Ma discipline est trop souvent utilisée pour mettre en avant des idéologies politiques.» Autrement dit, une espèce de tour de passe-passe: utiliser les capacités cérébrales comme une baguette magique pour faire porter la responsabilité de sujets sociétaux et complexes sur des comportements individuels.
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Dès lors, de nombreux neuroscientifiques appellent eux-mêmes à se méfier de cette hégémonie. Albert Moukheiber, l’un des plus exposés du moment, pointe cette autre tendance, celle de percevoir «le cerveau comme isolé du monde, alors que le cerveau est dépendant du contexte et de l’état du corps». Bref, l’humain n’est pas qu’un cerveau.
Deux histoires de clous
N’en déplaise à Elon Musk, «le cerveau dans la Matrice, dans un bocal, ça ne marche pas!, cadre Albert Moukheiber, docteur en neurosciences et psychologue clinicien. Le cerveau est un organe prédictif. Il hallucine le monde tout le temps de manière contrôlée, à partir de règles apprises.»
Pour étayer son propos, il livre deux cas cliniques étonnants. Le premier présente un ouvrier qui s’est enfoncé un clou dans la chaussure. Il hurle de douleur, à tel point que les urgentistes doivent le sédater lourdement pour retirer le clou. Une fois le patient endormi, les médecins ôtent la chaussure et… rien, aucune blessure: le clou est passé entre les orteils! Le second patient, lui, a un clou de plusieurs centimètres dans le crâne mais ne s’en était pas rendu pas compte et n’en souffrait pas.
Pendant longtemps, en effet, la croyance générale était que nos sens sont strictement bottom-up, c’est-à-dire qu’ils perçoivent le monde extérieur et font remonter l’information au cerveau. En réalité, cela va dans les deux sens, donc aussi top-down. «Le cerveau, par exemple, met en place des processus prédictifs de la douleur et quand il y a un effet d’anticipation, on peut ressentir une douleur inexistante ou au contraire ne pas la ressentir», décrypte le spécialiste. Tout ne se passe pas que dans la tête ou que dans le corps, mais, tout se passe dans les deux.
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