Peinture, littérature, musique… Comment l’intelligence artificielle s’essaie aux arts majeurs
Avec quelques réussites et d’énormes fautes de goût.
Le clavier électronique est branché à un ordinateur. La séance d’écoute peut commencer. D’abord une musique de film à suspense, puis un reggae, suivi d’un blues. Les morceaux s’enchaînent. » Bluffant, non ? s’extasie Philippe Guillaud, cofondateur de MatchTune, qui nous accueille dans les locaux de sa start-up parisienne. Je mets au défi n’importe quel musicien de deviner qu’il s’agit d’oeuvres créées par des machines ! » Les trois extraits – générés le temps d’un battement de cils par un logiciel – semblent en effet tirés d’un catalogue professionnel : structure impeccable, arpèges qui claquent… Le chef d’entreprise nous confie son secret : » Nous possédons une base de données constituée de musiques générées par des humains. L’intelligence artificielle (IA) pioche dedans. Elle triture et assemble les enregistrements. A partir d’un seul d’entre eux, elle peut créer plusieurs milliers de variations. » Et ce n’est pas tout : l’interface développée par MatchTune permet d’insérer un climax (pic d’intensité) à l’endroit désiré. Tout se règle en quelques clics sur l’écran. Avec un tel outil, un compositeur de la trempe d’Hans Zimmer (Gladiator, Pirates des Caraïbes) pourrait très bien arrêter de travailler et confier ses futures productions à une machine. » Personne n’en saurait rien ! » s’amuse Philippe Guillaud.
Pour un tableau edmond de belamy créé, combien Finissent à la poubelle ?
Décidément, l’IA n’en finit pas de nous surprendre. On la savait stratège au point de battre les meilleurs joueurs d’échecs ou de go. On s’émerveillait devant sa capacité à repérer des tumeurs cancéreuses sur des radiographies. Et voilà qu’elle devient créative. Peinture, musique, écriture… Ses lignes de code s’attaquent même à tous les styles ! Un jour, une IA se lance dans la production d’un scénario de film de science-fiction. Le lendemain, une autre imagine des slogans publicitaires pour une banque ou réalise des toiles à la manière de peintres célèbres. » Rien d’anormal à cela. Il a toujours existé un lien étroit entre l’art et la technologie « , souligne Dominique Moulon, commissaire de l’exposition Human Learning. Ce que les machines nous apprennent, qui commencera le 4 février au Centre culturel canadien, à Paris.
Tout de même. Nombre d’entre nous croyaient que la créativité restait le propre de l’homme. Ce trait distinctif constituait même un rempart contre l’automatisation rampante de notre société. Raté. » Au départ, l’IA possédait des capacités limitées. Ses performances artistiques n’étaient pas très probantes. Mais, au fil du temps, elle s’est largement perfectionnée « , constate Nozha Boujemaa, directrice de l’innovation chez Median Technologies. Aujourd’hui, les algorithmes combinent plusieurs styles artistiques. Ils sont capables de surprendre, de créer des oeuvres qui n’existaient pas, ce qui correspond bien à une forme de créativité.
Les réseaux antagonistes génératifs (les GAN, generative adversarial networks) excellent dans ce genre d’exercice. Il s’agit de couples d’algorithmes qui interagissent et apprennent l’un de l’autre. Le premier – le générateur – crée des oeuvres à partir d’une base de données (sonore, visuelle ou textuelle) tandis que le second – le discriminateur – juge si le résultat est suffisamment réaliste. Le fameux tableau Edmond de Belamy, adjugé aux enchères pour 432 500 dollars en 2018, est né de ce procédé. » Il ne s’agit pas d’une simple copie de quelque chose qui existe, ou d’une moyenne réalisée à partir de plusieurs milliers de tableaux. C’est une oeuvre nouvelle, une toile unique. Si vous faites tourner l’algorithme plusieurs fois à partir du même jeu de données, vous n’obtiendrez pas deux résultats identiques « , affirme Hugo Caselles-Dupré, l’un des créateurs du tableau.
En 1850, la photographie aussi était décriée…
» L’IA dite symbolique, une autre approche qui repose sur des règles et non pas sur de gros volumes d’images, de textes ou de sons, donne, elle aussi, des résultats intéressants « , précise Philippe Esling, professeur à l’Institut de recherche et coordination acoustique-musique. Sur son ordinateur, le chercheur détaille quelques projets menés au sein de son établissement. Ici, l’IA comble les trous entre deux partitions musicales complètement différentes. Là, elle imite des sons (cloches ou cris d’animaux) en utilisant des combinaisons d’instruments. Plus spectaculaire encore, elle crée son propre opéra avec solistes et orchestre ! Les puristes crieraient au scandale en écoutant cet ersatz aux paroles incompréhensibles. Mais on peut voir dans ces expériences un parallèle avec l’arrivée de la photographie au xixe siècle. » Au début, les gens disaient : « C’est flou, ce n’est pas de l’art. » Et puis cela a fini par changer. On assiste sans doute à la même chose pour l’IA « , pense Dominique Moulon.
