Les animaux doués d’humanité: « l’humanité n’est pas propre à notre espèce »
A se considérer comme distinct de la nature et des autres êtres vivants, l’homme semble engagé dans une voie sans issue. De nombreux penseurs invitent aujourd’hui à sortir de ce paradigme naturaliste pour retrouver, dans le regard de l’animal, une possibilité de (re)devenir humain.
« Ce jour-là, le 25 août 2015, l’événement n’est pas: un ours attaque une anthropologue française quelque part dans les montagnes du Kamtchatka. L’événement est: un ours et une femme se rencontrent et les frontières entre les mondes implosent. Non seulement les limites physiques entre un humain et une bête qui, en se confrontant, ouvrent des failles sur leur corps et dans leur tête. C’est aussi le temps du mythe qui rejoint la réalité ; le jadis qui rejoint l’actuel ; le rêve qui rejoint l’incarné. »
Dans Croire aux fauves (Verticales, 2019), dédié à « tous les êtres de la métamorphose, ici et là-bas », l’anthropologue Nastassja Martin, spécialiste des populations arctiques, raconte son expérience limite de défiguration par un ours enfui avec un bout de sa mâchoire « qu’il a gardée dans la sienne ». Un ours qu’elle a regardé dans les yeux, lui qui ne peut le supporter car, comme le savent les habitants de ces confins de la Russie, il voit alors le reflet de son âme. Un ours qui voudrait l’avaler entière mais qui « brusquement, inexplicablement, change d’avis » et la laisse vivante mais hybride, moitié femme moitié fauve, détruite en bien comme en mal.
A partir du moment où on s’installe dans un environnement et qu’il nous modifie, il y a métamorphose.
Contre la sentence de la psychologue qui lui rappelle que « le visage, c’est l’identité », contre la pitié qui avive la blessure, contre l’horizon plombé de la résilience, Nastassja Martin lit dans cet événement une proposition de métamorphose, une catastrophe nécessaire – et pour elle, et pour l’ours. « Il existe une loi implicite, silencieuse. Une loi propre aux prédateurs qui se cherchent et s’évitent dans les profondeurs des bois ou sur les dorsales de la terre. La loi est la suivante: lorsqu’ils se trouvent s’ils se trouvent, leurs territoires implosent, leurs mondes se retournent, leurs cheminements usuels s’altèrent et leurs liens deviennent indéfectibles. » De la dévoration interrompue, la jeune femme fait une rencontre amoureuse dont on ne se remet pas. Ensuite, ce sera une autre vie.
L’instinct de liberté
Changer de vie, Geoffroy Delorme, auteur de L’Homme-chevreuil (Les Arènes, 2021), l’a fait deux fois. Une première fois quand, jeune homme mû par « l’instinct de liberté », il est parti vivre avec les chevreuils dans la forêt de Louviers, en Normandie, sans tente, sans couverture, dans une autonomie totale atteinte « au terme d’une très longue transition », loin de toute désinvolture. Une deuxième fois quand, sept ans plus tard, mû par le même instinct de liberté, il en est sorti pour une promeneuse rencontrée à la lisière et qui deviendra sa femme.
« J’ai appris à développer des techniques pour survivre en forêt mais pour moi, ce n’était pas vraiment de la survie, raconte-t-il aujourd’hui depuis le siège de son éditeur parisien. Pour moi, la survie, c’est plutôt ce qu’on est en train de faire dans nos sociétés en tentant de vivre deux, trois, quatre vies en une. Moi, au contraire, j’ai peut-être sous-vécu un peu. » Comme Nastassja Martin avec l’ours, Geoffroy Delorme s’abandonne corps et âme aux côtés des chevreuils. « Je n’ai pas voulu intituler mon livre L’Homme et les chevreuils mais bien L’Homme-chevreuil car à partir du moment où l’on s’installe dans un environnement et qu’il nous modifie, il y a métamorphose: si l’on mange très régulièrement des plantes qui viennent d’une clairière par exemple, on adaptera aussi notre microbiote intestinal. Or, on sait aujourd’hui que notre microbiote influence nos pensées. »
A force de vivre dehors, Geoffroy Delorme développe sa vision nocturne. Sa peau change de texture. « La conscience veut absolument rentrer à la maison pour le confort mais le corps est tout à fait prêt à s’adapter à l’absence de confort », poursuit l’auteur. En retour, les chevreuils modifient leur comportement, tirent avantage de la cohabitation. « Certains se sont aperçus qu’ils avaient plus de facilité à se fabriquer un territoire depuis que j’étais là car ils étaient moins embêtés par la concurrence. Ils ont compris qu’ils avaient plus à gagner à me connaître qu’à me fuir. »
Pour autant, dans ce compagnonnage, personne ne contraint jamais personne. Personne ne doit rien à personne. Chacun propose et chacun dispose. Geoffroy Delorme se couche dans la clairière et, un beau jour, Daguet, le chevreuil qui lui a ouvert les portes de la forêt, vient se lover contre lui et s’endort profondément. Il est ému, honoré de cette confiance. « J’ai vécu avec les chevreuils mais je n’ai jamais contraint leur liberté comme ils n’ont jamais contraint la mienne: ils étaient libres de partir et je l’étais aussi. »
La loi du respect
Voilà le plus troublant dans ces rencontres singulières avec l’animal: à observer sa liberté, l’humain est renvoyé à ses prisons. Lui qui revendique son libre arbitre découvre, dans l’oeil étonné du chevreuil, dans le regard sans fond de l’ours, qu’il excelle surtout à contraindre les autres et lui-même. « Il existe dans la vie sauvage une forme de partenariat qui n’existe pas vraiment dans nos sociétés humaines fondées sur la compétitivité, observe Geoffroy Delorme. La seule loi est la loi du respect. Bien sûr, il y a de la violence mais il n’y a pas de haine. Quand le lion mange la gazelle, il ne lui manque pas de respect. Il le fait parce que d’une certaine manière, il n’a pas le choix. La violence du monde sauvage est détachée des aspects de domination qui caractérisent notre organisation sociale. »
L’humanité n’est pas propre à notre espèce.
