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L’étrange phénomène du jamais-vu : quand le cerveau perd ses mots

Une étude sur l’étrange sentiment du jamais-vu a récemment reçu un Ig Nobel, décerné annuellement à des recherches a priori loufoques. Mais finalement pas tant que cela.

Le «jamais-vu» est l’opposé du «déjà-vu», cette sensation troublante d’avoir déjà vécu un événement alors que ce n’est pas le cas. Le phénomène peut survenir, par exemple, lorsqu’on a l’impression de revivre une expérience passée tout en ayant conscience que c’est impossible. Ou d’être déjà venu dans un endroit alors qu’on n’y a jamais mis les pieds auparavant. Le jamais-vu, lui, survient plutôt lorsque quelque chose que vous savez être routinier vous semble tout à coup étrange ou, d’une certaine manière, nouveau, le temps d’une fraction de seconde.

Akira O’Connor, professeur de psychologie à l’université St Andrews, en Ecosse, et coauteur d’une étude sur le jamais-vu, primée cette année par un prix Ig Nobel (lire l’encadré), en a fait l’expérience un jour en conduisant. Un court instant, il avait subitement oublié comment se servir du volant et des pédales de son véhicule. Avec son collègue Christopher Moulin, ils ont cherché à comprendre les mécanismes derrière ce sentiment de jamais-vu.

Trop de répétitions

Ils ont ainsi soumis 94 étudiants, filles et garçons, à une première expérience: écrire divers mots à plusieurs reprises. Les participants avaient le droit de s’arrêter s’ils éprouvaient une douleur à la main, de l’ennui ou un sentiment d’étrangeté. «La dernière option était la plus souvent choisie et 70% se sont arrêtés au moins une fois parce qu’ils ressentaient quelque chose que nous avons défini comme un jamais-vu et ce, au bout d’une minute», soulignent les scientifiques. Ils leur ont ensuite demandé de répéter l’expérience mais avec le seul mot «the» (le/la, en français): 55% du panel ont alors cessé d’écrire en raison d’un sentiment de jamais-vu. Ces résultats, publiés en 2020 dans la revue Memory, précisent que, pour ces sondés, les mots avaient fini par perdre leur sens. «Comme si ce n’était plus vraiment un mot, mais que quelqu’un m’avait fait croire que c’en était un», a relaté l’un des participants.

Ces recherches pourraient aider à mieux comprendre les troubles obsessionnels compulsifs.

Il a fallu pas moins de quinze ans aux deux chercheurs pour comprendre le phénomène du «jamais-vu». La principale explication scientifique de la perte du pouvoir associatif des mots, dans le cadre de leur expérience, est celle de la saturation. Le processus de traitement est alors tellement surchargé que les mots deviennent absurdes. Le sentiment quelque peu irréel qui accompagne cette perte de sens est en fait un reality check qui nous permet de briser un mécanisme d’enregistrement trop automatique. Nos systèmes cognitifs doivent en effet rester flexibles afin que nous puissions concentrer notre attention là où elle est nécessaire, plutôt que de nous perdre dans des tâches répétitives.

Conflit dans le cerveau

On a longtemps cru que le déjà-vu était un faux souvenir créé par la mémoire, comme si un événement y avait d’abord été stocké avant que le cerveau ne l’enregistre consciemment. Le cerveau pense alors avoir déjà vécu la situation auparavant, à tort. Si certains affirment également que les déjà-vu sont des flashs d’une vie antérieure, il n’en est rien. Grâce à ses expériences, Akira O’Connor avance dès lors une autre hypothèse: un conflit dans le cerveau. Avec, pour conséquence, que ce que nous pensons voir ne correspond pas à ce que nous voyons réellement. L’impression de déjà-vu serait alors la manifestation de cette erreur, apparaissant lorsque notre cerveau procède à une sorte de «vérification des faits».

C’est le signal d’un système de mémoire qui fonctionne. C’est pourquoi le déjà-vu est plus fréquent chez les jeunes et se fait de plus en plus rare à mesure que la mémoire se détériore. Le phénomène connexe du «presque-vu», lui, augmente avec l’âge. Il s’agit de cette sensation frustrante où le cerveau ne parvient pas à retrouver un souvenir, ce que l’on appelle aussi l’effet «sur le bout de la langue».

Tous ces phénomènes psychologiques sont courants, et inoffensifs. Toutefois, ils pourraient être liés au stress et à l’anxiété, et constituer des symptômes possibles d’une crise d’épilepsie. La différence avec la démence est que dans le cas du jamais-vu et du déjà-vu, le cerveau est toujours capable de détecter les erreurs et celles-ci disparaissent spontanément sans affecter le comportement de l’individu. Selon les chercheurs, leurs résultats pourraient aider à mieux comprendre et traiter les troubles obsessionnels compulsifs (TOC), lors desquels les actions répétitives signaleraient le début d’une déconnexion de la réalité. Si le fait de vérifier constamment si la porte est fermée à clé finit par vider cette tâche de son sens, il devient difficile de savoir si la porte est fermée à clé ou non. S’installe alors un cercle vicieux.

Les lauréats des Ig Nobel 2023

Les prix Ig Nobel (prononcez Ignobel, jeu de mots entre « prix Nobel » et l’adjectif « ignoble » en anglais) récompensent chaque année des travaux de recherches scientifiques qui prêtent d’abord à sourire, avant de faire réfléchir. La cérémonie se tient à Harvard et les lauréats se voient décerner un (faux) billet de dix mille milliards de dollars zimbabwéens.

Communication: pour une recherche sur le cerveau des personnes parlant à l’envers dans la municipalité de La Laguna, sur l’île de Tenerife.

Géologie: pour l’essai « Eating fossils », qui explique pourquoi les paléontologues lèchent parfois les roches.

Ingénierie mécanique: pour des recherches sur la nécrobotique, l’utilisation d’araignées mortes comme outils de préhension mécanique.

Santé publique: pour l’invention d’une toilette intelligente qui examine les excréments humains afin d’y déceler des signes de maladie.

Médecine: pour une étude afin de déterminer s’il y a un nombre égal de poils dans chaque narine.

Physique: pour des recherches sur la manière dont l’activité sexuelle d’un grand nombre d’anchois peut favoriser la santé des océans.

Psychologie: pour une recherche de 1969 montrant que plus les gens regardent en l’air dans la rue, plus les passants ont tendance à faire de même.

Education: pour des recherches sur la façon dont les écoliers s’ennuient en classe lorsque le professeur s’ennuie également.

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