Pour l’heure, les défauts de cette technologie l’emportent souvent sur ses qualités. Même s’ils sont capables de fulgurances, les algorithmes tombent facilement dans l’abstrait, l’incompréhensible. » Inutile de leur demander de casser les codes comme Pablo Picasso le faisait en son temps, ils en sont incapables actuellement « , fait remarquer Nozha Boujemaa. » En musique, par exemple, il est difficile pour l’IA de produire quelque chose de consistant dans la durée « , reconnaît Philippe Esling. Pour illustrer son propos, le chercheur lance la vidéo d’un concert expérimental : sur scène, un saxophoniste improvise face à un système sophistiqué d’IA qui lui donne la réplique en temps réel. La première partie impressionne : la machine répond du tac au tac. Elle surprend même le musicien en lui proposant des séquences dignes d’un vrai jazzman. Mais, à mesure que le temps s’écoule, la musique qu’elle produit devient moins cohérente. L’IA » part dans tous les sens « .
Des limites équivalentes s’observent dans la génération de textes ou de peintures. Pour un tableau Edmond de Belamy créé, combien finissent à la poubelle ? Et, à y regarder de près, le résultat final reste loin, très loin d’un tableau de Monet. » Nous assistons avec l’IA à un glissement vers l’abstrait et le surréalisme « , analyse avec malice Janelle Shane, chercheuse et conférencière américaine. Côté littérature, cette technologie peut être efficace pour générer les premières phrases d’un roman. Mais il est difficile de lui en demander beaucoup plus. » Les écrits longs issus de machines manquent de cohérence, confirme Gilles Moyse, dirigeant de ReciTAL, une société spécialisée dans la compréhension et la génération de textes. Au bout d’un certain nombre de mots, l’IA se comporte comme un moulin à paroles. Cela ne veut pas dire qu’elle ne peut pas progresser. Bientôt, on pourra la guider, en lui indiquant, par exemple, la trame principale, le nombre de chapitres, l’emplacement des scènes fortes, les traits principaux des personnages… L’IA n’aura plus qu’à mettre tout cela en scène « , imagine le chef d’entreprise.
En tout cas, nous sommes encore loin d’une machine intelligente, capable d’élaborer des projets artistiques de manière autonome. En créant les données ou les règles dont s’inspirent les algorithmes et en sélectionnant le résultat final, l’humain garde la maîtrise d’une bonne partie du processus créatif. » Sans lui, l’IA serait incapable d’imaginer quoi que ce soit « , confirme Janelle Shane. » La collaboration entre l’homme et la machine va tout de même nous permettre d’atteindre des zones créatives jusque-là inaccessibles « , affirme Philippe Esling. L’expert donne l’exemple du jeu de go. En 2016, l’IA battait le champion sud-coréen Lee Sedol en inventant un nouveau coup. Désormais, ce mouvement fait partie des stratégies utilisées par les joueurs humains.
L’IA ne va pas seulement nous inciter à penser différemment. Elle pourrait aussi débrider la créativité de M. Tout-le-monde, car les outils numériques nécessaires sont de plus en plus faciles d’accès. » Aujourd’hui, il suffit de siffler un air devant son écran. Un programme se charge ensuite d’écrire la partition et de la jouer au violon « , explique Philippe Esling. » Certains GAN sont d’ores et déjà en accès libre sur Internet « , ajoute Dominique Moulon. Les artistes en herbe n’ont plus qu’à s’en saisir pour créer les oeuvres de demain. Reste à savoir qui les signera : l’homme ou la machine ?
Par Sébastien Julian.
Le côté créatif de l’IA intéresse de plus en plus les grands groupes (aéronautique, banque, high-tech…). En quelques secondes, celle-ci peut proposer des milliers de solutions pour concevoir une pièce d’avion, une chaise, ou pour choisir l’emplacement des futurs bâtiments sur un campus. » Un peu comme les voitures autonomes, nos outils de création possèdent un degré de liberté élevé sans pour autant exclure l’humain de la boucle « , explique Philippe Laufer, directeur général de la marque Catia chez Dassault Systèmes. » On laisse le logiciel explorer, puis on réduit le champ des possibles à l’aide de curseurs, confirme Fikret Kalay, responsable d’équipe chez Autodesk. Le résultat obtenu est parfois très organique, car l’IA enlève la matière là où elle n’est pas nécessaire. Ce n’est pas quelque chose que l’oeil humain a l’habitude de voir. Cela pose d’ailleurs certains problèmes du point de vue de la fabrication, note encore Fikret Kalray : » Afin de faciliter la production en série de certains objets, il faut parfois s’éloigner des propositions des algorithmes et ajouter de la matière ! »
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