« Non seulement Jésus aime les femmes, mais il les préfère »
Les Evangiles donnent à voir un Jésus bienveillant avec les femmes : il aime les regarder, leur parler. « Son attitude, d’une extraordinaire liberté, rompt avec les usages de son temps, mais elle a été gommée par des siècles de lecture patriarcale des textes », estime Christine Pedotti.
De plus en plus de femmes décrochent des doctorats dans le champ de la théologie et des études religieuses. Pour autant, il suffit de parcourir la bibliographie d’ouvrages d’exégèse, même les plus récents, pour constater que l’analyse critique des textes bibliques reste largement une affaire d’hommes. Une réalité qui a incité l’écrivaine et journaliste française Christine Pedotti à relire les sources avec son regard de femme. Elle est l’auteure de Jésus cet inconnu, biographie historique éclairée par les travaux de la recherche actuelle (éditions XO, 2013), et de La Bible racontée comme un roman (2 tomes, sortis en 2015 et 2016 chez le même éditeur). Directrice déléguée de la rédaction de la revue Témoignage chrétien et conférencière très sollicitée en Belgique, elle a fait parler d’elle en s’élevant contre les discriminations à l’encontre des femmes dans l’Eglise catholique.
Pourquoi la conduite singulière de Jésus à l’égard des femmes a-t-elle été si peu remarquée depuis vingt siècles ?
Sans doute parce que les Evangiles ont été lus et commentés presque toujours par des hommes, dans des sociétés où les femmes n’avaient droit ni à la parole ni à l’éducation. Avant de me plonger dans les Evangiles et de les relire avec ma sensibilité de femme, je pensais que, si l’Eglise était misogyne depuis tant de siècles, c’est parce que les textes bibliques et leurs auteurs l’étaient aussi. Les évangélistes ne vivaient-ils pas dans un monde où seuls les hommes comptaient ? Pourtant, en dépit de cet univers patriarcal, les écritures nous donnent à voir un Jésus qui parle d’égal à égal avec les femmes. Qui se moque des règles de pureté rituelle excluant les femmes de la vie publique. De toute évidence, il y a une Bonne Nouvelle annoncée aux femmes et reçue par elles. Ce n’est donc pas le texte qui est misogyne, mais la lecture que nous en faisons, issue de la tradition chrétienne. Considérées comme des » suivantes « , les femmes ont toujours été reléguées au fond du décor.
Néanmoins, les disciples appelés par Jésus sont tous des hommes. Aucun appel de femmes.
Je vous l’accorde, les évangélistes mentionnent Simon, André, Jacques et Jean, pêcheurs galiléens, puis Philippe et les autres. Les Douze sont tous des hommes, choisis personnellement par Jésus. Et pour cause : les Douze représentent les fils de Jacob, ancêtres des douze tribus d’Israël. Le sens du symbole est évident : il s’agit, pour Jésus, d’inaugurer la souche d’un peuple renouvelé. Mais les évangélistes notent aussi la présence de femmes dans le groupe. Luc leur consacre un paragraphe entier : » Les Douze étaient avec lui, et aussi des femmes… » Si, dans les Evangiles, le mot disciple est toujours utilisé au masculin, c’est sans doute parce qu’en araméen, la langue usuelle de l’époque, talmida, » disciple « , n’a pas de forme féminine et peut donc désigner un homme ou une femme.
Que penser de cette présence de femmes dans l’entourage du rabbi Jésus ?
Elle surprend. On ne connaît pas d’équivalent dans les écoles rabbiniques dont on repère l’existence à cette période. Les » honnêtes femmes » demeuraient dans la sphère privée, affectées aux tâches de la maison : préparation du repas, tissage, couture, soins des enfants. Les femmes qui accompagnent Jésus sont donc très mystérieuses. Il n’y a aucune raison de penser que Jésus n’avait, dans son groupe, que des femmes de mauvaise vie ou à la vertu légère. C’est la tradition chrétienne qui a confondu Marie de Magdala avec la pécheresse au parfum. Jésus compte parmi ses proches des femmes honorables, issues de milieux aisés, dont l’épouse de l’intendant d’Hérode Antipas, tétrarque de Galilée-Pérée. Bienfaitrices, ces femmes soutiennent matériellement la petite troupe et suivent Jésus sans leur mari, ce qui devait être, à l’époque, une grande étrangeté.
Peut-on considérer ces femmes comme des apôtres ?
