Pandémie, récession: l’intelligence artificielle, source d’espoir ?
L’intelligence artificielle peut nous aider à sortir du confinement, mais aussi à nous protéger des épidémies et des crises économiques à venir. Faut-il en avoir peur ? Ou au contraire miser sur son développement, sans sacrifier nos valeurs ?
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Le nom de la start-up canadienne a fait le tour du monde, aussi rapidement que le coronavirus lui-même. Créée par l’épidémiologiste et professeur en médecine à l’université de Toronto Kamran Khan, BlueDot a lancé une alerte, dès le 30 décembre dernier, sur le risque d’épidémie de cas inhabituels de pneumonie dans la région de Wuhan, en Chine. C’était neuf jours avant le premier bulletin d’information publié par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sur un » nouveau coronavirus « . Mais comment cette petite entreprise de 40 personnes – vétérinaires, épidémiologistes, médecins, ingénieurs, experts en data, programmateurs – a-t-elle réalisé ce tour de force ? La réponse tient en deux lettres : IA.
Au-delà du coronavirus, le secteur de la santé en général est concerné par l’IA.
Depuis six ans, BlueDot ( » point bleu « , en français, comme la Terre vue de l’espace) traque la propagation des maladies infectieuses sur la planète grâce à la technologie de l‘intelligence artificielle. L’algorithme de la start-up compile et analyse, 24 heures sur 24, les infos provenant de centaines de milliers de sources, organismes publics de santé, médias, données de trafic aérien, rapports sur les stocks de médicaments, statistiques démographiques… Elle avait ainsi déjà prédit avec succès, en 2016, que le virus Zika allait se répandre en Floride et au Brésil et, en 2014, qu’Ebola s’échapperait d’Afrique de l’Ouest. Pour le Covid-19, elle a anticipé, sans se tromper, les villes qui seraient contaminées en premier : Hong Kong, Tokyo, Singapour, Séoul…
» Si nous misons sur ce type d’intelligence artificielle en la généralisant, le coronavirus sera la dernière pandémie que le monde connaîtra « , assure Badr Boussabat. Cet économiste (UCLouvain) et politologue (UNamur) vient de publier un livre fouillé sur ce thème (1), préfacé par Bruno Colmant. Il explique que l’intelligence artificielle a permis de développer d’autres applications importantes dans le cadre du coronavirus. Exemple : la filiale informatique du géant de l’e-commerce Alibaba a mis au point un algorithme de diagnostic du virus sur les scanners thoraciques, avec un taux d’exactitude de 97 % et une rapidité 50 à 60 fois supérieure à la détection humaine.
L’IA s’avère également essentielle pour accompagner le déconfinement de manière astucieuse en permettant de détecter ou de géolocaliserà tout moment le risque de contamination. » Grâce à cette technologie de tracking, Hong Kong a pu contenir l’épidémie quasi sans confiner ses 7,5 millions d’habitants, constate Boussabat. Seules les écoles ont été fermées et, bien sûr, les gens portent un masque en rue. »
La crise actuelle, moment clé pour l’IA
Au-delà du coronavirus, le secteur de la santé en général est concerné par l’IA. Dès le début de son ouvrage, Badr Boussabat signale que, l’an dernier, une entreprise américaine a eu recours à l’IA en élaborant un médicament contre la fibrose en moins de cinquante jours, là où un laboratoire puissant aurait eu besoin d’une décennie. Toujours en 2019, un algorithme de recherche a créé le premier vaccin antigrippe grâce à l’intelligence artificielle, plus efficace et moins cher que les vaccins classiques. Des spécialistes de cette nouvelle technologie prédisent que, d’ici à 2025, la quantité de données dans nos dossiers médicaux va exploser et permettre, grâce aux corrélations engendrées par l’IA, un développement plus ambitieux de la médecine, en particulier épidémiologique. » Il est même probable, si nous réussissons à combiner le big data et l’intelligence artificielle, qu’un jour nous puissions éradiquer toutes les maladies, grâce à leur prédiction précoce « , affirme Badr Boussabat.
L’IA, espoir pour nos sociétés frappées de plein fouet par la crise sanitaire ? L’économiste, qui a effectué de nombreuses missions en Chine, en Corée, au Japon, en est persuadé. La plupart des pays asiatiques ont déjà une guerre d’avance. Les Etats-Unis aussi. En février 2019, Donald Trump a signé un executive order faisant de cette technologie d’avenir une priorité absolue du gouvernement, afin d’en accélérer le développement dans tous les domaines. » La double crise sanitaire et économique constitue un véritable moment clé pour développer l’intelligence artificielle en Europe « , avance Badr Boussabat pour qui, au-delà de la santé, cette révolution technologique recèle des promesses de croissance économique encore insoupçonnées.
Prédire les krachs financiers
En effet, dans ce qu’on appelle le capitalisme cognitif, basé sur l’économie du savoir, de la connaissance ou de l’immatériel, la création de richesses repose sur une matière première inépuisable : l’information. Contrairement au capitalisme marchand dont la production puise dans les ressources terrestres. L’information, la donnée, le big data, c’est justement ce à quoi carbure l’IA qui ne se résume pas à la robotisation, loin de là. Ces données, travaillées perpétuellement, permettent à Netflix de prédire nos envies de films et séries ou à n’importe quelle entreprise d’optimiser sa chaîne logistique, de cibler ses clients, d’éviter les pannes et d’économiser de l’énergie, pour ne citer que quelques exemples.
» Or, aujourd’hui, les données dont disposent les entreprises elles-mêmes sont très mal exploitées, souvent parce qu’elles ne disposent pas des outils pour les traiter « , note Badr Boussabat. La société de conseil en IA pour entreprises Luciworks, basée à San Francisco, estime que plus de sept milliards de dollars de données sont générés chaque jour dans le monde, mais que la plus grande partie tombe dans les oubliettes de la dark data, toutes ces informations disponibles qui ne sont pas utilisées ou traitées. Un vrai gâchis, selon l’économiste de l’UC- Louvain, d’autant que c’est également grâce à ces données que l’intelligence artificielle peut offrir des prédictions à grande échelle, notamment pour prévenir une crise financière, sans l’éviter à 100 % mais en la modérant. Si la majorité des entreprises disposaient d’algorithmes de prédiction de leurs risques de liquidités et de production, cela permettrait de réduire le risque collectif, au-delà de l’individuel.
Destructrice d’emplois ?
Alors, qu’est-ce qu’on attend pour mettre le paquet sur cette technologie prometteuse ? En Europe surtout, où l’on a raté le premier train de l’IA, cette dernière a toujours mauvaise presse. Ses détracteurs restent légion. Première crainte : la robotisation et les algorithmes ne vont-ils pas dévorer de nombreux emplois ? » A chaque révolution technologique, on pense que celle-ci va supprimer le travail, on a du mal à s’imaginer les emplois qui seront créés, relève Badr Boussabat. On ne visualise que ceux qui seront perdus. En réalité, l’IA affranchira les individus des professions routinières, souvent sources de burnout, et fera naître de nombreux autres métiers. »
L’OCDE fait les mêmes prédictions. Et, dans un récent numéro, le mensuel Sciences et avenir affirmait même que l’intelligence artificielle allait recruter par millions sur la planète. Des ingénieurs en informatique , en nombre : il en faudra dans tous les domaines d’activités et pas seulement chez Uber ou Airbnb. Mais aussi des contrôleurs pour encadrer les futures voitures autonomes (un peu comme les contrôleurs aériens), du personnel de maintenance, des community managers (un job déjà en pleine expansion) pour gérer les contacts avec les clients sur les réseaux sociaux, des formateurs, des marketeurs, des commerciaux… L’IA ne supprimerait pas le travail. Elle ne pourrait remplacer un plombier, par exemple. Elle permettrait de privilégier, par ailleurs, les métiers de relations humaines. De plus en plus, les jeunes devront choisir leurs études en fonction des métiers amenés à devenir automatisables ou non.
Entreprises européennes corsetées
Une autre crainte est celle de l’utilisation de nos données et du non-respect de leur anonymisation. Au sein de l’Union européenne, qui nourrit des valeurs spécifiques en matière de vie privée, comme l’a récemment rappelé le commissaire Thierry Breton, on y veille déjà de manière assez stricte. Depuis 2016, le Règlement général sur la protection des données (RGPD) est censé protéger les consommateurs contre un usage abusif des données qu’ils ont cédées aux entreprises. Cette réglementation est contraignante pour les entreprises – en particulier les petites – qui doivent obtenir le consentement de leurs clients (souvent par mail) pour utiliser leurs données. Ni leurs homologues asiatiques ou américaines ne connaissent un tel cadre réglementaire qui augmente le coût de l’entrée sur le marché de l’IA.
» Le RGPD n’est peut-être pas le meilleur des systèmes de protection car il étouffe les talents européens en intelligence artificielle, considère Badr Boussabat. Bien sûr, il faut garantir la stricte confidentialité des données, dont les infos médicales personnelles à l’égard des assureurs. C’est évident. Mais il y a d’autres moyens que le RGPD. » L’économiste propose de réfléchir à une Charte universelle protégeant le » consutoyen » (citoyen consommateur), qui baliserait l’anonymisation des données dont chaque Etat serait le garant sévère. Cette charte lierait les secteurs publics et privés amenés à collaborer davantage pour développer l’IA et la rendre accessible à tous, entre autres via l’éducation que l’intelligence artificielle peut aussi accompagner pour réduire les inégalités. Utopique tout cela ?
Dans son livre au succès planétaire fulgurant Sapiens, le célèbre historien Yuval Noah Harari écrivait déjà, en 2012, à la fin de son chapitre sur le capitalisme, qu’après la crise financière de 2008, les Etats et les banques avaient fait tourner la planche à billets pour maintenir la croissance, injectant des billions de dollars, d’euros, de yens dans le système, en espérant qu' » hommes de sciences et ingénieurs trouvent quelque chose de vraiment géant avant que la bulle n’explose « . » Tout dépend des gens dans les labos « , ajoutait-il. Et de citer la biotechnologie et l’intelligence artificielle. Avant de conclure que si les labos ne répondaient pas à ces attentes, nous irions au-devant de temps très rudes.
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