L’extraordinaire histoire du clitoris
Une adolescente sur quatre ignore qu’elle a un clitoris. Mais toutes savent dessiner un pénis. Au début du XXe siècle, dans nos pays, » le mépris des hommes » était encore arraché et brûlé, alors qu’en 2016, un dictionnaire était censuré, parce qu’il osait mentionner cet organe et ses vertus. Preuve que le clitoris, pourtant connu et étudié depuis 25 siècles, continue à encombrer, tanguant inlassablement entre inutilité et embarras. En cette journée internationale des droits des femmes, gros plan sur un inouï jeu de cache-cache historique et anatomique.
En 1927, la malheureuse Marie Bonaparte, persuadée d’être « frigide », se fit déplacer le clitoris, un peu comme on bouge un canapé ou une commode dans son salon. Ainsi en va-t-il souvent des problèmes : on pense qu’ils s’évanouiront dans le ridicule, qu’ils se désagrègeront dans ce qui ressemble bien souvent à de la fiction. Le fait est que la fidèle disciple de Freud se fit découper par trois fois le bas-ventre pour pas grand-chose : de facto, l’orgasme tant espéré ne vint jamais. Marie Bonaparte remisa donc son clitoris, tout comme Le Larousse l’avait déjà fait avant elle, rayant de ses pages cette entrée, dès 1905. Dans leur méprisant sillage, dans les années 1960, les manuels d’anatomie évincèrent presque totalement cet enquiquinant organe, si inutile et si ressemblant au sexe masculin. C’était la belle époque où l’Homme marchait fièrement sur la lune.
« Ego primus fuerit ! »
Quatre siècles plus tôt, bien ignorant des soucis intimes de Marie Bonaparte, Matteo Colombo s’était lui aussi passionné pour la lune, ou plutôt pour sa face cachée. Ainsi, l’anatomiste du pape avait-il décrété tout savoir sur le clitoris. Penché sur le pudendum muliebre d’une prostituée de Padoue, l’Italien s’était ainsi exclamé, à la façon d’un Archimède libidineux : « Ego primus fuerit ! » (Je fus le premier). Le premier à quoi ? Le premier à découvrir le clitoris, pardi ! Gabriele Fallopia, mais aussi Reigner de Graaf ignoreront les enquêtes pourtant osées de l’inspecteur Colombo et s’auto-proclameront tous deux « découvreurs » de la chose. Un siècle s’écoulera encore avant que le théologien danois, Thomas Bartholin les renvoie tous les trois au vestiaire, en rappelant à leur aimable souvenir que, quatre siècles avant J.-C., le brave Hippocrate avait déjà pas mal développé la question. Mais, las, en matière de clitoris, l’Histoire a décidément la mémoire courte. Ainsi, tour à tour, un biologiste suisse (Albrecht Von Haller – XVIIIe), un gynécologue allemand ( Georg Ludwig Kobelt – XIXe), une urologue australienne (Helen O’Connell – 1998) seront-ils désignés, à tort, comme les authentiques « Premiers de cordée » du mont de Vénus.
Un obscurantisme organisé
Finalement, jamais, de mémoire d’homme, n’a-t-on aussi fréquemment « découvert » quelque chose, avec aussi peu de retentissements dans la société : le 22 février dernier, en France, le Haut conseil à l’égalité entre les hommes et les femmes nous annonçait qu’une adolescente de 15 ans sur quatre ne sait pas qu’elle a un clitoris et que 84 % des filles de treize ans n’ont aucune idée de ce à quoi ressemble leur sexe et particulièrement leur clitoris : elles ne savent pas le dessiner. En revanche, toutes savent annoter un dessin de pénis et presque toutes ont entendu parler de fellation et de sodomie. Un incroyable éclatement des connaissances. « Pourtant le savoir est là ! Il existe ! » réagit, consterné, le sexologue Jean-Claude Piquard, auteur de « La fabuleuse histoire du clitoris ». Pour lui, ni plus ni moins, il s’agit d’un obscurantisme organisé, d’une faillite des connaissances ; « une excision ontologique« , estime, pour sa part, le philosophe Michel Onfray.
