Pourquoi l’accès à la science se paie (trop) cher (Enquête)
En pleine crise sanitaire, les scientifiques lancent un appel à rendre les études disponibles au plus grand nombre, sans contrainte. Car aujourd’hui, l’accès à la science se paie cher. Un système pervers, voire néfaste.
Il aura fallu plusieurs semaines avant que Sciensano, l’Institut scientifique de santé publique, n’ouvre totalement ses données concernant la pandémie du Covid-19. Jusque-là, les scientifiques et chercheurs devaient se contenter de celles que l’organisme jugeait bon de rendre publiques. Difficile pour eux d’affiner leurs modèles et de travailler sur ce maudit coronavirus. En dépit de ce geste d’ouverture, la crise a mis en lumière un problème récurrent auquel sont confrontés les chercheurs partout dans le monde : le libre accès aux résultats scientifiques. Dans les maisons d’édition aussi, il a fallu du temps avant que la littérature liée au coronavirus ne soit proposée en accès libre. Bernard Rentier, l’ancien recteur de l’ULiège, avait pu le constater au début de la crise. Un livre qu’il avait publié il y a trente-cinq ans, et qui contenait un chapitre consacré aux coronavirus, était vendu plus de 100 euros par Springer Nature, » alors qu’il suffit de le télécharger « , s’étonne-t-il. » Même le chapitre seul était vendu 30 euros. » A propos de la mise en accès libre, le virologiste reste prudent sur les intentions des maisons d’édition. » C’est du show « , assène-t-il. Aujourd’hui, et malgré cette avancée dictée par les circonstances, le modèle dans lequel est ancrée la publication scientifique reste bancal… ou bankable, si on est une maison d’édition.
Un marché juteux
A l’ULiège, les différentes bibliothèques sont abonnées à environ 10 000 titres pour un coût annuel de plus de trois millions d’euros. » Parmi toutes ces revues, certaines ne sont lues par aucun chercheur. On doit acheter des bouquets alors qu’avant, on sélectionnait les titres qui nous intéressaient. On était abonné à 150 ou 200 revues de chez Elsevier contre plus de 2 000 aujourd’hui, pour un surcoût limité « , pointe Paul Thirion, le directeur général des bibliothèques de l’ULiège. En France, le montant négocié au niveau national grimpe à 200 millions d’euros.
Pour les jeunes chercheurs, boycotter les éditeurs peut briser leur carrière.
La maison d’édition Elsevier, leader du marché (16 % des revues scientifiques éditées dans le monde) avec des titres aussi réputés que The Lancet ou Cell, a engrangé des revenus de près de 8,5 milliards d’euros en 2018, pour un bénéfice après impôts de 2,6 milliards d’euros. Tout cet argent est pris à la recherche et sert principalement à enrichir les actionnaires des maisons d’édition. Investir dans ce secteur est extrêmement rentable. Elsevier réalise entre 30 et 40 % de bénéfices sur son chiffre d’affaires. A titre de comparaison, Apple est à 21 %… » Il n’y a que le marché de la drogue qui fait mieux « , ironise Bernard Rentier.
En rachetant et fusionnant à tour de bras dans les années 1980 et 1990 les quelques maisons d’édition – les publishers – qui dominent aujourd’hui le marché ont constitué un oligopole. Elsevier dispose ainsi d’un chiffre d’affaires quatre ou cinq fois supérieur à celui du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en France, le plus gros institut de recherche public d’Europe…
Un système de cartel
Au-delà des prix pratiqués par les publishers, c’est le système en entier qui perd de son sens et qui s’inscrit dans une pratique, au mieux anachronique, au pire malsaine. D’un système où proposer un article pour publication ne coûtait rien au chercheur et où le publisher se rémunérait en vendant un abonnement, on est passé à un système où le chercheur (mais plus souvent l’institution qui l’emploie) doit payer (entre 150 euros et 5 400 euros selon la revue chez Elsevier) pour publier son article. Un système qui porte le nom d’ open access gold. Pire, en payant pour être publié, les chercheurs doivent encore trop souvent abandonner leurs droits d’auteur au publisher. Une fois publié, l’article appartient en exclusivité à la maison d’édition qui peut, grâce à cela, le revendre aux chercheurs. On assiste donc à une privatisation de la connaissance créée grâce à de l’argent public.
