« Nous rendrons Ariane 6 encore plus compétitive »
Ariane 6 pourra-t-elle répondre à la concurrence intense de SpaceX et Blue Origin, les grands rivaux américains ? Le lanceur polyvalent européen « évoluera », assure André-Hubert Roussel, PDG d’ArianeGroup.
Le vol inaugural d’Ariane 6 est prévu au second semestre de 2020 et les premiers lanceurs de série devraient sortir de vos usines début 2021. Ce calendrier sera-t-il respecté ?
C’est le sprint final. Nos usines sont prêtes. Nous sommes déjà en train d’intégrer les éléments principaux du premier lanceur et nous avons démarré dans toute la chaîne industrielle la production de série des 14 premières Ariane 6, qui voleront entre 2021 et 2023. La nouvelle fusée, plus polyvalente qu’Ariane 5, a été développée en cinq ans, un temps record. Je rappelle qu’il a fallu dix ans à SpaceX pour mettre au point sa Falcon 9, dont le moteur était pourtant déjà existant, alors que ceux d’Ariane 6 ont connu des évolutions considérables. Nous disposons d’une nouvelle version du moteur Vulcain, d’un nouveau moteur d’étage supérieur Vinci et de nouveaux boosters communs à Ariane 6 et à son petit frère Vega, dont le premier vol aura lieu, lui aussi, l’an prochain.
La Cour des comptes française a égratigné Ariane 6 : la fusée serait » trop conventionnelle « . Elle ne serait qu’une « réponse transitoire » à la concurrence de SpaceX et, bientôt, de Blue Origin. Le nouveau lanceur européen serait-il déjà dépassé ?
Depuis que SpaceX a réussi à développer des fusées partiellement réutilisables, on ne cesse de me demander pourquoi les Européens n’ont pas opté pour un premier étage récupérable, afin de réduire les coûts d’accès à l’espace. Tous nos calculs indiquent que de tels lancements ne sont pas rentables si nous n’avons pas plus de quinze tirs dans l’année. Or, en 2018, il y a eu 11 lancements européens, pour 35 aux Etats-Unis. Le marché européen est plus petit que le marché américain. Les clients institutionnels représentent 70 % des tirs américains, alors que moins de 50 % des tirs européens sont des commandes publiques. Par ailleurs, la structure de coûts des fusées réutilisables pose question : pour pouvoir récupérer des éléments de fusée, il faut brûler du carburant et recourir à des technologies de guidage sophistiquées, donc coûteuses. Il faut aussi remettre en état et nettoyer les parties récupérées avant réutilisation. Pour tout vous dire, nos clients ne nous réclament pas des fusées réutilisables : leur souci est d’envoyer leurs satellites sur orbite au moindre coût. Le nôtre est d’avoir un accord qui obligerait les pays européens à sélectionner un lanceur européen pour leurs satellites. On y viendra petit à petit, même si l’Allemagne, le Luxembourg et d’autres ont signé avec SpaceX.
Ariane 6, dont le développement a été décidé fin 2014, était le bon choix technologique ?
Ses performances répondent aux exigences du cahier des charges établi il y a cinq ans. Elles sont même supérieures à ce qui était demandé. Grâce à ses deux versions, 62 et 64, et à son moteur Vinci réallumable, Ariane 6 est une fusée polyvalente : elle est capable d’accomplir les missions diverses vers toutes les orbites, proches ou lointaines. Elle lancera des charges utiles simples, doubles ou multiples. Elle pourra satisfaire les attentes de ses clients institutionnels et répondre aux nouvelles tendances du marché commercial, comme la mise en orbite de grappes de satellites. Alors que 13 pays européens participent au programme Ariane 6, la nouvelle fusée est produite à des coûts nettement inférieurs à ceux d’Ariane 5. Et cela grâce à une organisation industrielle européenne plus efficace et à l’utilisation de technologies de conception et de production entièrement digitalisées.
Le prochain conseil ministériel de l’ESA, l’Agence spatiale européenne, se tiendra en novembre 2019 à Séville. Quelles conséquences sur l’avenir d’Ariane 6 ?
L’enjeu majeur de » Space19+ » sera financier : quels programmes technologiques et industriels pourront être poursuivis afin de rendre Ariane 6 encore plus flexible et polyvalente ? Nous avons un projet d’allègement de l’étage supérieur du lanceur, afin de réduire le prix au kilo de charge utile envoyée dans l’espace. Baptisé Icarus, cet étage optimisé sera noir, car fabriqué en carbone et non plus en aluminium. Nous avons aussi lancé Prometheus, un démonstrateur de moteur de nouvelle génération qui utilise l’oxygène liquide et le méthane. L’objectif est de développer un moteur réutilisable, d’un coût dix fois inférieur grâce à l’utilisation massive de l’imprimante 3D et des technologies numériques. Toujours pour réduire les coûts, le programme Themis d’étage réutilisable pourrait équiper une évolution d’Ariane 6 ou un nouveau lanceur à concevoir au cours de la prochaine décennie.
Qu’est-ce qui pourrait vous conduire à développer ce lanceur européen partiellement réutilisable ?
Il faut convaincre nos clients que ces évolutions sont nécessaires et génèrent un retour sur investissement. Pour l’Europe, l’accès à l’espace est un enjeu de souveraineté. Le renouvellement de l’ambition politique des pays membres de l’ESA doit se traduire en actions, donc en investissements. Pour qu’un lanceur européen réutilisable soit rentable, il nous faut une trentaine de lancements par an. Les missions lunaires sont l’une des pistes possibles. Avec, pour slogan, l’accès autonome à la Lune. Il y a aussi le marché prometteur des mégaconstellations de satellites.
La Nasa se mobilise en vue d’une reprise des vols habités avec les capsules de ses partenaires privés SpaceX et de Boeing. L’Europe ne devrait-elle pas réfléchir à l’idée de lancer elle-même de tels vols ?
Il n’y a pas d’ambition européenne en la matière. Si les Etats membres de l’ESA se décident à nous demander de répondre au défi des vols habités, nous serons capables de faire évoluer Ariane 6 en ce sens. Mais la stratégie actuelle de l’Europe est d’organiser ces vols en coopération internationale, aujourd’hui avec les Russes sur Soyouz, demain avec les Américains sur leurs nouvelles capsules. L’ESA étudie la faisabilité et le coût d’une mission lunaire européenne en 2025, mais cette expédition sera robotique. Je serais ravi que les astronautes européens Thomas Pesquet et Alexander Gerst puissent décoller un jour sur Ariane 6, mais cela ne fait pas partie des projets de l’ESA.
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