Un dico censuré en 2016
De fait, les manuels scolaires sont bien avares en informations. Et la fantastique modélisation en 3D du complexe bulbo-clitoridien, réalisée, pour les enseignants, par la chercheuse Odile Fillod, a beau avoir excité la planète tout entière, l’année dernière, parents et enseignants font plus souvent la moue que la roue, en la découvrant. Ainsi, toujours en 2016, la ville de Paris fit-elle retirer de ses écoles un dictionnaire. Motif ? « Des vignettes qui peuvent choquer de jeunes enfants ou leurs parents ». Mais qu’y lit-on de si « choquant », dans ce « Dictionnaire fou du corps » ? A la page 52, on trouve l’entrée « clitoris » : « n.m point culminant du sexe féminin à l’extérieur, érectile de surcroît. Petit organe précieux au pied de la colline, dominant la vulve et les petites lèvres. Plus discret et plus petit que le gland de l’homme, il fait pourtant le maximum. La femme en a tout d’abord la jouissance. »
Quand l’Église encourageait la masturbation
Aussi longtemps que l’on a cru que le clitoris jouait un rôle, dans la procréation, l’Église catholique s’en est plus ou moins accommodée, encourageant même la masturbation entre époux. Mais lorsqu’est apparu le microscope, et que l’on a découvert qu’une femme pouvait parfaitement porter un enfant, avec ou sans son clitoris, la chasse aux sorcières était ouverte : dans une société où le « retour sur investissement » est la règle, le clitoris ne sert à rien. Dès lors, pourquoi diable faudrait-il en parler à nos enfants ? « Le clitoris comprend un enjeu politique« , constate, de fait, le philosophe François De Smet. « A côté du duo gagnant « phallus-vagin », le clitoris a l’air « en trop », il tient la chandelle. Dans une approche où la sexualité est réduite à la pénétration et est bâtie sur une nette différenciation des hommes et des femmes, reconnaître le clitoris, c’est ouvrir une boîte de Pandore : la sexualité ne peut plus s’y orienter vers un rapport de force homme-femme, dont l’excitation reste la mise en scène« .
Mille fois plus de terminaisons nerveuses
Le clitoris partage avec le pénis d’insolentes turgescences. Dans les années 1970, des scientifiques de l’Université de Floride ont d’ailleurs constaté que les femmes connaissaient, tout comme les hommes, plusieurs érections spontanées nocturnes, de quinze minutes chacune, en moyenne. Le plus grand silence a entouré cette information. Pudeur ou effroi ? Mais d’ailleurs, qu’a-t-il de si menaçant, finalement, cet organe qui semble davantage situé entre les mains des hommes qui font l’Histoire, qu’entre les jambes des femmes ? Une autonomie érotique : au mm², le nombre de terminaisons nerveuses est presque mille fois plus élevé sur le gland du clitoris que que sur le gland du pénis. C’est donc une machine à plaisir hallucinante, un organe qui pourrait ébranler l’organisation même de notre société . Avec son pouvoir exclusivement jouissif, le clitoris brouille les cartes du jeu. Aussi, tout comme il est faux de croire que les connaissances anatomiques complètes de cet organe datent de 1998, est-il faux de croire que le clitoris serait une espèce de pénis inachevé : « Avec son gland, ses corps corps caverneux, ses bulbes spongieux, le clitoris n’est pas le reliquat du pénis« , fait observer l’anatomiste Alexandra Aubin. « Malgré un développement embryonnaire précoce similaire, le clitoris est un organe qui a sa propre morphogénèse. Ce n’est en aucun cas un pénis qui aurait arrêté de se développer « .
Le Roi Soleil et le coup de bistouri
Au XVIIIe, le clitoris fut appelé « Le mépris des hommes ». Il n’y a pas à dire : on savait causer, au Grand Siècle, dans la galerie des glaces. Dans la foulée de cet énoncé, la messe du clitoris était dite. Scalpels, écraseurs, section des nerfs, écrasements, cautérisations : dans le sillage de Pierre Dionis, le médecin personnel de Louis XIV, tout était bon, pour une clitoridectomie. Si on commença par poser des anneaux en métal dans les grandes lèvres des fillettes, afin qu’elles ne puissent pas se plaisir avant la nuit de noces, la clitoridectomie devint bientôt la règle. Une règle nettement plus radicale. « Si le clitoris se révèle une source d’excitation permanente, on doit le considérer comme malade, et son ablation devient licite« , explique, en 1842, le père Debreyne. En 1864, le docteur Paul Broca préconise carrément la suture des grandes lèvres. C’est l’infibulation, l’excision pharaonique. Celle qui prévoit l’ablation totale du clitoris, des petites lèvres et des grandes lèvres à l’entrée du vagin. Une mutilation atrocement douloureuse qui menace de mort la femme et l’enfant qu’elle porte, lors de l’accouchement. Mais qu’importe : en France, mais aussi en Allemagne, au Royaume-Uni, en Suède, ou encore en Amérique, les mutilations du sexe féminin se sont poursuivies jusqu’au début du XXe siècle. Il a fallu attendre 1945 pour que l’anathème soit plus ou moins levé. Aujourd’hui, dans le monde, trois millions de petites filles subissent encore cette mutilation physique, chaque année, principalement en Afrique, mais aussi en Malaisie et au Yémen. L’Occident, qui fait les gros yeux, dès lors qu’il est question d’excision ou d’infibulation, ferait bien de se replonger fissa dans ses propres manuels d’ histoire.
En ce 8 mars, journée internationale de lutte des femmes pour l’égalité des droits, il est plus que jamais temps de se rappeler qu’en toute matière, savoir, c’est pouvoir. Si ce lieu commun est connu depuis Francis Bacon, il semble passablement oublié en 2017. Reconnaître les particularités du corps féminin n’est ni dangereux, ni honteux. En matière de plaisir, comme en toute autre chose, la connaissance, finalement, c’est la magie grâce à laquelle tout hasard est merveilleusement transmuté en art. Ni plus, ni moins.
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