Si on comprend que les publishers organisent la publication et le peer reviewing, la relecture faite par d’autres chercheurs, mais sans que le publisher ne les paie pour effectuer ce travail difficile et essentiel qui garantit la validité des recherches publiées, les tarifs en vigueur n’ont pas de sens à une époque où la majorité des articles sont publiés sur Internet et mis en pages directement par les chercheurs eux-mêmes. Nous avons tenté de contacter Elsevier, sans succès.
» On fait face à des abus de position dominante et à la privatisation des résultats de la recherche scientifique. Les quelques publishers commerciaux qui dominent le marché se sont accordés pour préserver ce modèle archaïque, hérité du temps de l’imprimerie, et continuer à faire d’énormes profits alors même que leurs coûts de production diminuent grâce à l’édition numérique. On peut véritablement parler d’un cartel « , épingle Marie Farge, directrice de recherche émérite au CNRS dans le domaine des mathématiques.
Cela soulève de graves problèmes éthiques. Sans argent, un chercheur ne peut plus publier. Et si le privé lui vient en aide, il risque de perdre en indépendance.
Des chercheurs pris en otages ?
Mais boycotter les éditeurs est-il si simple ? Se mettre en retrait du système ne constitue-t-il pas un risque pour les chercheurs ? » Pour les jeunes chercheurs, c’est compliqué. Ça peut briser leur carrière « , confie Paul Thirion. Ceux-ci sont soumis à une pression intense des milieux académiques avec comme mot d’ordre : publier ou périr. C’est en effet la propension à publier, et si possible dans des revues réputées (celles qui ont un facteur d’impact élevé), qui fera avancer la carrière des scientifiques… et leur apportera plus facilement des financements ainsi qu’à ceux qui les emploient.
Cette manière de fonctionner est bénéfique pour les publishers puisqu’ils se trouvent au coeur de cette ronde sans fin. Les revues réputées attirent les chercheurs dont les études améliorent la réputation. En parallèle, elles sont les plus lues et peuvent donc négocier des tarifs à la hausse chaque année. Ce modèle est néanmoins remis en question. » Evaluer les chercheurs sur la base du facteur d’impact des revues est pervers « , affirme Paul Thirion. » On part du principe que les études publiées dans les revues qui ont un facteur d’impact élevés sont très bonnes. Or, les études qui sont très citées sont minoritaires. La majorité n’est jamais citée. »
» L’orgueil humain fait que les chercheurs ont envie de publier dans les meilleures revues. Et ça, les publishers le savent et en profitent, poursuit Bernard Rentier. C’est de l’élitisme, du snobisme. » L’ancien recteur estime que les chercheurs s’enferment donc eux-mêmes dans une prison. » Et on doit militer pour les en sortir. » Il faut absolument revoir, selon lui, la manière d’évaluer les chercheurs, coeur du problème. En d’autres termes, il faut abandonner le système des facteurs d’impact, quitte à rendre l’évaluation des chercheurs plus compliquée. Et c’est là que l’ open access prend tout son sens.
La science comme bien public
Les pratiques commerciales et de lobbying (jusqu’au coeur du Conseil européen) d’Elsevier commencent toutefois à déranger dans le milieu scientifique. Depuis 2012 et un article du mathématicien britannique Tim Gowers sur son blog annonçant son intention de boycotter le publisher, des chercheurs se sont réunis pour manifester contre sa mainmise et ont lancé le mouvement appelé » le coût de la connaissance « .
Pour Marie Farge, à l’initiative du mouvement avec Tim Gowers et une trentaine d’autres mathématiciens, » les chercheurs produisent des idées qui ne peuvent pas être considérées comme des marchandises. En effet, quand un chercheur donne une idée, il ne la perd pas. Il n’a donc pas besoin d’être compensé comme c’est le cas pour un bien matériel. De plus, si on ne partage pas nos idées, elles sont perdues. La connaissance scientifique n’a de valeur que si elle est partagée. »
Il faut revoir la manière d’évaluer les chercheurs.
C’est là qu’on retrouve l’idée que la science est un bien commun, que les connaissances créées grâce à de l’argent public doivent être publiques. » Cela relève du caractère moral « , martèle Bernard Rentier. L’un des moyens pour les chercheurs de s’affranchir du diktat des publishers, c’est de jouer la carte de l’ open access. Avec l’avènement d’Internet et du Web, la création de plateformes en ligne, accessibles au plus grand nombre, ouvrait de grandes perspectives. Il semblait désormais possible de se passer des publishers. Aujourd’hui, il existe trois modèles d’ open access : le gold, le green et le diamond.