Elles sont les premiers témoins du tombeau vide et Marie de Magdala est la première messagère de l’annonce de la résurrection. En ce sens, ce sont des apostolos, des apôtres. Hélas, ceux qui se rendent à la messe le matin de Pâques n’entendent qu’une partie de l’Evangile. Le lecture s’arrête après le passage où les disciples doutent du témoignage des femmes, considéré comme du » radotage « , et où Pierre et Jean courent au tombeau, le trouvent vide et s’en retournent chez eux. La suite de l’Evangile de Jean, qui redonne le premier rôle à une femme, n’est pas lue aux fidèles : la rencontre entre Marie de Magdala et le ressuscité, qui lui annonce qu’il va rejoindre son Père.
Jésus préfère-t-il les femmes aux hommes ?
Les textes révèlent qu’il ne cesse de morigéner les hommes, y compris ses disciples les plus proches. Il stigmatise leur manque de foi et de subtilité : » hommes de peu de foi « , » esprits lents « , » coeurs sans intelligence « … Non sans raison : les disciples semblent ne rien comprendre au message de leur maître. J’en veux pour preuve la question pas très pertinente qu’ils lui posent juste avant l’Ascension, alors que Jésus les quitte : » Quand vas-tu restaurer la royauté en Israël ? » Notez que Jésus invective aussi les scribes et les pharisiens, qualifiés de » sépulcres blanchis « , d' » engeance de vipères « , de » génération mauvaise et adultère « . En revanche, il a toutes les tendresses pour les femmes. Il a même de la patience avec cette terrible mère qu’est celle de Jacques et Jean, les fils de Zébédée. Elle demande pour eux les meilleures places dans son royaume et ne se fait pas rembarrer ! Sans malmener les textes, on peut dire que Jésus préfère les femmes aux hommes.
A propos de la place des femmes dans la société, Jésus se distingue-t-il de ses contemporains ?
Observez d’abord qu’il est fort peu question des mères dans les Evangiles. Si l’on s’en tient aux paraboles, la figure » maternelle » par excellence est, paradoxalement, incarnée par un homme : le père du fils prodigue. Il semble que le Galiléen n’assigne pas les femmes à la maternité et au soin de la maison : elles sont aussi conviées à écouter la parole de Dieu. Le fait mérite d’être souligné, car les femmes juives de l’époque n’avaient pas, contrairement aux hommes, de devoir religieux. Elles n’étaient pas tenues aux prières quotidiennes, ni au pèlerinage à Jérusalem. Dans leurs commentaires sur l’étude de la Loi, les rabbis assurent qu’il vaut mieux brûler la Torah que l’enseigner aux femmes. Elle doit être enseignée aux garçons, pas aux filles. Jésus rompt avec ce principe.
Quels passages des Evangiles illustrent cette attitude de Jésus ?
Il y a notamment cette scène que rapporte Luc : dans un village, une femme, dans la foule, crie à Jésus : » Heureux le ventre qui t’a porté, les seins que tu as sucés. » Jésus répond du tac au tac : » Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et la mettent en pratique. » On ne saurait mieux dire que, pour Jésus, les femmes ne se définissent pas par leur maternité, mais par leur capacité d’entendre la Parole, comme des hommes. Plus célèbre est la scène dans la maison de Marthe et Marie, à Béthanie. Les deux soeurs reçoivent leur ami Jésus. Alors que Marie est assise » aux pieds » de son maître pour l’écouter, figure consacrée du disciple dans le monde juif, Marthe est affairée en cuisine. Je l’imagine dans ses casseroles, furieuse, faisant du bruit. En une phrase, elle s’en prend à la fois à Jésus et à sa soeur : » Tu ne pourrais pas lui demander de venir m’aider ? » Mais Jésus donne tort à Marthe et raison à Marie : » Elle a choisi la meilleure part, elle ne lui sera pas enlevée. »
Quel sens donner à ce récit ?
Il montre que, pour Jésus, le rôle » naturel » des femmes ne se réduit pas aux tâches ménagères. Elles ont droit, elles aussi, à la réflexion et à l’étude, part réservée aux hommes dans le judaïsme traditionnel et dans bien d’autres sociétés. Jésus n’assigne pas les femmes à un modèle » genré « , comme on dit aujourd’hui. Mais le monde patriarcal qui a lu et commenté ces textes pendant des siècles a édulcoré leur sens profond. On a fait de Marthe et Marie la double figure symbolique de l’action et de la contemplation, propre à tout chrétien, homme ou femme. Alors que la réponse de Jésus porte sur le rôle de la femme et qu’il prône une forme d’émancipation.