L’homme ne serait donc pas un loup pour l’homme: il serait bien pire. Il aurait aussi plus que tous l’esprit de troupeau. « Les chevreuils, par exemple, sont des animaux très individualistes, indique Geoffroy Delorme, mais l’individualisme n’est pas de l’égoïsme. L’individualisme est nécessaire à la construction d’une société et à l’évolution du groupe. Nous, les humains, réagissons bien trop souvent en groupe, sans réfléchir: même les brebis ne réagissent pas comme ça! »
Un paradigme naturaliste
En ce sens, nous comprenons que si nous sommes une espèce à part, ce n’est peut-être pas pour les raisons glorieuses que l’on avait imaginées. « Nous avons longtemps été dans un paradigme naturaliste, rappelle la philosophe des sciences belge Vinciane Despret (ULiège), avec d’un côté les hommes, seuls dotés de conscience, d’attention, de volonté et de l’autre le reste de la création. Ce paradigme fonde notre droit, notre grammaire. Or , aujourd’hui, on se rend compte qu’associé au capitalisme, au néolibéralisme et à l’extractivisme, il n’est plus tenable. »
Avec d’autres « penseurs du vivant » comme Baptiste Morizot ou Emanuele Coccia, la philosophe invite à la fabrique d’une nouvelle ontologie. « On peut vouloir changer l’économie ou la politique mais on peut aussi changer d’ontologie, l’ontologie étant cette partie de la philosophie qui répond à la question « de quels êtres le monde est-il composé et quelles sont les relations que ces êtres entretiennent? » On peut aller vers une ontologie mieux peuplée, où les relations entre les êtres seraient des relations de partenariat, de compagnonnage et plus du tout de production et d’extraction. »
Une transformation qui prendrait appui sur la curiosité, ici conçue comme attitude éthique. « La curiosité me semble un meilleur levier que la compassion ou l’indignation. Y regarder à deux fois avant d’écraser une araignée ou de manger de la viande, c’est déjà très bien. Ce qu’il faut, c’est sortir de ce rapport de non-attention, de négligence qui a des effets très destructeurs. Etymologiquement, respecter signifie d’ailleurs « re-regarder », c’est-à-dire soit regarder à nouveau, soit rendre le regard. » Regard rendu à l’ours ou au chevreuil au péril de sa vie mais non de son humanité. « Grâce à cette aventure, j’ai découvert ce que c’était que d’être humain et je l’ai découvert grâce à d’autres animaux, estime Geoffroy Delorme. L’humanité n’est pas propre à notre espèce. »
Littérature animale
Depuis cinquante ans, toutes les recherches convergent vers la reconnaissance d’une intentionnalité chez les animaux. « Non seulement nous savons que ce qu’ils expriment a des significations mais des significations de plus en plus complexes, souligne la philosophe Vinciane Despret. Avant, quand on entendait le cri d’un merle, on pensait que ça ne pouvait être qu’émotionnel. Progressivement, on en est venu à considérer qu’il y avait peut-être une sémantique et même une syntaxe assez sophistiquée chez les animaux. Certains sont capables de faire des phrases différentes pour dire « j’ai vu un loup » ou « Bernard a vu un loup ». Il y a donc bien une notion de sujet. » Dans son dernier livre, Autobiographie d’un poulpe (Actes Sud, 2021), elle prolonge cette idée d’intentionnalité et d’expressivité du monde vivant en imaginant, à travers une série de courtes fictions, l’avènement d’une littérature animale. « Au départ, un poulpe crache de l’encre pour se camoufler. Quand le prédateur apparaît, il crée des leurres comme Cousteau l’avait déjà observé dans les années 1950: le prédateur suit la tache d’encre qu’il prend pour le poulpe. J’ai pris la liberté d’imaginer qu’avec cette encre, le poulpe pourrait commencer à dessiner des choses et, pourquoi pas, des idéogrammes. » L’écriture, qui consiste, selon Roland Barthes, à « ne pas refouler le sujet que je suis », est ainsi l’horizon que Vinciane Despret a fabulé pour les animaux. Aux humains de devenir de bons lecteurs.
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