Le gold, on l’a dit, est le système soutenu par les publishers, où les auteurs doivent payer ceux-ci pour que leurs articles soient publiés. C’est quand les maisons d’édition ont compris qu’elles allaient perdre la guerre de l’ open access (et donc leurs énormes profits) qu’elles ont décidé de s’y engouffrer. » Mais en pervertissant le système « , glisse Bernard Rentier. » C’est une manière pour elles de conserver d’importants bénéfices. »
Le green utilise des plateformes institutionnelles (par exemple, Orbi à l’ULiège, Dial à l’UCL, DI-fusion à l’ULB, ArXiv, Zenodo au CERN…) où les chercheurs déposent eux-mêmes la version » auteur » de leurs articles, avant de les envoyer à une revue, ou une fois qu’ils ont été publiés dans une revue mais à condition que le publisher les y autorise. Si ce n’est pas le cas, il est cependant aisé de demander aux auteurs leur version de leur article. » C’est un système intéressant pour la transition « , juge Marie Farge.
Reprendre le contrôle
La transition vers le diamond, un modèle qui va beaucoup plus loin dans le concept d’ open access, commence à se développer, en particulier en France. » Pour quitter le modèle classique, on se devait de proposer une alternative « , signale celle qui est à l’origine du terme. » L’idée est que le journal n’appartient plus au publisher mais au comité éditorial (composé des chercheurs qui ont la charge du peer reviewing), que les institutions publiques qui subsidient la recherche financent également les plateformes de publication, et que les auteurs conservent leurs droits d’auteur et mettent leurs articles sous la licence creative commons CC-BY (NDLR : partage libre tant que le nom de l’auteur est mentionné). Les chercheurs doivent reprendre le contrôle de la manière dont leurs articles sont diffusés. »
Le chemin vers une science totalement ouverte est encore long car les publishers font tout pour que les chercheurs ignorent les profits exorbitants qu’ils font sur leur dos. De plus, nombre d’entre eux sont encore de la vieille école, trop attachés au prestige des revues traditionnelles qui appartiennent aux publishers, pour publier dans des revues en diamond open access. Mais les partisans de l’ open access en sont convaincus, » un jour, on se demandera comment on a pu fonctionner dans un tel système pendant si longtemps. Quand nous aurons un vrai système, fluide, il est clair qu’on comprendra qu’on était dans un modèle obsolète « , note Bernard Rentier.
Mais la crise sanitaire que nous traversons devrait permettre d’accélérer ce processus. On peut toutefois regretter qu’il faille que l’humanité soit au pied du mur, confrontée à un nouveau virus contre lequel elle doit d’urgence trouver des armes, pour qu’elle se rende compte de l’absolue nécessité du partage et de la libre circulation du savoir scientifique.
Par Julien Denoël.
L’ULiège s’est lancée dans l’ open access green en créant, dès 2007 et sous l’impulsion de Bernard Rentier, la plateforme Orbi. » On a été l’un des pionniers en imposant à tous nos chercheurs de déposer leurs textes, même si ceux-ci sont toujours sous embargo. La différence est qu’on a lié nos procédures d’évaluation internes uniquement à ce qui était publié sur Orbi. Tout le reste, même dans les revues les plus prestigieuses, n’existait plus « , expose l’ancien recteur. Liège a fait des émules puisque le Portugal et le Luxembourg ont suivi la même voie.
» On pensait que les chercheurs allaient hurler contre ce nouveau système « , s’amuse Paul Thirion, le directeur général des bibliothèques de l’ULiège. Mais c’est tout le contraire qui s’est produit. Aujourd’hui, 90 % des chercheurs liégeois jouent le jeu et y voient une vraie valeur ajoutée à leur travail. Chaque année, ce sont trois à quatre millions d’articles qui sont téléchargés de partout sur la planète. » Et le nombre de citations des auteurs a également été multiplié par deux. Ça ouvre des portes dans le monde « , sourit Bernard Rentier.
Liège a également développé un deuxième portail, réservé lui aux mémoires des étudiants : MatheO (Master Thesis Online). » Aujourd’hui, il y en a 7 000. Cela offre une visibilité supplémentaire aux étudiants « , se réjouit Paul Thirion.
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