En déduisez-vous que le Nazaréen était un féministe avant l’heure, voire le premier féministe de l’histoire ?
Ce serait ridicule de faire de Jésus un féministe. Le mot et l’idée sont totalement anachroniques. Il ne faut pas lui demander une attitude qui répondrait aux normes actuelles du féminisme. Néanmoins, on constate que les femmes tiennent une grande place dans les Evangiles et que le comportement très libre de Jésus à leur égard surprend et a dû faire scandale à son époque. Les rencontres entre Jésus et les femmes sont si nombreuses dans les textes canoniques qu’on pourrait faire une lecture de l’annonce de l’Evangile uniquement à travers ces épisodes.
Qu’est-ce qui étonne le plus dans le regard porté par Jésus sur les femmes ?
Il n’y a, dans les Evangiles, aucun propos de Jésus sur un éventuel » danger » féminin, alors que les proverbes misogynes sont courants à l’époque. Les femmes sont réputées cancanières, paresseuses, voire lascives et séductrices. Non seulement Jésus n’est pas misogyne, mais il a une considération peu commune pour le travail des femmes. Des notations montrent qu’il a observé leur vie quotidienne et en reconnaît la valeur. Dans ses paraboles, les images liées au monde féminin sont presque aussi nombreuses que celles issues de l’univers masculin. Ainsi, la confiance en Dieu est » comme celle des oiseaux qui ne sèment ni ne tissent, mais qui sont nourris et vêtus « . Semer relève de la sphère des hommes, tisser de celle des femmes. Le Royaume de Dieu est comme un » homme qui a perdu une brebis « , ou » une femme qui a perdu une pièce d’argent et se réjouit de l’avoir retrouvée « . Ailleurs, ce Royaume est comparé à » une femme qui met du levain dans la pâte « , ou à » un homme qui trouve une perle de grande valeur « . L’insistance de Jésus sur la parité hommes-femmes est frappante.
Quelles scènes des Evangiles émeuvent particulièrement ?
Celles qui concernent les veuves. Arrivé depuis peu à Jérusalem, Jésus monte au temple, vient s’asseoir devant la salle du trésor et observe comment les pèlerins déposent leurs offrandes. Un petit bout de femme glisse deux piécettes dans le tronc, raconte Marc. Jésus l’observe, l’admire et commente, avec un regard de tendresse : » Cette pauvre veuve a donné plus que les autres : eux ont donné leur superflu, alors qu’elle a mis ce qu’elle avait pour vivre. » De même, dans la ville de Naïm, rapporte Luc, Jésus est saisi de compassion à la vue d’une veuve qui vient de perdre son fils, et il décide de le rendre à sa mère. L’attention qu’il porte aux veuves traverse les Evangiles. On sait leur extrême dénuement, surtout si elles n’ont pas de fils pour les prendre sous leur protection. Une femme seule est une femme perdue en ce temps-là. Il faut garder cela à l’esprit lorsque l’on voit Jésus s’opposer avec la plus grande fermeté à la répudiation. Renvoyer sa femme, c’était la jeter à la rue, la réduire à la prostitution. Si Jésus préfère les femmes, c’est parce qu’elles sont, à son époque, des » sans-grade « . La révélation a été » donnée aux petits et cachée aux sages et aux intelligents « , dit le Nazaréen.
Jésus ne fait pas que regarder les femmes. Il leur parle, les soigne. Là encore, une attitude qui peut choquer à l’époque ?
Elle l’est d’autant plus qu’il lui arrive de les soigner le jour du sabbat. Un chef de synagogue est indigné qu’il ait guéri, ce jour-là, une femme courbée, infirme depuis dix-huit ans, précise Luc. Jésus la qualifie de » fille d’Abraham « , expression qu’on ne trouve nulle part ailleurs dans les écritures et qui est un indice de la dignité qu’il reconnaît à cette femme, qui ne lui avait rien demandé. Dans la région de Tyr, où Jésus se cache après l’exécution de Jean-Baptiste par Hérode Antipas, une Syro-Phénicienne se jette à ses pieds et le supplie de guérir sa fille malade. Les disciples sont exaspérés par les cris de cette femme et finissent, non par pitié, mais pour qu’elle se taise enfin, par demander à Jésus d’intervenir. D’abord, il lance à cette étrangère des mots d’une incroyable dureté : il compare les païens à des » petits chiens » ! Mais la réaction de cette femme, qui ouvre le coeur de Jésus à la différence, le bouleverse et le convainc de répondre : » Qu’il advienne selon ton désir. »
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici