
Les grands singes peuvent-ils évaluer les connaissances des autres? La réponse des neurosciences
En sciences cognitives, la «théorie de l’esprit» établit que l’être humain est capable d’estimer ce que les autres pensent ou savent. Contrairement à ce qu’on a longtemps cru, il n’est pas le seul à disposer de cette aptitude.
Depuis que la théorie de l’évolution a remplacé le récit de la création pour expliquer l’origine de l’humanité, scientifiques et philosophes se sont efforcés de souligner à quel point l’homme se distingue des autres espèces animales. Il a développé un langage , pratique l’agriculture, utilise des outils et d’autres innovations techniques… Pourtant, à mesure que l’on observe le monde animal, on prend conscience qu’il est bien plus complexe qu’on ne le supposait. Les animaux sont eux aussi capables de communiquer de manière élaborée (on pense au langage des baleines), de recourir à des outils (les loutres de mer, par exemple, manient des pierres pour briser des oursins), de développer des innovations techniques (les termitières sont dotées d’un système de climatisation), ou encore de pratiquer l’agriculture (les fourmis cultivent des champignons).
Tout cela n’est peut-être pas aussi spectaculaire que chez l’homo sapiens, mais illustre le fait que les humains sont moins uniques que beaucoup ne le pensent. De plus, de nombreuses bêtes disposent de capacités qu’ils ne peuvent égaler sans aide, comme le vol ou la plongée.
Dans la tête de l’autre
Depuis une vingtaine d’années, le débat fait rage: d’autres animaux sont-ils doués d’une aptitude cognitive dont beaucoup continuent d’affirmer qu’elle est une prérogative exclusivement humaine? La «théorie de l’esprit» («theory of mind», ou TOM) sous-entend que Sapiens est capable de se projeter dans la pensée d’autrui, même si elle ne correspond pas à la sienne et qu’il peut, dans une certaine mesure, déduire ce que quelqu’un pense ou fera. Ce qui a de nombreuses implications, comme le fait que les gens ne se heurtent pas constamment les uns aux autres dans des rues bondées ou qu’ils comprennent quand quelqu’un a besoin d’aide. Cela signifie aussi que l’humain peut assimiler que les autres ont une vision du monde différente de la sienne. Il est capable de se mettre à la place de quelqu’un dont l’esprit fonctionne différemment du sien.
Des enfants de 2 ans sont déjà en mesure d’évaluer de manière rudimentaire les connaissances d’autrui.
Il y a une cinquantaine d’années, l’hypothèse selon laquelle les grands singes pourraient être capables d’une forme de comportement relevant de la théorie de l’esprit fut avancée pour la première fois. Cette idée a immédiatement suscité son lot de critiques, car on supposait alors qu’il était nécessaire de posséder un langage parlé pour comprendre la TOM. Les résultats des premières expériences, menées principalement avec des chimpanzés, ne furent d’ailleurs très concluants. Une analogie a été établie avec les capacités des jeunes enfants. En 1983, une expérience a démontré qu’un bambin ne serait capable de maîtriser la théorie de l’esprit qu’à partir de l’âge de 4 ans. Ce résultat avait alors été mis en corrélation avec une maîtrise insuffisante du langage parlé. Mais en 2007, une autre méthode fut utilisée pour vérifier si des enfants plus jeunes, qui ne parlent pas encore bien, ne possédaient malgré tout pas certaines capacités de TOM. Les chercheurs ont enregistré leurs mouvements oculaires afin de suivre ce qui se passait dans leur esprit. Conclusion: des enfants de 2 ans sont déjà en mesure d’évaluer de manière rudimentaire les connaissances d’autrui.
King Kong et les bonobos
La même technique de suivi des mouvements oculaires a été utilisée dans une étude alors considérée comme révolutionnaire, menée principalement avec des chimpanzés et des bonobos, et publiée en 2016 dans la revue Science. L’expérience reposait sur une mise en scène dans laquelle un chercheur déguisé en King Kong interférait avec les connaissances d’un chercheur «ordinaire». Les singes observaient un objet que l’on cachait sous une boîte, sous les yeux de l’humain, d’autres boîtes restant vides. Parfois, «King Kong» modifiait la position de l’objet sans que «l’humain» ne le voie. Après le retour de ce dernier dans la pièce, la trentaine de singes étudiés regardaient en moyenne davantage la boîte dont ils savaient que l’humain pensait que l’objet s’y trouvait. Ils semblaient donc capables de se mettre à sa place. Ils avaient conscience que sa connaissance de la position de l’objet était différente de la leur.
Récemment, ces mêmes chercheurs ont publié dans Proceedings of the National Academy of Sciences les résultats d’une variante de l’étude, menée avec trois bonobos d’un zoo américain. L’un d’eux était le célèbre Kanzi, mondialement connu dans le milieu de la primatologie, aujourd’hui âgé de 42 ans. Kanzi est un bonobo mâle qui a appris à communiquer avec les humains en pointant des pictogrammes sur un grand tableau. Les trois quarts de ses réponses à des questions simples sont correctes. Il maîtrise environ 400 symboles, avec lesquels il forme des phrases qu’il n’a pas spécifiquement apprises. Parfois, il fait des choses tout à fait surprenantes. Ainsi, un jour, un visiteur a exécuté devant lui et les autres bonobos un haka –la danse guerrière des Maoris, aujourd’hui utilisée par l’équipe nationale de rugby de Nouvelle-Zélande. Cela a provoqué beaucoup d’agitation au sein du groupe de bonobos. Kanzi a tenté d’apaiser la situation, puis a indiqué qu’il souhaitait une représentation privée de la haka, afin que les autres n’aient plus peur. Ce fut dit, ce fut fait…

Trouble alimentaire
Le nouveau protocole expérimental de la TOM exigeait une participation plus active des bonobos que le précédent. Au lieu de simplement suivre leurs mouvements oculaires, ils devaient indiquer où se trouvait une récompense. Un chercheur cachait un grain de raisin ou une céréale de petit déjeuner sous l’un des trois gobelets. Parfois, un autre chercheur assistait à la scène, parfois non. Les bonobos avaient intérêt à ce que ce dernier désigne le bon gobelet, car ils recevaient la récompense s’il faisait le bon choix. Ils disposaient de dix secondes pour réagir.
Le résultat fut frappant. Lorsque le chercheur avait pu voir où la récompense avait été cachée, les singes attendaient qu’il soulève le gobelet. Mais lorsqu’ils savaient qu’il ne l’avait pas vue, ils indiquaient eux-mêmes le gobelet contenant la récompense. Cela implique que les animaux avaient conscience d’avoir une perception différente de la situation par rapport à l’humain.
Kanzi fut le plus déterminé dans son comportement et ses indications. Il était le plus âgé des trois bonobos testés, mais il avait longtemps souffert d’un trouble alimentaire après avoir été maintenu dans des conditions de vie déplorables, où il ne recevait que l’équivalent bonobo de la malbouffe. Pour sa santé, il avait ensuite dû suivre un régime strict, ce qui avait modifié sa sensibilité à la nourriture.
Le plus jeune singe, Teco, âgé de 13 ans, était le plus impatient: il était toujours surexcité au moment de choisir le gobelet. Selon ses chercheurs, il présente certains traits autistiques...
Le fait que Kanzi ait appris à communiquer avec les humains prouve que les bonobos possèdent la capacité d’interactions mutuelles plus sophistiquées.
Le faux serpent
Toutes les études sur la théorie de l’esprit ont été menées avec des animaux en captivité. Rien n’a encore été observé dans la nature qui certifierait qu’ils en sont également capables en milieu naturel, à l’exception d’une expérience réalisée en 2012: un faux serpent avait été placé au sein d’un groupe de chimpanzés sauvages. Le rapport publié dans Current Biology relate que ceux-ci lançaient une alerte plus forte lorsqu’ils savaient qu’un autre singe n’avait pas vu le serpent que lorsqu’ils supposaient qu’il l’avait vu.

Ces données montrent que les animaux maîtrisent au moins le concept, même s’ils ne l’appliquent pas (encore) spontanément dans la nature. Que Kanzi ait appris à communiquer avec les humains prouve que les bonobos ont la capacité d’interactions mutuelles plus élaborées. Que cette capacité ne se soit pas développée dans leur environnement naturel ne signifie pas qu’elle ne pourra pas y émerger plus tard. Ces animaux ont le potentiel de devenir plus «humains» qu’ils ne le sont actuellement. La principale conclusion de ces études est qu’il faut toujours garder en tête qu’ils sont capables de bien plus que ce que l’on pourrait imaginer. Dans leurs remerciements, les chercheurs de la dernière étude ont d’ailleurs salué Kanzi et ses deux collègues bonobos pour leur participation…
Corbeaux et geais
Une question intrigante est de savoir si la «théorie de l’esprit» (TOM) est réservée à l’homme et à ses plus proches parents. Les autres candidats les plus évidents pour mener l’expérience sont les corvidés. On sait que les geais sont conscients que leurs congénères peuvent les observer lorsqu’ils cachent une noix pour l’hiver. Lorsqu’ils supposent qu’un autre geai les a vus, ils la déplacent pour éviter qu’elle ne soit volée plus tard. En 2016, les résultats d’expériences menées sur des corbeaux en captivité ont été publiés dans Nature Communications, semblant confirmer cette observation. Cela signifierait que les animaux sont capables d’évaluer ce que les autres voient ou non et d’adapter leur comportement en conséquence. Il s’agit d’une version très basique de la TOM, mais qu’il n’est pas inintéressant d’examiner plus en détail.
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